Etude parue dans le Bulletin de la Société centrale d'Agriculture de l'Aude
et qui a obtenu d'elle une Médaille de Vermeil grand module, en 1907.


L'Agriculture à Soulatgé

Défrichement et reboisement d'une partie du Terrain Communal
Plantation d'une châtaigneraie

Cher Lecteur

    Si, après être descendu à la gare de Saint-Paul-de-Fenouillet, l'idée vous prend de visiter les belles et sauvages gorges de Galamus et l'Ermitage de Saint-Antoine situé sur leurs flancs, vous ne pourrez que vous attarder à contempler la beauté sauvage de ces roches abruptes et gigantesques qui semblent former une barrière infranchissable entre le département des Pyrénées-Orientales et celui de l'Aude, et à travers lesquelles, la petite rivière de l'Agly, descendant du versant nord-est du pic de Bugarach, massif abrupt et rocheux d'une altitude de 1350 mètres, se fraye péniblement un passage étroit et profond.
     Cheminant sur la route établie au flanc des rochers, vous serez pris de vertige si vous jetez un regard sur le précipice au fond duquel coule l'Agly; et, malgré vous, un sentiment de tristesse vous prendra au cœur; et vous presserez le pas pour sortir au plus tôt de cet étonnant et impressionnant défilé.
    Votre estomac vous avertissant que l'heure du déjeuner est arrivée, ne voulant pas traverser de nouveau ces gorges effrayantes, vous continuerez votre chemin dans l'intention de vous restaurer au village le plus proche, à l'auberge de Cubières, mais là surement une déception vous attend: l'auberge est fermée; ses patrons sont aux champs depuis la blanche aurore; forcé de continuer votre chemin, vous entrerez bientôt dans la petite, mais fertile et verdoyante plaine de Soulatgé, arrosée par le Verdouble et par les canaux de La Doux et de Paza; vos regards sont charmés, vous êtes frappé par le contraste des terrains couverts de chétives et maigres récoltes qui bordent la route au sortir des gorges de Galamus jusqu'au delà de Cubières et les vertes prairies, les belles emblavures aux épis blondissants, les beaux champs de pomme de terre, de maïs, les hautes et drues luzernes qui s'offrent à votre vue dans la plaine de Soulatgé; Vous satisfaites votre curiosité en jetant un coup d'œil sur le gouffre de l'Antre, vaste et profond entonnoir au fond duquel une source jaillit, mais disparaît bientôt dans les profondeurs du sol; un peu plus loin, tout à côté de la route, vous allez admirer l'Œil de la Doux où le verdouble prend sa source et qui alimente, du 1er mai au 15 sptembre, le canal d'arrosage de La Doux, et sur les bords duquel il y a deux vieux moulins en ruines. Vous vous arrêtez un instant, et vous ne pouvez vous empêcher de vous écrier: « Que la nature cultivée est belle! Comme le travail intelligent de l'homme sait la rendre féconde ». Mais votre estomac vous disant de rechef: « j'ai faim! &"us continuez votre chemin; vous entrez dans le village de Soulatgé; vous demandez l'hôtel où vous recevrez un bon et charmant accueil, où vous vous empressez de faire honneur à l'excellent déjeuner qui vous est servi. Après votre repas, vous allez demander des renseignements à M. l'Instituteur sur le village, sur ses habitants, et surtout sur son agriculture. Gracieusement, on s'empresse de vous satisfaire.

     Le village de Soulatgé, 416 mètres d'altitude, est situé sur le chemin d'intérêt commun n° 4 de Rennes-les-Bains à Tuchan. Sa population est de 261 habitants. La superficie de son territoire est de 2472 hectares 1659 qui se décomposent ainsi:

Nature Surface en hectares Revenu en francs
Terres labourables 513,8679 2.230,50
Vignes 513,8679 260,95
Prés 8,1019 198,74
Bois taillés 24,2690 50,50
Jardins 0,7940 40,61
Terres vagues 1692,2708 1.015,97
Saussaies 2,0021 23,73
Bois et bruyèress 157,3110 157,31
  1,0936 29,75
Total 2472,1659 4.017,15

     Contenance et revenu arrêtés par M. le Préfet de l'Aude le 3 février 1827, vérifiés par M. l'Inspecteur des contributions directes le 26 février 1829.
     En 1906, le revenu imposable n'est que de 4.194 fr. 39

Objets non imposables

    Eglise, Presbytère, cimetière, 12 a 93.
    Chemins et places publiques, 723 a 60.
    Rivières et ruisseaux, 1734 a 84.

