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Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé est né à Paris le vendredi 9 janvier 1626 et porte le prénom de son parrain le cardinal de Richelieu qui l'a tenu sur les fonts baptismaux avec la marquise d’Effiat, marraine. Sa famille, de la haute noblesse proche du Pouvoir (son père était secrétaire privé de la reine Marie de Médicis), cherchait à s’y élever et à s’enrichir. Destiné à la carrière militaire, il fut pourtant orienté, d’autorité, vers la cléricature et tonsuré à l’âge de neuf ans, à la demande de ses parents qui voulaient lui transmettre les bénéfices ecclésiastiques de son frère aîné François-Denis, mourant, qui lui même avait succédé à son oncle Victor le Bouthillier. C'est ainsi qu'à l'âge de 11 ans, il sera institué chanoine de Notre-Dame de Paris et héritera, en 1637, les commendes de cinq abbayes, dont La Trappe, en Normandie fondée par le comte du Perche, Rotrou III, en 1122. Sa mère décéda en 1638, l’année de ses douze ans, et sa sœur entra au couvent la même année. Son père mourut en 1650.
Cette année-là, il avait 24 ans, il fit connaissance de la duchesse de Montbazon, plus âgée que lui de quatorze ans, qui l’introduisit dans le grand monde. Intelligent et doué il fit de bonnes études classiques et théologiques qui le conduisirent vers un sacerdoce pour lequel il n’avait aucun attrait. La perspective de devenir le coadjuteur de son oncle Victor le Bouthillier, archevêque de Tours, le mena à céder aux pressions familiales. Après des études à Paris, il fut ordonné prêtre le dimanche 22 janvier 1651 et reçu docteur en Sorbonne en 1654. Fait archidiacre par son oncle Victor, il mena une vie mondaine et dissolue d’abbé de cour selon les mœurs de l'époque. Passionné de chasse et d’équitation, il fréquenta assidûment l’hôtel de Madame de Montbazon. En 1655 il fut délégué à l’Assemblée du Clergé et, en 1656, aumônier du prince Gaston d’Orléans, oncle du roi Louis XIV. En 1657, une imprudente défense de son ami le cardinal de Retz indisposa Mazarin qui lui barra l’accès au coadjutorat de Tours. Puis survint le brutal et dramatique décès de Madame de Montbazon le 28 avril. Sa déception de ne pouvoir être nommé archidiacre et la douleur d’avoir perdu celle qu’il aimait marquèrent un tournant dans sa vie. Le soir même il partit pour Veretz, sa très belle demeure campagnarde, décidé à changer de vie, tant celle-ci lui paraissait vaine. Pendant les années qui suivirent il distribua sa fortune et ses bénéfices.

