Etude parue dans le Bulletin de la Société centrale d'Agriculture de l'Aude.


Canaux de Paza et de La Doux


    Le village de Soulatgé, ancien Solagio, est bâti à l'extrémité nord d'une plaine qu'arrose le Verdouble, et que traverse le chemin d'intérêt commun no 4 de Rennes-les-Bains à Tuchan. Il faisait partie autrefois de diocèse de Narbonne; il fut plus tard incorporé dans le district de Lagrasse, sous la Révolution. Actuellement, il est compris dans l'arrondissement de Carcassonne et dans le canton de Mouthoumet. Sa distance du chef-lieu est quatre-vingts kilomètres. La gare la plus rapprochée est celle de Couiza dont la distance est de 40 kilomètres. Il est désservi par le bureau de poste de Mouthoumet, distant de 15 kilomètres; mais dont le chemin ne consiste qu'en un sentier à travers les bois, les monts et les vaux. Il devrait appartenir au département des Pyrénées-Orientales, et faire partie du canton de Saint-Paul dont il n'est éloigné que de 14 kilomètres; et le trajet se fait par une belle et bonne route des mieux entretenues. Il possède un Bureau de Bienfaisance dont le capital, 2.000 francs, fut donné en 1807 par l'abbé Labour, curé de Soulatgé. Sa population est de 275 habitants, et sa superficie s'élève à 2500 hectares, dont 570 environ sont cultivés. Ses curiosités sont: Le Gouffre de l'Antre, la grotte de l'Eglise.
     Soulatgé a soutenu autrefois un procès de délimitation avec la commune limitrophe de Cubières. Le Gouffre de l'Antre fut reconnu comme point extrême de la ligne délimitative. Il eut aussi un autre procès avec la commune de Rouffiac et un habitant de Soulatgé au sujet de la source du Verdouble, procès qu'il gagna encore, le bon droit étant de son côté.
     Il possède un groupe scolaire : Ecole mixte avec classe enfantine. Les locaux sont bien aménagés.
     Son Eglise, ancien château féodal, où naquit le 21 janvier 1655, Bernard de Montfaucon, Fils de Timoléon et de dame Maria Flouveu, et dont les parrain et marraine furent Bernard de Casamajoux, seigneur de La Roque, et Marguerite de Pompadour, est bâtie sur un rocher: elle se trouve dans un état de délabrement; et la voûte supportant la toiture est près de s'écrouler. Le presbytère, contigu à l'Eglise, est bien aménagé, spacieux; il renferme un beau petit jardin des mieux entretenus.
     Le cimetière, exigu, enclavé dans le village, traversé souterrainement par un ruisseau, va être abandonné. Le nouveau champ du repos, en construction, répond à toutes les exigences de salubrité et d'hygiène.
     La population de Soulatgé, laborieuse, économe et simple, est exclusivement agricole. La principale culture est le blé; viennent ensuite les prairies naturelles et artificielles, les pommes de terre, le maïs, les betteraves, les haricots. La vigne y réussit très bien, surtout dans la plaine de Paza; mais elle n'est pas l'objet d'une grande extension; le phylloxéra ayant laissé de bien tristes souvenirs, la reconstitution des vignobles d'autrefois est bien lente, trop lente même. Le vin produit est un tout petit vin, fort agréable au goût, titrant à peine de 7 à 8 degrés.
     La principale propriété, la plus belle, la plus frctueuse, 30 hectares, est l'ancienne propriété Pous, dont le propriétaire actuel est Mlle Elisa Chavanette de Tuchan.
     La partie nord de territoire de Soulatgé n'est composée que de landes et de bruyères. Dans cette direction, vers Auriac, au tènement dit Les Caunes, on creusa, il y a 50 ans, à une profondeur de 40 mètres pour trouver de la houille. Les résultats furent infructueux, le filon étant trop pauvre, et les frais de transport très onéreux.
     La partie sud-est est bornée par le bois du Bac, dont les pentes, tout abruptes, sont couvertes de hêtres rabougris, de buis et de bruyères. les rochers les plus élevés sont: Pech d'Auroux,Sarraute,Brézou, et le roc Naout.
     Du côté de Fourtou, on trouve le bois de Merlantès, dont les arbres, essence hêtre, sont actuellement transformés en charbon. Du côté de Cubières, on trouve le taillis du Rama, dont les arbres sont d'essence chêne-vert. Chaque habitant, sauf le Curé, l'instituteur et l'institutrice, en possède une parcelle qu'il exploite à sa guise et à sa convenance.
     Du côté de Roufiac, on voit les ruines de l'ancien château de Pierre Pagès d'où l'on aperçoit les hautes murailles de Pierrepertuse bâti sur un rocher à pic dominant les deux villages de Roufiac et Duilhac.
     Entre les villages de Roufiac et de Soulatgé, on trouve les ruines de l'ancien village de Paza dont les murailles de l'Eglise et du château sont encore debout.
     Le sol du territoire de Soulatgé, pour la plus grande partie, est argilo-calcaire, sauf dans la plaine de Paza où il est sablonneux; aussi souffre-t-il beaucoup de la sécheresse. Après une pluie, même petite, il se détrempe et le labourage est alors difficile, sinon impossible. En été, quand arrive la sécheresse, il se fendille, se crevasse, et les plantes y végètent et meurent.
