De l'âge social.
Bien que cette opinion ait été généralement combattue et qu'elle ait réuni contre elle d'éminents historiens et philosophes, il paraît impossible, aujourd'hui surtout, de se refuser à constater que les sociétés humaines subissent une évolution analogue à celle d'un être vivant. Elles sont elles-mêmes des êtres vivants composés d'hommes qui se renouvellent, comme l'homme est une société de cellules qui se renouvellent sans cesse. Le langage courant, si riche en indications précieuses dont le sens passe inaperçu, emploie l'expression de corps social ; il n'en est pas de plus exacte à cet égard. A l'appui de cette observation banale, il vient un ensemble de faits que l'on ne saurait méconnaître sans nier l'évidence.
On peut en dire autant, d'ailleurs, des institutions humaines et de toutes les formations abstraites qui dérivent de l'homme : un droit, une constitution politique, une langue, un art, une littérature naissent, vivent et meurent aussi. Au surplus tout porte à croire que le genre humain évolue d'une façon analogue, et qu'il y a là une série de mouvements hiérarchisés qui s'accomplissent les uns dans les autres avec des amplitudes et des cadences différentes, mais obéissent tous aux mêmes lois, évoquant celles de la gravitation universelle.
Les sociétés ont donc un âge, comme les hommes, les animaux ou les roches ont un âge. Il y a un âge social comme il y a un âge individuel, qui lui correspond sensiblement, et il n'est pas très difficile d'évaluer que telle époque pour telle société représente environ tel âge pour l'individu. Les œuvres des nations en général, leurs arts en particulier, sont des guides infaillibles pour le déterminer. Ainsi, dans la Chrétienté, le style roman est celui de l'enfance et de la première adolescence, le style ogival flamboyant figure la plus belle jeunesse et la Renaissance correspond à la maturité ; tandis que le Grand Siècle, l'apogée, représente la cinquantaine de l'homme, c'est l'automne de la vie, l'âge des fruits ; notre époque enfin reflète en toutes choses la sénilité.
D'autre part, on peut observer que, dans une société jeune, les vieux conservent certains traits caractéristiques de la jeunesse, tandis que, dans les sociétés vieilles, les jeunes naissent vieux, comme les cheveux du vieillard repoussent blancs. Sur un autre plan, il faut aussi considérer que chaque couple transmet une part d'usure à son produit, lequel, si insensiblement que ce soit, naît un peu plus usé, c'est-à-dire un peu plus vieux que ne sont nés ses parents. Et ainsi vieillit l'humanité. Enfin les sociétés à leur tour se forment logiquement chaque fois plus vieilles que ne s'étaient formées les précédentes. Il y a des générations de sociétés comme il y a des générations d'hommes ; la Chrétienté en est une. Il résulte de cela en définitive que chaque individu a trois âges : le sien propre, son âge social et son âge humain, et que, outre sa physionomie et sa mentalité personnelles, il possède encore la physionomie et la mentalité de son temps.
Il est bien entendu que les phénomènes de la vie sont infiniment souples et complexes et qu'ils sont sujets à mille oscillations. Aussi le raccourci donné ici est-il très schématique ; mais il n'en est pas moins fidèle aux grandes lignes des règles qui se dégagent des réalités connues.
Ressortissant de cette souplesse est le fait que les sociétés orientales sont apparues jusqu'ici douées d'une longévité extraordinaire, faisant d'elles en quelque sorte des patriarches parmi les nations. On ne peut que le constater sans pouvoir l'expliquer. Certaines de ces sociétés vivent si vieilles qu'elles chevauchent plusieurs générations occidentales. C'est ainsi que la civilisation chinoise, par exemple, aura vécu durant l'évolution de deux civilisations européennes successives.
Enfin, c'est un autre fait que les sociétés orientales, soit en raison de leur complexion fondamentale, soit parce qu'elles appartiennent à d'anciennes générations sociales et donc à un âge plus haut, plus jeune, de l'humanité, soit pour tout autre cause, vieillissent sans exception dans l'état aristocratique. L'aberration égalitaire leur est inconnue. Venue de l'Occident (composé de nations lancées par le progrès matériel et les besoins qu'il engendre à des conquêtes sans fin), la contamination démocratique a commencé en Orient il y a une cinquantaine d'années. Elle fait son
œuvre, bien entendu, car, si réfractaire soit-il, nul peuple ne résiste à la longue, surtout quand il est usé par le temps, aux entreprises acharnées d'un mal qui est essentiellement humain et contagieux ; mais, à la peine que doivent prendre les occidentaux pour décomposer le vieil Orient, à l'impossibilité qu'il y a d'ancrer profondément le virus démocratique dans l'âme orientale et de prolétariser ces peuples autrement que superficiellement, on mesure combien leur nature est peu réceptive à cet égard.
