Jean Mabillon et la science de l'histoire

de

Blandine Barret-Kriegel


    Depuis longtemps l'encre a séché qui demeure rouillée, lueur d'une bougie mouchée sur un vélin gris. Toute pièce d'archive a son armure de sentiments pressés et de larmes laquées qui, davantage que le chaos de sa calligraphie singulière ou les mystères de la paléographie, la conserve emmurée et indéchiffrable. Et pourtant, comme au printemps, les branches noires de l'aubépine, il y a des pages qui refleurissent et, sous la bandelette de leurs signes enroulés, sous les brindilles de leur chiffre séché, on voit la pensée, comme une végétation, reprendre vie. Le texte que nous présentons ici, «Brèves Réflexions sur quelques règles de l'histoire», du bénédictin Jean Mabillon, ne fait pas exception. Voici l'œuvre improbable et souveraine d'un jeune historien, un écrit tricentenaire qui n'a pas d'âge et qui, tel un fulgurant météore, atterrit à nos pieds. Cadenassé et éblouissant, verni de précautions et dévoré de courage, voici l'écrit de circonstance du fondateur de l'histoire savante.

    Les «Brèves Réflexions...» se trouvent dans les «Papiers Mabillon» conservés dans les Manuscrits français de la Bibliothèque nationale (ancien fonds Saint-Germain) au n° 17696. Le texte commence au folio 294. Il n'a jamais été publié. Il s'agit d'une défense, d'un plaidoyer, de l'ébauchement, comme il est inscrit en marge du texte, de l'une des nombreuses répliques que Mabillon fut amené à rédiger pour répondre aux attaques dont il était l'objet depuis la publication, en 1668, du premier tome des «Acta Sanctorum O.S.B.». Le bénédictin était en pleine querelle et les «Brèves Réflexions...» sont un plaidoyer. Leur intérêt est que, parti d'une question particulière, l'histoire de l'ordre bénédictin et la défense de l'activité érudite, Mabillon va s'élever jusqu'à la hauteur d'une défense et apologie de la science historique.

    Où, quand, quoi, qui, sur quel objet, avec quels protagonistes, avec quels procureurs, quels avocats, quels juges, c'est ce qu'il s'agit d'abord d'éclaicir.

Où ?


    Tout est affaire de décor... La pièce se donne, le procès sera jugé dans la Congrégation de Saint-Maur, le haut lieu des études bénédictines et des recherches érudites à l'âge classique. La réforme de la congrégation de Saint-Maur, voulue par Dom Laurent Benard, effectuée par Dom Grégoire Tarisse avec l'appui de Richelieu date du premier XVIIè siècle. Fondée en 1618, la réforme se mit en place lentement avec une série de lettres circulaires publiées en 1647 et en 1648 qui organisèrent l'essor des études, dans les domaines de l'Ecriture sainte, de la patrologie, de la théologie dogmatique, de la morale et du droit canonique, de l'histoire écclésiastique liturgique et de la vie des saints. Il fallut une première génération de moines pour accumuler, par les voyages et les copies, la collecte des documents nécessaires aux grands travaux d'érudition, dont la locution, "un travail de bénédictin", devenue proverbiale, désigne une œuvre colossale et minutieuse. L'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, était la métropole des études bénédictines. Jean Mabillon, jeune moine champenois, entré dans la Congrégation depuis 1654, venait de passer une année à l'abbaye de Saint-Denis où on l'avait employé à montrer le trésor et les tombeaux des rois de France, à faire des instructions et des cathéchismes, mais aussi déjà à revoir les ouvrages de saint Bernard sur les manuscrits pour rendre service à Dom Claude Chantelou qui, à Saint-Germain-des-Prés, avait entrepris une nouvelle édition des Pères de l'Eglise. Dom Luc d'Achery, le bibliothécaire de Saint-Germain-des-Prés, engagé dans la publication de son grand recueil de «Spicilèges», mais en proie à des problèmes de santé, demanda, à son tour, une aide pour rédiger la publication des «Actes de l'Ordre de saint Benoît» et l'on fit venir Mabillon dans le saint des saints, dans le chœur des études bénédictines.

Quand ?