             Rancé

A cette époque, la France, sortie des Guerres de religion grâce à Henry IV, en 1598, réorganisée avec l’instauration, par le cardinal de Richelieu et Louis XIII (1610-1643), d’un pouvoir royal fort et centralisateur, la France, donc, est en pleine expansion économique, politique et culturelle. En même temps, une vigoureuse renaissance religieuse, fruit tardif de l'invraisemblable Concile de Trente, se développe avec les initiateurs de l’Ecole française, tels Monsieur Vincent, Bérulle, le chanoine Olier …, renaissance qui touche les religieux bénédictins des congrégations de Saint-Vanne d'abord puis de Saint-Maur. Les efforts de réforme, transmis par Perseigne, aboutirent à la création de l’Ordre cistercien de la stricte observance, ou trappistes, reconnu en 1678 par le pape Innocent XI, et vont être l'œuvre de l’abbé de Rancé revenant aux sources du monachisme, de l’esprit primitif de la Règle de saint Benoît, suivant en cela le goût caractéristique du XVIIe siècle pour l’absolu, l’héroïque, le vrai et le pragmatique.
C'est dans ce contexte que, dès le mois de mai Rancé commenca une vie de retraite à Veretz. Il y connut de très grands remords au sujet de la façon indigne dont il avait vécu son sacerdoce. Il se plongea dans la lecture des «Pères du désert» que venait de traduire d’ Andilly. Il fréquenta mère Louise Rogier de la Visitation de Tours et, par elle, les Oratoriens, donc des milieux portés au jansénisme. Mais, malgré de courts séjours aux Granges de Port-Royal, il ne s’engaga jamais dans le parti janséniste. Un projet de vie retirée, à Chambord, avec Gaston d’Orléans récemment converti, tourna court du fait du décès de ce dernier en 1660.
Toujours indécis quant à son avenir, Rancé, l’été 1660, alla voir Monseigneur de Pamiers qui lui conseilla de ne conserver qu’un seul bénéfice ecclésiastique et l’orienta vers l’épiscopat; à Monseigneur de Comminges qui lui proposa la vie monastique. Rancé refusa : "moi, me faire frocard, jamais !". Cependant, malgré l’opposition familiale, il distribua tous ses biens, sauf La Trappe car il avait l'intention de remettre de l' ordre dans cette communauté dégradée à l’extrême : "l’abbaye est en ruines et ses six moines ensauvagés".
Cette même année, il visita son monastère; renvoya les moines qui s’y trouvaient, en leur donnant une pension; pour les remplacer fit venir du couvent réformé de Perseigne (dans la Sarthe, à une quarantaine de kilomètres de Nogent-le-Rotrou et, aujourd'hui, totalement en ruines) six moines de l’ Etroite Observance à laquelle il voulait rattacher La Trappe (17 août 1662); entreprit des travaux et aménagea un logis abbatial. Ces six religieux, qu'on appelait les abstinents parce qu’ils s’obligeaient à jeûner régulièrement et à vivre du travail de leurs mains, appartenaient à un courant réformateur à l’intérieur de l’ordre cistercien. Rancé vécut et travailla au milieu d'eux pendant toute la période de reconstruction du monastère. Le 20 août 1662, la prière en chœur put enfin être rétablie.
Il pensait pourtant demeurer abbé commendataire, en assumant seulement ses responsabilités vis à vis des moines. Mais, après quelques mois passés à leur contact, il trouva enfin sa voie le 17 avril 1663 et prit la résolution de devenir abbé véridique de la Trappe, alors que depuis son enfance il n’en était abbé que pour le titre et les revenus.... En mai 1663, il acheva son noviciat au couvent de Perseigne dont la Trappe, à cette époque, était encore une maison-fille.

Il obtint de Dom Jouaud, abbé de Prières et Vicaire général des Réformés, l’autorisation de devenir abbé régulier. Louis XIV accepta cette mutation en mai de la même année et Rancé annonca sa décision au chapitre conventuel de La Trappe, commenca un noviciat (entrecoupé d’absences pour cause de maladie ou de missions pour le service de l’Ordre) à Perseigne où il prit l’habit le vendredi 13 juin. Il prononca ses vœux le jeudi 26 juin, déposa les statuts, reçut la bénédiction abbatiale de l'évêque de Séez (la commune située dans le département de l’Orne et la région Basse-Normandie porte aujourd'hui le nom de Sées) le 13 juillet et prit ses fonctions à La Trappe dès le lendemain.
Rancé fut, dès le 1er septembre de la même année, désigné comme un des ambassadeurs de l’Etroite Observance auprès du pape Alexandre VII, celui-ci devant statuer sur le sort de cette réforme contestée par une partie de l’Ordre, en particulier par Dom Vaussin, abbé de Cîteaux. Cette charge dura deux ans et lui fut pénible, d'autant plus qu'elle fut en partie un échec, le bref papal «In Suprema» du 19 avril 1666 n'étant pas favorable aux réformés. Cependant elle l’obligea à mieux connaître la Règle, les habitudes cisterciennes et les règlements en usage, le préparant ainsi à sa tâche de réformateur.