De l'état sain des sociétés.
Il est hors de doute que l'état sain, l'état normal des sociétés est l'état aristocratique. Quel que soit le régime politique de l'Etat, qu'il soit féodal, monarchique ou républicain, sa nature constitutive n'en admet pas d'autre. Sous des aspects divers qui varient avec l'âge de la société, l'état aristocratique est celui de la vie, dont l'harmonie évoluante est faite d'inégalités compensées, ou bien cesse d'exister. Cet état est surtout le seul qui soit et puisse être sélectif, le seul qui recherche, qui attire et fasse normalement monter le talent vers le sommet de l'état social, dont en contre-partie il élimine les scories en rejetant ses déchets au fond de la société. Il est la hiérarchie, c'est-à-dire l'organisation, le classement ; par conséquent il est l'ordre.
La démocratie est la destruction de cet ordre naturel, propre à l'état de santé sociale. Elle détruit en transformant les institutions aristocratiques de façon qu'elles deviennent finalement à ce qu'elles ont été ce que l'état de gangrène est à l'état ordinaire, fort ou faible, jeune ou vieux des chairs. Elle n'est point une organisation différente de l'organisation démocratique, elle est simplement la désorganisation de l'organisation ; elle est le déclassement. Manifestation morbide et contagieuse particulière à certains peuples d'Occident chez qui elle se développe avec l'âge jusqu'à ce que mort s'en suive, la démocratie tend à décomposer le corps social pour confondre ses organes en un magma informe qui constitue un genre de putréfaction sociale dans lequel le mérite non destructeur est traité comme une offense à l'activité nocive des uns ou à l'infériorité des autres et ne peut d'ailleurs pas se développer. La démocratie a une mystique : l'égalité; un ressort : l'envie ; un instrument : le suffrage universel ; un résultat : la mort de la société ; et ce n'est pas un hasard si son développement concorde avec celui de toutes sortes de dégénérescences dont elle est à la fois et la cause et l'effet.
Le caractère religieux de la démocratie dans la Chrétienté.
Dans l'Antiquité, le monde hellénique fut atteint de la démocratie qui alla chez lui, dès cette époque, jusqu'aux derniers excès, y compris ceux du féminisme (1). Toutefois, elle conserva toujours dans la société antique un caractère purement philosophique et politique, conformément au génie de ces peuples dont la religion ne se prêtait pas à ce que des questions sociales fussent mêlées à ses dogmes.
Dans la chrétienté il en alla tout autrement : la démocratie y prit dès l'abord un caractère tout religieux. Si singulier que cela puisse paraître, il n'en est pas moins vrai que ce caractère, elle l'a toujours conservé, bien qu'avec le temps elle se soit montrée sous des formes différentes et avec des apparences superficielles contraires. S'il fallait définir d'un mot notre démocratie, la démocratie de notre civilisation, le communisme russe y compris, il conviendrait de dire qu'elle est une hérésie chrétienne. Sans doute cela surprendrait-il quelque peu au premier abord, mais si on y réfléchit bien on est conduit à reconnaître que non seulement la démocratie actuelle est bien cela, mais qu'elle ne peut pas être autre chose.
En fait, l'hérésie était au Moyen Age la forme sous laquelle on attaquait l'ordre social, selon l'excellente formule du duc de Lévis-Mirepoix, dans son livre sur Philippe le Bel. Les nombreuses hérésies de cette longue période de notre histoire furent en effet, pour la plupart, autant d'inspirations inconsciemment démocratiques, autant de poussées démocratiques caractérisées, et il faut en arriver en France à la révolte d'Etienne Marcel pour rencontrer la première grande action révolutionnaire qui ne se soit pas dissimulée sous l'aspect d'une réforme religieuse. Plus tard, la réforme protestante, avec l'individualisme qu'instaurait et garantissait l'esprit du libre examen, fut un succès partiel mais considérable des idées démocratiques. Sans doute celles-ci durent-elles s'adapter, non sans de sanglantes hésitations, aux principes aristocratiques alors régnant, mais elles s'étaient ancrées à pied d'œuvre et, en travaillant sourdement, elles attendaient leur heure. Au XVII
è siècle quelques hérésies naissantes furent comprimées, tel le Quiétisme dont l'esprit pré-romantique - commun d'ailleurs à toutes les hérésies - est particulièrement intéressant, et qu'étouffa aussitôt l'ombrageuse et instinctive orthodoxie de Louis XIV. Enfin au XVIII
è siècle l'hérésie reparut, immense, mais dans ses proportions gigantesques portant à un tel degré sa mystique politique et sociale que sa passion anti-catholique y semble accessoire, en sorte qu'au total, elle apparut faussement sous l'aspect purement laïque de la philosophie dont elle s'est donné le nom. J. J. Rousseau fut le prophète de cette suprême hérésie ; la Révolution de 1789 en fut le triomphe. Tout ce qui dans le sens démocratique est survenu depuis, tout ce qui est à venir encore, n'a été et ne sera que suite et conséquences de cette colossale fermentation de la raison humaine.