     Aussi, avant l'établissement des canaux d'arrosage de Paza et de la Doux, il était dans un état de bien-être tout à fait précaire; à peine pouvait-on nourirr une bête de labour par maison et dix brebis; on ne récoltait ni le blé, ni les pommes de terre nécessaires à l'alimentation annuelle, et on ne pouvait se livrer, avec succès, à la culture des haricots, du maïs, de la betterave; les jardins produisaient à peine quelques maigres et chétifs légumes. Aujourd'hui, grâce à l'arrosage, le village est dans l'aisance; le plus petit propriétaire récolte le blé, les pommes de terre, les haricots et le vin nécessaire à sa consommation annuelle; les autres, favorisés du sort, ceux à qui dame Fortune a souri, vendent toute sorte de denrées. Actuellement, les fourrages sont abondants et de très bonne qualité; aussi on nourrit, en moyenne, deux bêtes de labour et vingt brebis par maison. La récolte des pommes de terre y est abondante, si abondante qu'on en vent des quantités dans les villages vignobles de Saint-Paul, Duilhac, Cucugnan, Paziols et Tuchan.
     Les haricots récoltés à Soulatgé sont justement renommés; aussi se vendent-ils 40 francs l'hectolitre; les villages voisins s'en approvisionnent pour la consommation et pour la semence. Le maïs blanc y vient très bien; il sert, avec les betteraves, qui arrivent à une grosseur remarquable, à l'engraissement des bestiaux, surtout des porcs.
     Les arbres frutiers : figuiers, pommiers, poiriers, pêchers, cerisiers, amandiers, noyers, châtaigniers (ces deux derniers en très petite quantité), y croissent sans peine, et donnent abondamment des fruits savoureux.
     Les brebis et moutons y sont de belle qualité; aussi, il n'est pas rare de voir les principaux propriétaires renouveler dans l'année deux ou trois fois leur troupeaux que les habitants des pays vignobles viennent leur acheter sur place.
     Eh bien! ce village, aujourd'hui dans l'aisance, était naguère pauvre. Son sol, couvert de friches et de landes, où paissaient de maigres troupeaux, pouvait à peine nourrir les habitants. Il n'y avait pas de fourrages bons et abondants; partant, point de nombreux bestiaux; et, par voie de conséquence, pas de récoltes suffisantes et rémunératrices.
     Emus de ce fâcheux état de choses, guidés par l'amour de leur petite patrie, plusieurs habitants de Soulatgé, notamment Guiltard Auguste, travaillèrent vaillamment à relever leur village. Ils avaient été amenés à cette louable résolution par les bons et précieux résultats obtenus dans la plaine de Paza, grâce à l'arrosage. Le canal de Paza, débit, deux cents litres par minute, est le premier qui a été établi à Soulatgé. Voici son histoire: Les propriétaires de plusieurs parcelles situées dans la plaine sus-nommée (30 environ) eurent l'idée d'établir un barrage tout rudimentaire sur la rivière du Verdouble en aval du moulin du Pujol. Ils creusèrent eux-mêmes le canal et les rigoles. Quand une forte crue du Verdouble ensablait l'un et les autres, les arrosants les remettaient, d'un commun accord, en bon état. Plus tard, en 1873, voulant régulariser leur union, ils formèrent une association syndicale qui reçut l'approbation préfectorale; et, dès lors, le canal fut administré par trois syndics qui désignent leur Directeur. La surface arrosée est 1.729 ares, et la taxe annuelle est 0 fr 10 l'are. Les arrosants, étant animés du meilleur esprit de conciliation, n'ont pas de Garde-canal chargé de la distribution de l'eau. Il la prennent suivant leur besoins et leur commodité.
     Les habitants du village voisin, de Rouffiac, se croyant lésés dans leurs intérêts, s'opposèrent à l'établissement du canal de Paza; mais le Tribunal civil de Carcassonne les débouta de leur prétention, et condamna le syndicat de Paza à payer à la commune de Rouffiac une rente annuelle de 25 francs. Cette rente a été amortie en 1878 moyennant le paiement d'une somme de cinq cents francs.