             Montbazon

Au retour de Rome, en 1666, Rancé introduisit dans son monastère une ascèse plus rigoureuse, d'après ce qu’il comprenait de la Règle de saint Benoît et des écrits de saint Bernard, relus à la lumière de saint Basile, des «Pères du désert» et surtout de saint Jean Climaque. Ses nouveaux Règlements ne furent pas imposés d'autorité. Il faisait d'abord partager à la communauté sa passion pour la vie pénitente, puis il associait les frères aux projets de réforme correspondants.
Conformément au droit de l’Eglise gallicane, un appel contre le bref pontifical fut déféré au roi par les réformés après un houleux chapitre général à Cîteaux (1667), le seul auquel participa Rancé. Mais, le bref ayant été confirmé le 19 avril 1675 par Louis XIV qui était d'une orthodoxie sourcilleuse, Rancé décida de ne plus quitter son monastère, persuadé que le succès de la réforme monastique n’était pas dans les procès ou les intrigues, mais dans l’authenticité d’une vie communautaire.
Dés 1670 Rancé prit la plume pour défendre sa réforme et l’austérité des pénitences contre les critiques, notamment sur la pratique des "humiliations volontaires" infligées par l’Abbé à ses religieux, sur l’éventuel manque de discrétion dans l’ascèse entraînant le décès prématuré de nombreux religieux.
En 1683, à la demande de Bossuet, Rancé fit paraître «Sainteté et Devoirs de la vie monastique», où, en vingt-trois conférences, basées sur son enseignement, il exposa sa conception de la vie monastique. Cet ouvrage connut un grand succès mais suscita aussi des critiques de religieux qui se voyaient accusés de «mitigations» décadentes. Surtout il provoqua une longue polémique avec les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, notamment avec Dom Mabillon au sujet de la place des études dans la vie monastique, polémique qui, après la publication de plusieurs ouvrages contradictoires, prit soudainement fin en 1692 quand les deux protagonistes se rencontrèrent à La Trappe, s’estimèrent et reconnurent les valeurs de leurs positions réciproques. En 1689 parut «Traduction et Commentaire de la Règle de saint Benoît»; en 1690 les «Règlements de l’Abbaye de Notre Dame de La Trappe». A ces ouvrages monastiques s’ajoutent quelques ouvrages de piété et de direction spirituelle ainsi que de nombreuses lettres éditées en recueils.

     La Trappe

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Tous ces textes répandirent les conceptions rancéennes de la vie cistercienne et firent connaître La Trappe, mais leur caractère souvent polémique, sauf les lettres où le ton est plus nuancé, a durci l’image de Rancé et de sa réforme.
De plus en plus malade, Rancé donna sa démission d’abbé en mai 1695. Par une faveur exceptionnelle, Louis XIV, pour sauvegarder la réforme, accepta la nomination d’un abbé régulier : Dom Zozime (28 décembre 1695), mais ce dernier décèda très vite (mars 1696). Dom Gervaise fut nommé (18 octobre 1696), mais en butte aux critiques de certains proches et amis de Rancé il dut démissionner en décembre 1698. Dom Jacques de la Cour fut nommé (5 avril 1699). Rancé vécut cette dernière année 1699 dans la paix et la ferveur malgré sa maladie.
Après un jour d’agonie, il mourut le mercredi 27 octobre 1700. Depuis, La Trappe conserva sans failles les observances et l’esprit de son réformateur et, à l’intérieur de l’ordre, célébra sa fête chaque année le 27 octobre.

Rancé, même s’il mit en place des Réglements parfois différents de ceux de l’Etroite Observance, et s’il ne participa plus, après 1675, aux assemblées de supérieurs, ne voulu jamais se séparer de l’Ordre cistercien. La preuve en est fourni par son bon accueil des visites régulières. Il ne fut pas même le chef d’un courant organisé et il ne fonda aucune maison-fille. Cependant, pour beaucoup, Rancé, par son retour aux sources de l’ascèse monastique et son refus des relâchements, si réels à son époque, rendit sa crédibilité et son attrait pour la vie cistercienne. D’où un grand rayonnement par les rencontres à La Trappe, les lettres et les livres de ce "nouveau Saint Bernard" (Bossuet). Il contribua activement, à la demande de leurs abbés, à la réforme de quelques abbayes cisterciennes. Ainsi : en 1666 Dom Eustache de Beaufort (1636-1709) abbé de Sept-Fons depuis 1656, en 1669 Dom Charles de Bentzeradt (1635-1707) abbé d’Orval depuis 1668, en 1677 Dom Jean Antoine de la Forêt de Somont (1645-1701) abbé de Tamié depuis 1665, rencontrent Rancé, lui demandent conseils et assistance pour la réforme de leurs abbayes et adoptent des observances semblables à celles de La Trappe. Rancé accepte de former à La Trappe certains de leurs moines, ou envoie quelques uns des siens pour aider à la réforme de ces monastères.