    En 1827, le nombre des maisons d'habitation était de 79 dont le revenu imposable s'élevait à 855 fr. Il y avait 3 moulins dont le revenu imposable était de 250 francs.
    En 1906,il y a 83 maisons habitées ou imposables dont le revenu imposable est évalué à 2.027 fr. 25
    Il n'y a plus qu'un seul moulin dont le revenu matriciel est de 180 fr.; les deux autres ont été abandonnés, et ne sont actuellement que des ruines.
    Le centime le franc a suivi une progression ascendante. En 1827, il était de 0,3017; en 1906, il est de 0,75794; il en est ainsi, je crois, dans toutes les communes de France.
     En vertu de la loi du 8 août 1890,article 7,les valeurs locatives des propriétés bâties ont été transformées en revenu net imposables.
    En 1891, le centime le franc des propriétés bâties était de 0, 20309; en 1906, il est de 0,38381.
     En 1892, le revenu net imposable était de 1.940 fr. 40. En 1906, il est de 2.021 fr. 25; cette faible augmentation est due à une construction et à une reconstruction. En 1906, taxes personnelles,91. -Loyers d'habitation 575 francs.-Centime le franc, sur la personnelle mobilière, 1,4889. Ce centime ne cesse d'aller en augmentant par suite de la diminution du nombre des taxes personnelles et des cotes mobilières; l'émigration au profit de la ville sévissant à Soulatgé comme dans presque tous les villages.
     Maisons à 1 ouverture, 3; -à 2, 35; -à 3, 30; -à 4, 10; -à 5, 5; -Total 83.
    
Surfaces cultivées en 1906 :

     Blé, 30 hectares. -Avoine, 20. -Légumes frais,(haricots, petits pois,fêves) 1. -Maîs, 4. -Haricots durs, 5. -Pommes de terre, 20. -Betteraves, 4. -Moyenne, 1 hectare par maison d'habitation. Prairies artificielles: Luzerne, 26 hectares. -Sainfoin, 26. -Prés naturels, 50. -Vignes, 10. -Jardins, 3.
    
Rendement par hectare :

     Blé, 12 hectolitres. -Avoine, 20. -Maïs, 20. -Haricots, 30. -Pomme de terre, 50 quintaux métriques. -Betteraves, 200. -Luzerne, 30. -Sainfoin, 25. -Prés naurels, 20.
     Le jardinage récolté a une valeur annuelle de 2.000 fr.environ.
    
Animaux de ferme :

     Chevaux, 26. -Mules et mulets, 19. -Bœufs, 12. -Vaches, 4. -Brebis, 860. -Chèvres, 128.
    
Assolement :

     1ère année : Plantes sarclées, pommes de terre ou betteraves; -2ième année : Blé d'hiver, très peu de printemps; -3ième année : Avoine, quelques jachères; -4ième année, Sainfoin ou luzerne.

     Les prairies artificielles, à cause de l'arrosage, ne durent pas longtemps; quand elles ne rapportent plus, ce qui arrive en moyenne au bout de 4 ou 5 ans, on les défonce, et on recommence l'assolement précité.

     Les pommes de terre récoltées sont de bonne qualité; le surplus de la consommation est vendu, soit au marché de Saint-Paul, soit aux habitants des villages de Padern, Paziols, Cucugnan et Tuchan, exclusivement vignobles.

     Les betteraves y deviennent très grosses; elles servent à l'alimentation des bestiaux; elles se conservent bien jusqu'en juillet.