     L'exemple donné par les arrosants de Paza et les résultats obtenus suggérèrent, comme nous le disons plus haut, à la plupart des habitants de Soulatgé l'idée d'utiliser la source de La Doux dont l'eau, presque tiède, donne naissance à la rivière du Verdouble, et de créer le canal de La Doux d'une importance considérable par son volume d'eau, cinq cents litres à la minute, et par la surface des parcelles arrosées. Ils comprirent que cette utilisation serait féconde en résultats utiles en exerçant sur la contrée une influence heureuse, moralisatrice et bienfaisante. En hommes courageux, ils se mirent résolument à l'œuvre; mais que d'efforts ils durent faire! Quelle persévérance ils durent avoir! Que d'obstacles ils eurent à surmonter! La dite source était captée par M. Pous, et servait de force motrice à ses moulins dits de La Doux et du Pujol. Ils commencèrent par demander à M. Pons la vente de la dite source. Après bien des démarches, l'achat fut décidé et accompli le 31 octobre 1874 par acte notarié moyennant une rente annuelle de trois cents francs servie par les arrosants à la famille Pous avec faculté, cependant, de racheter cette rente par le paiement d'un capital de six mille francs, ce qui fut fait en 1885. Par acte public du 7 septembre 1870, ils étaient réunis en association syndicale afin de jouir de la loi du 21 juin 1865 sur l'expropriation des terrains nécessaires à l'assiette du canal projeté. Ils demandèrent aussitôt que leur projet fût soumis à une enquête pour être déclaré d'utilité publique. Satisfaction leur fut donnée par arrêté préfectoral du 1er mars 1867. L'enquête, ayant été favorable, sur le vu des statuts dressés par M. l'Ingénieur Bouffet, le préfet de l'Aude, par son arrêté du 27 juin 1873, approuva l'association syndicale constituée sous le nom de «Société des canaux de Soulatgé». Par décret présidentiel du 23 novembre 1875, furent déclarés d'utilité publique les travaux à exécuter pour l'établissement et l'alimentation du canal dérivé du Verdouble. Ainsi, le rêve des courageux initiateurs était accompli et devenait une réalité. Toutes les démarches nécessaires et utiles étant faites, on se mis à l'œuvre. D'abord, tous les propriétaires, sauf un, qu'il fallut exproprier, s'engagèrent à donner les terrains nécessaires à l'établissement du canal avec la réserve expresse que ces terrains leur seraient payés quand les ressouces de l'association le permettraient, ce qui sera un fait accompli en 1901.
     La commune de Rouffiac, toujours soucieuse de ses intérêts, craignant que l'établissement du canal de La Doux ne nuisit à son arrosage et à son moulin, intenta un procès, croyant pouvoir empêcher la construction du dit canal; mais le Tribunal civil de Carcassonne, sur rapport d'experts, trancha le différent en faveur de l'association syndicale. Dès lors, il n'y eut plus de difficulté; le canal fut creusé sous la direction d'un homme intelligent et dévoué, Guittard Auguste, par les intéressés eux-mêmes (merveille de bonne volonté) au moyen de journées volontaires faites en nombre proportionnel aux surfaces arrosables. Mais il y avait cinq ruisseaux à traverser. Les ressources pécuniaires manquants, on plaça sur ces ruisseaux des troncs d'arbres creusés exprès; ce n'était là qu'un expédiant; ces troncs laissaient passer une certaine quantité d'eau; et; dans un temps plus ou moins long,ils étaient hors d'usage. Aussi, quelques années après, les arrosants, encouragés par les bons résultats obtenus, décidèrent le remplacement de ces troncs d'arbres par des ponceaux-viaducs. Comme leurs ressources étaient toutes minimes, ils s'adressèrent à la générosité de l'Etat qui leur accorda une subvention de trois cents francs. Cette subvention et le montant d'une taxe extraordinaire et unique de 3 fr. 30 par are arrosé servirent à payer les frais du procès de Rouffiac et la construction des cinq ponceaux-viaducs de la Coumo, du Buga, de Labail, de Rouanel et de Coumes. L'entrepreneur de ces travaux fut M. Guizard Jules. Depuis, le Syndicat fonctionne très bien et régulièrement. Trois syndics, élus par l'assemblé générale pour trois ans, sont chargés de l'administration; ils nomment un Directeur et un Sous-Directeur dont le mandat dure autant que leur charge de Syndics.
     La surface des parcelles arrosées est de 4.390 ares, et la taxe d'arrosage est de 0 fr.10 par are. Un garde-canal est chargé de la distribution des eaux, du 1er mai au 15 septembre. Il reçoit, à cet effet, un salaire annuel de cent vingt francs. Dans les premiers jours de l'année courante, vingt-deux propriétaires demandèrent l'arrosage pour une surface globale de 146 ares 10 centiares. Le syndicat accepta leur demande. Ils ont payé par are une taxe supplémentaire de 3 fr. 30, ce qui a procuré à l'association une recette de 483 fr. 13.
     En 1898, à l'occasion du Concours régionnal de Carcassonne, une Commission présidée par M. de Lapparent, et dont faisait partie le très distingué professeur d'agriculture de l'Aude, M. Barbut, visita le canal de La Doux. Elle constata sa bonne tenue et les services qu'elle rend à la population agricole de Soulatgé. Sur son rapport, le jury du concours décerna le 28 mai 1899 une prime de deux cents francs et un diplôme d'honneur au syndicat de La Doux. Cette double récompense a été justement appréciée et acceptée avec reconnaissance.
     Nous terminerons en énumérant les avantages qu'offrent les deux canaux d'arrosage de La Doux et de Paza et les bienfaits qu'ils procurent aux habitants de Soulatgé.