La correspondance de l'Abbé de Rancé montre que, même au plus profond du cloître le mieux défendu, la Révocation de l'Edit de Nantes trouva des échos. Rancé épousa les vues de son époque. Il approuva la révocation. Toutefois, jamais il ne crut à l'emploi de la force pour convertir, et son attitude montre bien les nuances de son appréciation de l'événement et de ses conséquences. Trois séries de lettres (à Barillon, évêque de Luçon, à la duchesse de Guise, au maréchal de Bellefonds) forment le fond de la démonstration.
Rancé présenta sa réforme dans ses Declarationes in regulam beati Benedicti ad usum Domus Dei Beatae Mariae de Trappa qui ne furent jamais imprimées et ne sont connues que par un manuscrit en latin, une traduction française et quelques citations. Ce qui marqua Rancé, ce fut le sentiment profond de la nécessité de l’humilité et de l’ascèse, du repentir, du renoncement à soi-même, tout ceci se manifestant par des règles strictes de silence, de travail manuel, en particulier dans l'agriculture, et d'abstinence. Cette vision lui fit donc repousser toute étude scientifique dans le monastère, contrairement à ce qui eut lieu dans les congrégations de Saint-Vanne et de Saint-Maur.
Quant aux moniales, Rancé fut en rapport épistolaire suivi avec plusieurs abbesses dont Louise-Hollandine de Bavière (1622-1709) de l’abbaye royale de Maubuisson. L’abbesse des Clairets, mère Françoise-Angélique d’Etampes de Valençay, obtint même que Rancé fasse les visites canoniques de son monastère de 1690 à 1692, et, avec son aide elle y introduisit l’Etroite Observance.
La requête qu'il avait faite à Rome de séparer les cisterciens réformés des non-réformés ne fut pas accordée avant 1892.


Avant d’être une abbaye, sur la commune de Solgny-la-Trappe (longitude 48.6155; latitude 0.5364) dans l'Orne, La Trappe n'était qu'une simple chapelle construite en 1122 à la mémoire de son épouse qui avait péri en mer, par le comte du Perche, Rotrou III, qui avait fait venir des moines du diocèse d'Evreux puis du Calvados. En 1140, des moines bénédictins de l’Eure y installérent une communauté monastique. A la révolution, après plusieurs tentatives pour rester une exception, La Trappe fut déclarée maison commune pour le département de l'Orne. La plupart des moines quittèrent les lieux le 1er mai 1791, et partirent, en chariots bâchés vers la Suisse (Chartreuse de la Valsainte). En 1792, ceux qui étaient restés furent expulsés vers leurs familles ou d'autres monastères en Europe. La Trappe devint alors une carrière de pierres. Après le Concordat de 1801, certaines tentatives de réimplantation furent vouées à l'échec...Napoléon, irréductible, signa un décret le 28 juillet 1811 qui supprima tous les monastères trappistes de l'Empire. Il fallut attendre le 6 décembre 1815 pour qu'une pauvre et petite communauté venue de Suisse s'installa à nouveau dans l'abbaye ruinée. Grâce à la forte personnalité de son supérieur dom Joseph Hercelin, ils se lancèrent alors dans la reconstruction du monastère en juillet 1829. Leurs travaux furent interrompus par la révolution de 1830, repris en 1831 et l'église consacrée le 30 août de la même année, attirant 20.000 visiteurs la semaine suivante. Les années passant, la Trappe devint une grande exploitation agricole. On parla alors de " la Grande-Trappe ". Le roi Louis Philippe lui fit bien une visite le 2 octobre 1847, mais il fallut attendre 1884 pour voir les débuts des vrais travaux de reconstruction. Cette abbaye cistercienne est l'unique monastère d’hommes du département.

Compléments : A lire La Vie de Rancé écrite par Chateaubriand en 1844.

Voir aussi : L'abbaye de la Trappe

   
       la congrégation de Saint-Maur     Montfaucon