     Le blé cultivé à Soulatgé est une espèce de bladette d'excellente qualité donnant un pain supérieur. Les propriétaires changent de semence tous les trois ans; ils s'approvisionnent dans les villages de Bugarach et de Fourtou, suivant le bon principe: Tirer les semences d'un lieu plu froid. Ils préparent très bien leurs emblavures et les fument copieusement avec du fumier de ferme, des superphosphates; et,en mars ou avril, ils y répandent du nitrate de soude; La moisson se fait encore à la faucille; et le dépiquage, au fléau, ou bien au moyen de chevaux, (l'agassado) tournant en cercle; il n'y a que deux machines à dépiquer, l'une appartenant à trois propriétaires; le vannage se fait au moyen de vans mus à la main; la paille sert axclusivement de litière; les propriétaires, ayant assez de fourrage, n'en donnent point à leurs bestiaux (ce qui est un tort); le surplus est vendu aux villages voisins sus nommés. Les trois quarts des ménages de Soulatgé récoltent le blé nécessaire à leur subsistance; quelques uns en ont même pour vendre; ce sont les heureux, des fortunés, même parmi les pauvres.

     L'avoine récoltée est de qualité ordinaire, pesant en moyenne 48 kilg l'hectolitre; elle est consommée sur place.

     Le sainfoin et la luzerne récoltés dépassent de beaucoupla consommation; le reste est vendu dans les villages cités plus haut. Depuis l'établissement d'un pont-bascule, les transactions sont plus faciles : les opérations de pesage étant plus rapides et plus simples. Le prix moyen est de 7 fr. 50 les 100 kilg. Depuis que l'on fume les prairies avec des superphosphates, le fourrage est de qualité supérieure.

     La récolte en vin a été de 700 hectolitres en 1905; c'est un petit vin , fruité, titrant de 8 à 9 degrés, très agréable à boire; le prix moyen a été de 8 francs l'hectolitre; la plus grande quantité est vendue à des négociants de Maury, de Tuchan et de Perpignan.

     Les arbres fruitiers à Soulatgé, consistent surtout en pommiers, quelques poiriers, cerisiers, figuiers et châtaigniers. L'année 1904 fut remarquable par la grande quantité de pommes récoltées. En 1906, la récolte en fruits a été à peu près nulle: les gelées des 24, 25, 30 et 31 mars ayant causé un mal inappréciable aux arbres fruitiers.

     Culture des haricots: Dès que les blés sont coupés, on enlève les gerbes ou on les serre dans un coin du champ; on donne un léger coup de labour, et, après avoir arrosé les guérets, on sème les haricots qui arrivent à leur parfaite maturité dans le mois d'octobre. Disons, en passant, que les haricots de Soulatgé sont d'excellenete qualité, que leur bonne réputation est parfaitement justifiée, et qu'ils se sont vendu, en 1906, 60 fr. l'hectolitre. Leur culture est vraiment rémunératrice. Vous voyez, cher lecteur, qu'il ne faut pas aller sur les bords du Nil pour voir deux récoltes faites par an sur le même champ, et deux bonnes récoltes.

     Les superphosphates répandus dans les emblavures, les luzernières, etc., représentent une valeur de 4.000 fr. (500 balles de 100kilg. à 8 fr. en moyenne). -Lesnitrates répandus sur les emblavures en mars ont une valeur de 400 fr. (12 balles de 100 kilg. à 33 fr. en moyenne). L'emploi des engrais chimiques est d'un usage constant à Soulatgé, et les résultats qu'on obtient sont merveilleux, grâce à la nature du sol argilo-calcaire.