    Dans quel contexte, avec quelle escalade ? C'est en 1664 que Mabillon arriva à l'abbaye parisienne. Il avait 32 ans. Trois ans plus tard, en 1667, il publiait les «Œuvres de saint Bernard» (2 vol. in-fo.) qui établirent sa notoriété et suscitèrent peut-être déjà des rancœurs. "Il fit paroître...tant d'exactitude, de pénétration, de jugement et d'érudition dans cet ouvrage que les connoisseurs jugèrent facilement qu'il tiendroit un rang considérable parmi les savants de son siècle", écrit Dom Tassin, l'historien attitré de la Congrégation au XVIIIè siècle. La même année, un prospectus signé de Dom Luc d'Achery et de Jean Mabillon annonçait la publication des «Acta Sanctorum O.S.B.», dont le premier tome paraissait l'année suivante. C'est à cette date que commence la longue polémique qu'engagèrent, contre le travail de Mabillon, les Pères Bastide et Mège, des mauristes comme lui. Elle va durer dix ans, alimentée par la publication régulière de chacun des tomes des «Acta Sanctorum» jusqu'à la réunion et les décisions du Chapitre général de saint Benoît en 1678. Devant le Chapitre général, les adversaires de l'érudit iront jusqu'à demander qu'il lui soit interdit de continuer ses études.

    La décennie 1668-1678 qui voit s'embraser la dispute des bénédictins s'inscrit dans cette partie du siècle que les chronologistes appellent «l'ordre classique» et que, du point de vue de la production du livre, on a désigné comme "l'époque de la réaction royale". Dans cette période de transition et d'inflexion, dans ce point d'aboutissement et de recommencement, le changement s'insinue sans se faire voir. 1668-1678, ou la fin de la première partie du règne de Louis XIV. La guerre de Hollande a commencé et, avec elle, la politique d'expansion du monarque que le traité d'Aix-la-Chapelle (1668) a laissé déçu de sa conquête des Pays-Bas espagnols et dont l'annexion de la Franche-Comté n'a pas apaisé l'avidité. Le rythme de l'année 1677 est scandé par les prises de Saint-Omer, Cambrai et Valenciennes, accomplies par les armées françaises, et l'année 1678 se conclut par la victorieuse paix de Nimègue. Huit ans auparavant, en 1669, Spinoza a publié anonymement «Le Traité théologico-politique» dont l'influence va irradier lentement mais irrémédiablement et mettre en péril l'érudition religieuse. Mais, au moment même où elle bascule, glissant insensiblement vers l'époque plus tourmentée des années 1680, qui ouvriront la "crise de la conscience européenne", la décennie est aussi le temps de la magnifique floraison des études érudites, religieuses et laïques. Les treize volumes des «Spicilèges» de Dom Luc d'Achery vont voir le jour et la publication du «Saint Bernard» de Mabillon est accompagnée d'une intense activité de ses confrères dans le domaine de la patrologie. Etienne Baluze publie de son côté les «Capitularia regnum Francorum» tandis que la grande œuvre de Dom Du Cange, le «Glossarium ad scriptores infimae et mediae lannitatis », est éditée en 1678. En 1677, Jean-Baptiste Cotelier a commencé les «Ecclesiae graecae monumenta », et le Père Le Cointe, oratorien, termine en 1679 les huit volumes in-folio de ses «Annales Ecclesiastici francorum ». A cette date la parution des «Acta Sanctorum» est le produit retardé mais avéré du programme structurel de la congrégation mauriste tel qu'il a été conçu pendant la première moitié du XVIIè siècle, mais elle obéit aussi à des raisons plus conjecturelles. Dans la seconde moitié du siècle, le retour à l'Eglise des origines, à l'étude des docteurs, des pères, des conciles, la recherche de l'ancienne foi chrétienne procèdent d'une démarche commune à l'ensemble des contreversistes religieux, qu'ils soient catholiques ou protestants, en raison des menaces que fait peser, chez les uns, l'exégèse critique, chez les autres le rosicrucianisme. De là, un mouvement d'étude qui, à la recherche de l'Eglise invisible ou visible, se développe chez les Anglais avec Jewel, James Usher (1581-1656 note du copieur), chez les calvinistes français Aubertin et Blondel avant même qu'il n'intéresse les catholiques français. Comme l'a pertinemment observé A. Rebelliau : "Si l'on recueille alors avec plus de curiosité et d'exactitude que jamais les délibérations et les décrets des conciles, les lettres et les bulles de papes, les écrits des Pères, les rituels et missels primitifs, les rares manuscrits des anciennes hérésies, c'est que l'Antiquité est devenue une raison pour la croyance et que la foi des chrétiens de ce temps a besoin de se sentir soutenue par la foi des aieux.". Et d'ajouter que parmi d'autres savants, Dom Luc d'Achery et Mabillon "furent les auxiliaires, les pourvoyeurs des théologiens militants".

    C'est donc au moment culminant où s'épanouit l'érudition religieuse qu'intervient la querelle entre Mabillon et ses contradicteurs.

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