     Prairies artificielles : Trois coupent de luzerne et un regain. -Prés : Deux coupes de foin et un regain; fourage de très bonne qualité;
     Pommes de terre : Sans arrosage, récolte presque nulle, par l'arrosage, récolte abondante, précoce, vendue comme primeurs dans les villages limitrophes;
     Maïs : Avant l'arrosage, la récolte dépendait des pluies estivales; depuis l'arrosage, récolte certaine, abondante, précoce;
     Haricots : Avant l'arrosage, récolte nulle; par l'arrosage, on peut labourer les chaumes et semer les haricots; la récolte est sûre, abondante et mûre avant les gelées automnales, deux récoltes sur le même champ.

     Grâce au supplément des diverses récoltes que procure l'arrosage, les habitants de Soulatgé ont vu leur condition de bien-être s'améliorer; ils vivent mieux qu'autrefois, et ils ont la satisfaction de voir leurs efforts récompensés; et la terre, cette bonne nourricière des hommes, rendre avec une générosité jamais inépuisable, ce qu'elle reçoit en travaux, en soins et en engrais. L'emploi des engrais de commerce ou chimiques a été vulgarisé à Soulatgé par un agriculteur habile et intelligent, M. Vidal Apollon. Les résultats obtenus sont simplement merveilleux. On a calculé que 10 francs d'engrais donnent 60 francs de récoltes supplémentaires. Les engrais les plus répandus sont : le phosphate et le nitrate de soude.
     Devant d'aussi bons résultats, nous ne saurions trop engager les habitants à continuer l'emploi intelligent et judicieux des engrais chimiques afin de compléter et de suppléer le fumier de ferme dont ils ne disposent pas en quantité suffisante. Ce faisant, ils verront leurs champs devenir plus fertiles d'année en année, et ils justifieront les proverbes suivants :

A maigre champ, fier laboureur,
Tant vaut l'homme, tant vaut la terre,
Embellir une propriété, non l'agrandir.
    Voilà notre modeste travail; nous le recommandons à la bienveillance de ceux qui le liront, leur demandant de le considérer, non dans sa forme, mais dans l'idée qui nous l'a suggéré : l'amour, la glorification de l'agriculture.

Soulatgé, le 29 septembre 1900.

L'Instituteur public, F.V. ALARD.

Cette étude a paru dans le Bulletin de la Société centrale d'Agriculture, et a obtenu une Médaille de Vermeil.