     L'élevage n'est guère pratiqué à Soulatgé. Il est nul pour la race bovine; quelques propriétaires achètent à la foire de Castelnaudary, à la Toussaint, de jeunes chevaux ou mulets; ils les nourissent jusqu'à l'âge de 4 ou 5 ans, et les vendent ensuite à de bons prix aux propriétaires des pays vignobles. Pour les agnaux, on les vend, la même année de leur naissance, dans les foires du mois de septembre; on ne pratique que l'engraissement de la race porcine; c'est une tradition qui tend à se développer, étant donné les bons résultats obtenus. D'une manière générale,on engraisse dans chaque maison deux porcs: l'un est destiné à l'alimentation de la famille, et l'autre est vendu, dans le mois de janvier, soit au marché de Saint-Paul, soit aux propriétaires riches de Cucugnan, Paziols, Padern et Tuchan. Il n'est pas rare de voir à Soulatgé, en janvier,, des porcs gras pesant 220 kilg. Cet élevage présent de grands avantages parce que ces animaux sont nourris avec des denrées de peu de valeur: épluchures de cuisine, ce dont on ne saurait que faire, pommes de terre et betteraves menues, impropres à la vente normale. Il se vend, généralement par an, quatre-vingts porcs gras qui donnent un recette de 12.000 à 15.000 francs.

     La population de Soulatgé est accueillante, probe, douce et simple, ennemie des contestations et des procès; dans huit ans, nous n'avons vu qu'un procès au tribunal civil de Carcassonne et 3 ou 4 différents de peu d'importance portés devant la Justice de Paix; les querelles politiques et les rivalités locales n'ont pas divisé la population entre deux parties rivaux. Nous faisons des vœux bien sincères pour que ce bon esprit de tolérance et de conciliation continue à régner en maître bienfaisant à Soulatgé, et à donner aux habitants la santé morale qui contribue tant à la santé physique.

     N'allez pas croire cependant, ami lecteur, qu'il ne reste aucun progrès à réaliser, aucune œuvre utile à créer à Soulatgé. D'abord, nous voudrions voir les habitants mettre mieux à profit les jours de l'hiver, alors que les travaux champêtres sont impossibles, pour établir des fours à chaux, ce qui, pour eux, est chose très facile; ils trouveront sans peine dans leurs vacants communaux la pierre calcaire et le combustible nécessaire à sa cuisson; la chaux obtenue, ils se la partagerait, et en améliorerait leurs champs trop argileux.
     La seconde, celle qui nous tient au cœur, pour la réalisation de laquelle nous avons tant travaillé, est de voir nos concitoyens aimer l'arbre: l'arbre forestier comme l'arbre fruitier. Dans nos leçons régulières d'agriculture, une large part est faite à la sylviculture; nous cherchons à faire entrer dans le cœur de nos élèves, le culte, l'amour de l'arbre; et nous sommes heureux de pouvoir dire que nos élèves aiment les arbres, les respectent, qu'ils n'en ont jamais mutilé aucun; bien au contraire, ils en plantent dans leurs propriétés; l'un d'eux a même mis à profit les jours de congé pour planter dans un lopin de terre touchant le communal, une châtaigneraie qui est très belle.
     Comment peut-on ne pas être convaincu de l'utilité de l'arbre qui nous donne de l'ombre, des fleurs, des fruits; qui assainit l'air, qui sert à construire nos demeures, à les meubler, à les embellir, à les chauffer! Par ses racines, l'arbre empêche les eaux de pénétrer trop rapidement dans le sol; par la mousse qui se forme à son ombre bienfaisante, il retient et divise l'eau des orages, empêche les torrents de se former et d'inonder ou de ravager les terres avoisinantes; il diminue le dessèchement de l'air et des cours d'eau, rend moins soudaines et moins malfaisantes les crues de ces derniers. Ses racines forment un réservoir d'humidité; et, cette humidité, l'arbre la rend à l'atmosphère, en été, par la transpiration de ses feuilles. C'est le véritable régulateur des cours d'eau sur la surface terrestre.
     On fait donc œuvre utile, patriotique même, en recommandant de planter des arbres, de boiser ou de reboiser les terrains sans valeur ou trop éloignés des habitations, en appelant l'attention des propriétaires sur les facultés de toutes sortes que l'état, dans sa bienveillante prévoyance, accorde pour encourager le boisement ou le reboisement: subventions en graines, en travaux et en argent, aussi bien aux communes qu'aux particuliers, en faisant remarquer que l'article 116 du Code forestier, modifié par la loi du 29 mars 1897, porte que le revenu imposable de tout terrain qui sera ultérieurement planté ou semé en bois, sera réduite des trois quarts pendant les trente premières années quelle qu'ait été la culture du terrain avant le défrichement.
     Comment peut-on rester indifférent devant le spectacle de tant de terres en friche, incultes ou délaissées? Et pourtant, il serait bien facile de les mettre en valeur en les boisant, en enrayant leur dégradation (surtout si elles sont en pente), en leur donnant une parure de verdure, parure que, peut-être, ils avaient autrefois, et que l'avidité et l'imprévoyance des propriétaires a détruite; et, par suite, aucune récolte n'a plus été possible sur ces terrains devenus la terre classique des torrents dévastateurs. Que faut-il obtenir? Au ruissellement impétueux et destructeur des eaux, opposer l'action, la force protectrice et bienfaisante de la forêt. Les arbres, en se fixant sur le sol, le consolident en le serrant de leurs nombreuses racines; leurs rameaux le protègent contre le choc violent de la grêle ou de la pluie. Leurs troncs, leurs rejetons, le gazon, les brousailles même et les végétaux de toute espèce qui croissent sous leur bienfaisante protection, offrent un obstacle infranchissable aux torrents et aux ruisseaux qui tendent à raviner le sol; ils les divisent, les dispersent sur une plus grande surface; ils absorbent, par leurs racines, la plus grande partie des eaux qui s'infiltrent dans le sol, formant, peu à peu, avec les débris des feuilles, des herbes, des végétaux de toutes sortes, une matière spongieuse dont le pouvoir absorbant est très grand.
     Est-il utile de nous arrêter longuement sur l'action bienfaisante exercée par la forêt sur la pureté de l'air? Aujourd'hui, tout le monde sait que l'arbre l'assainit en lui prenant l'acide carbonique, et en lui rendant de l'oxygène par la fonction chlorophylienne de ses feuilles. Résumant tous les bienfaits de la forêt, nous sommes autorisé à dire que celui qui plante un arbre, et le soigne, fait une œuvre utile; aussi tous nos efforts tendent-ils à faire aimer l'arbre par nos élèves, à le soigner, à le respecter.
     Beaucoup de propriétaires se plaignent de la difficulté qu'ils ont à trouver des ouvriers à l'époque des grands travaux: fenaison, moisson, vendanges, de l'insuffisance de leurs fumiers, de la difficulté qu'ils éprouvent à cultiver des terres médiocres ou éloignées de leurs habitations. Pourquoi ne les boiseraient-ils pas? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux, pour le cultivateur, boiser ces terrains que les laisser en friche? Est-ce qu'il ne trouvera pas profit et avantage à diminuer la surface cultivable qu'il pourra alors mieux fumer et soigner, et qui, partant, deviendra plus productive? et non disséminer ses efforts et ses moyens qui ne peuvent être ainsi que stériles? Sur cette superficie réduite, il pourra faire de la culture intensive; et sur l'autre, il cultivera l'arbre forestierr ou fruitier suivant le cas. Ainsi, il fera preuve d'initiative, d'intelligence, et il en retirera profit et avantage, d'autant plus que les travaux de boisement ou de reboisement se font à la morte-saison. Boiser ses terres médiocres, sans valeur ou éloignées, ce n'est pas les sacrifier; bien au contraire, c'est faire un placement utile, de père de famille prévoyant et avisé; c'est donner une valeur, plus ou moins grande, à des terres qui n'en avaient aucune. Et si ce père prévoyant vient à ne pas voir son bois prospère et florissant; s'il lui arrive de ne pas profiter de sa plantation, sa famille, ses enfants (autres lui-même) en profiteront. Ajoutons que le boisement ou le reboisement sera d'autant plus productif qu'il sera fait avec plus d'intelligence, en tenant compte de la nature des sols, de leur exposition et des conditions climatiques locales.
     Sur un sol calcaire, on plantera des arbres verts et résineux: pin noir, pin sylvestre, hêtre, érable, sycomore, épicéa, sapin, mélèze, cèdres à la croissance lente, mais très vivaces. Sur un sol léger et dont le sous-sol est granitique, on plantera l'orme, le charme, le bouleau, le hêtre sur les coteaux et le frêne dans les vallées, le long des ruisseaux. Dans les sols siliceux et argileux, on plantera encore le frêne, le peuplier à la tige droite et élancée, le saule marceau dont la croissance est si rapide, le saule commun dont la hauteur peut atteindre 25 mètres, le saule osier dont les rameaux sont employés dans la vannerie, le tremble et l'aune dans les terrains humides et dont le bois est employé pour les constructions sur pilotis. L'acacia pousse sur tous les sols, même dans les plus mauvais et dans les moins profonds.
     Le chêne, ce roi des forêts, dont la hauteur peut atteindre 40 mètres, et qui vit si longtemps, exemple le Chêne des Partisans dans les Voges, agé de plus de six cents ans, et dont le volume est évélué à quarante mètres cubes, croît dans tous les sols et dans tous les climats; ses racines, étant pivotantes, il préfère les sols profonds; il vient mal dans les sols marécageux, dans les sables et sous tous les climats excessifs; son bois est très dur; on en fait la coque des navires; il est excellent comme bois de chauffage; le charbon qu'on en obtient est très dense et très bon; son fruit, le gland, sert à la nourriture des bestiaux, du porc surtout. Les principales variétés de chênes sont: le chêne blanc, le plus important; le chêne vert, à feuilles persistantes, si commun à Soulatgé, dont le gland,torréfié et réduit en poudre, donne une infusion de même couleur que le café ordinaire, bonne, mêlée au lait, pour les enfants et les adultes dont la digestion est pénible.
     Les forêts de chênes furent les temples de nos aïeux, les gaulois. Chez les Romains, les couronnes décernées aux vertus civiques étaient faites de feuilles de chênes.
     L'écorce de tous les chênes est riche en tanin; elle est employée dans la tannerie pour transformer les peaux en cuir. Nous en avons vu vendre beaucoup à Soulatgé aux tanneries de Saint-Paul; elles provenaient des forêts de Soulatgé ou des environs.
     Le boisement peut se faire par semis, par plantation, bouturage ou marcottage. Les semis sont préférables dans les sols frais et meubles, surtout pour les essences pivotantes: chêne, hêtre, pin, acacia. On donnera la préférence aux plants quand on ne pourra pas se procurer des graines ou qu'elles seront d'un prix trop élevé. Le bouturage se pratiquera sur les terrains marécageux pour le saule et le peuplier. Le marcottage est utile, après le boisement, pour garnir les clairières.
     En dehors de l'école, nous poursuivons un projet dans le but exclusif d'améliorer la situation matérielle des habitants de Soulatgé en général, et, en particulier, pour arriver à faire jouir du bien communal les déshérités, ceux qui ne possèdent pas de troupeaux, ceux à qui dame Fortune n'a pas souri.
     Le terrain situé du côté Nord de Soulatgé, limitrophe aux communes de Cubières, Fourtou, auriac et Massac, est un terrain silico-calcaire; la bruyère, la fougère et le buis y poussent naturellement; il serait propre (si on le voulait bien), à l'établissement d'une forêt qui apporterait , dans un temps plus ou moins long, une large aisance, peut-être la fortune dans le village; il serait propre aussi à l'établissement d'une châtaigneraie qui deviendrait magnifique: le sol, le sous-sol et l'exposition étant favorables au châtaigner. Voilà sept ans que, à chaque session de mai, nous demandons au Conseil, dans l'intérêt général, de voter une somme de trois cents francs pour l'achat de jeunes châtaigners et pour les frais de leur plantation, disant que l'Administration forestière, sur sa demande, accorderait sans doute une subvention qui permettrait de planter une plus grande surface. Nous faisons remarquer que les châtaignes récoltées seraient une ressource précieuse pour la population; que l'excédent de la consommation pourrait être porté dans les villages où les châtaignes font défaut, où elles pourraient être échangées contre d'autres denrées manquant à Soulatgé; que cette châtaigneraie resterait propriété communale, et les fruits en seraient partagés entre toutes les familles proportionnellement au nombre de leur membre, sans distinction aucune de rang, ni de fortune. Plus tard, quand les châtaigniers auraient atteint leur complet développement, ils pourraient être vendus comme bois de tonnellerie, et leur produit servirait à des améliorations communales, par exemple: la construction d'un pont sur le ruisseau du Roanel dont l'utilité est si grande, construction que la commune ne peut faire faute de fonds; l'établissement d'une passerelle sur le Verdouble pour relier les métairies "Del Rey" au village; établissement demandé depuis si longtemps par les habitants, mais que le manque de fonds empêche de réaliser.

     Nous n'avons pas encore réussi à faire adopter notre projet; mais nous ne l'abandonnons pas parce que nous sommes convaincu de sa justice, des bons résultats, des heureuses conséquences que sa réalisation amènerait. Nous pousuivons un intérêt général et non personnel; arrivé à un âge ou l'heure du repos est sur le point de sonner, nous ne pouvons, en aucune façon, profiter de la réalisation du projet que nous recommandons si chaleureusement, mais nous aurons passé en faisant le bien, en travaillant à l'amélioration, au mieux-être des habitants au milieu desquels notre fonction nous a appelé à vivre. Nous n'avons pas réussi, disons-nous plus haut, parce que nous nous sommes heurté à l'opposition non fondée des propriétaires de troupeaux de moutons; ceux-ci craignant que le défrichement et la plantation d'une partie du terrain communal ne nuisent à la dépaisance de leurs troupeaux. Nous disons opposition non fondé parce que le terrain communal, non compris le Bac, dont nous parlerons plus bas, comprend une superficie de (n° 1221) 1250 hectares, pour lequel la Commune paye une imposition de huit cents francs environ, et qu'il peut comporter l'établissement d'une châtaigneraie sans nuire, en aucune façon, à la dépaisance des moutons.

     Mais l'idée est posée; nous espérons bien qu'elle fera son chemin. Comme toute amélioration s'attaquant à des habitudes anciennes, à des privilèges, elle a besoin d'être étudiée, discutée et librement acceptée. Nous disons privilèges parce que, pour profiter du vacant communal, il faut posséder brebis ou moutons; or, celui qui n'a pas les moyens d'en posséder ne profite aucunement du patrimoine commun. Notre proposition ferait cesser cet état de choses, fâcheux et injuste, qui ne profite qu'à une partie de la population, alors que le patrimoine commun devrait profiter à toute le collectivité.

     Du côté opposé du village (au côté sud), il y a encore un vaste terrain communal dit Le Bac - nos 593, 146 ha; 1071, 112 ha; 1073, 61 ha; 1080, 43 ha; soit une contenance totale de 363 hectares.--Il y a cinq ans, le Conseil municipal eut la malencontreuse idée de vendre les arbres, essence hêtre, qui y avaient poussé à force d'année; le terrain étant abrupte, calcaire, rocailleux, peu propice à la végétation. Actuellement, ce terrain est dénudé; il offre un danger pour les propriétaires des terres voisines, du bas, parce que, lors des grandes pluies ou des orages, il n'oppose aucune résistance à la grande quantité d'eau qui forme de larges et profonds ravins; encore quelques années, et le rocher sera à nu, découvert. Ici le reboisement s'impose avec une extrême urgence.

     En demandant le défrichement d'une partie du n° 1221, nous avons en vue l'amélioration de l'existence de la population, et une jouissance plus égale, plus juste du bien communal; mais en demandant le reboisement des nos 593, 1071, 1073, 1080, nous voulons faire disparaître un danger public, et conserver à la commune un terrain de 363 hectares qui, une fois boisé, offrirait à la population une précieuse ressource pour ses besoins de chauffage, d'autant plus que sous le rapport du bois de chauffage, Soulatgé n'est pas bien favorisé, malgré que, en 1867, le bois dit Rama de L'Antre ait été partagé également suivant arrêté préfectoral du 17 septembre 1867, entre les 87 chefs de ménage existant alors à Soulatgé. Depuis cette époque, ce bois devenu propriété individuelle, est bien aménagé, bien conservé, et les arbres qui y poussent forment la principale ressource des habitants comme bois de chauffage. Les frais d'allotissement et autres s'élevèrent à 1700 francs environ et furent payés à raison de 20 francs par parcelle.

     On dit, quelque part, qu'il est difficile de faire le bien; c'est vrai, et nous craignons que notre faible voix ne soit de longtemps entendue; aussi demandons-nous très respectueusement que l'Administration supérieure saisisse le Conseil municipal de Soulatgé des propositions suivantes:
  1° Défendre rigoureusement l'incendie des vacants communaux par les bergers; ces incendies se pratiquant chaque année sur de grandes étendues, et brûlant les arbres qui étaient nés à l'abri des broussailles;
  2° Proposition de défrichement et de plantation en châtaigners de dix hectares de terrain communal n° 1221, pour 1907, avec engagement ou promesse de continuer les années suivantes si les résultats obtenus sont satisfaisants ou probants;
  3° Reboisement d'urgence du terrain communal di Le Bac désigné d'autre part, d'une contenance totale de 363 hectares en arbres, essence hêtre, pin, sapin, mélèze et acacia, étant donné lé nature du sol.

     L'Administration forestière, gardienne vigilante des bois, eaux et forêts, pourrait accorder une subvention, plus ou moins grande pour ces travaux de plantation et de boisement; cette subvention lui permettrait de placer les terrains plantés ou reboisés sous le régime forestier afin de les protéger, et, au besoin de les faire respecter. L'Autorité municipale, malgré sa bonne volonté, est impuissante; l'Administration forestière seule, grâce à ses agents dévoués et vigilants, peut imposer et obtenir ce respect sans lequel toute plantation et tout reboisement ne peuvent être qu'une œuvre vaine, inutile et stérile.

     En terminant notre modeste travail, nous citerons un exemple de l'efficacité du régime forestier. Un bois d'une contenance de 41 ha 65 est placé sous le régime forestier; il comprend: Canton de Melrantès, partie du n° 1221, 7 ha 80, -Canton de Lauzina, partie du n° 1221, 8 ha 02. Dans ces cantons, les arbres sont respectés, étant bien gardés par les agents forestiers; aussi, en 1900, l'Administration forestière a vendu, pour le compte de la commune, les arbres, essence hêtre, des trois premiers cantons pour une somme de huit cents francs; et, en 1906, elle a délivré à la commune une coupe de recépage dans le dernier canton, coupe qui a été vendue le 9 août pour 250 francs. Si ces cantons n'étaient pas protégés par le régime forestier, ils auraient, au lieu d'arbres, des broussailles sans valeur aucune.

     Nous croyons fermement à la réalisation de notre idée parce qu'elle est juste, nécessaire et bienfaisante, peut-être malheureusement dans un temps que l'avenir seul connaît. Le jour où elle sera enfin devenue une réalité, nous serons satisfait; nous nous réjouirons en songeant au bien qui en résultera; en pensant que nous aurons contribué, dans la mesure de nos forces, au mieux-être d'une population au milieu de laquelle nous avons passé quelques années, les meilleures de notre existence.

     Et maintenant, cher lecteur, avant de nous séparer, permettez-nous de vous remercier sincèrement de l'attention soutenue, de la bienveillante indulgence avec laquelle vous avez daigné écouter notre petite étude sur un sujet si intéressant, si utile, tout d'actualité, dont la réalisation peut amener de très grands avantages. Nous désirons bien vivement que vous approuviez l'idée qui nous l'a suggérée et le but que nous poursuivons. Puissiez-vous en garder un bon souvenir! S'il en est ainsi, si nous avons obtenu votre approbation et mérité votre souvenir, nous nous sentirons heureusement récompensé des efforts que nous avons dû faire pour vous la présenter le mieux possible.

Soulatgé, le 14 septembre 1906.

L'Instituteur public, F.V. ALARD.

Cette étude a obtenu une Médaille de Vermeil grand module, en 1907, décernée par la Société Centrale d'Agriculture de l'Aude.