Pour tout dire, le génie du Christianisme veut que tout soit chrétien dans la Chrétienté, l'erreur incluse. Et tout y a en effet un caractère religieux, l'anti-religion comprise. En conséquence la démocratie y est-elle devenue avant tout la religion de l'anti-catholicisme, avec, subsidiairement, la foi dans une série de doctrines sociales de plus ou moins grande portée. Cette religion a pour dogme l'égalité, et la liberté comme culte extérieur. Il s'en suit que la démocratie porte les trois stigmates essentiels de l'hérésie chrétienne : la tendance à l'universalité, la propension à l'apostolat et l'intolérance. A cela s'ajoute, selon que le démocrate conserve ou non un lien avec sa religion originelle, soit la prétention - très caractéristique de l'hérésie - de revenir au christianisme primitif et d'être le seul interprète autorisé de ses principes, soit la prétention de revenir à la conception romantique qu'il se fait des règles morales de l'état de nature.
Je ne puis insister ici sur la question du Christianisme primitif. Le Nouveau Testament, toujours exclusivement invoqué en pareil cas, ne traite que de ce qu'il convient au chrétien de faire pour son salut ; il est rigoureusement apolitique ; il ne préconise aucun bouleversement social, au contraire, et c'est seulement en sollicitant les textes avec l'inintelligence d'un esprit faux ou bien avec l'impudence de la mauvaise foi, qu'a été créée à cet égard une série d'équivoques que j'ai analysées ailleurs avec plus de détails (2).
Ces équivoques sont un défi manifeste à la vérité orthodoxe. Celles qui sont issues de ce que M. E. Seillière a nommé le "naturisme mystique" sont sœurs des précédentes ; elles sont pour leur part un défi à la réalité pure et simple. Les unes et les autres sont un défi au sens commun. Sur le terreau de ces équivoques, de nombreux contresens ont germé, qui peuplent aujourd'hui l'esprit public. Il en est résulté dans la plupart des cerveaux un chaos d'idées fausses si audacieusement agressives que la raison, comme suffoquée, semble renoncer à faire entendre sa voix. A vrai dire, on demeure frappé de stupeur à considérer l'engrenage infernal dans lequel l'humanité s'est ruée d'enthousiasme à la suite de quelques rêveurs au génie pervers et envieux. Il n'en demeure pas moins que ces rêveurs sont les pères d'une église puissante, aux sectes innombrables et naturellement ennemies, mais à la foi commune desquelles il faut de nos jours l'audace d'un désintéressement singulier pour oser s'attaquer de front.
Les divers états de la démocratie.
Toujours est-il que la démocratie a deux formes : la forme libérale et la forme autoritaire ou tyrannique. Elle se fait bienvenir et se développe sous la première, pour se révéler dans toute sa virulence sous la seconde.
Sous sa forme libérale il subsiste dans la démocratie beaucoup de l'état aristocratique, car, essentiellement négative, détruisant tout peu à peu et ne remplaçant par rien ce qu'elle anéantit, il lui faut, pour progresser et prendre des forces, respecter momentanément l'existence d'institutions traditionnelles et indispensables à la vie sociale, qui la protège en fonctionnant sous sa surveillance ombrageuse, tandis que d'ailleurs, elle en sape méthodiquement les bases. C'est pourquoi on lui voit attribuer, durant cette période, nombres d'œuvres, petites ou grandes, imputables en réalité au génie du passé, et accomplies en dehors d'elle ou malgré elle sous son nom.
La forme dictatoriale est l'aboutissement forcé de la démocratie. Livrée à elle-même, elle la prend très vite ; ce fut le cas typique sous la Révolution, avec la convention.
Toutefois, en 1793, les temps n'étaient pas mûrs et la tyrannie devait d'abord changer de forme, puis céder la place à une longue ère de libéralisme coupée de quelques réactions passagères, chaque fois plus faibles et toutes du reste fort débonnaires dans la pratique. L'époque révolutionnaire cependant nous a légué un enseignement entre tant d'autres, c'est qu'il existe deux genres de tyrannie démocratique : l'une est la dictature du type conventionnel, l'autre la dictature du type napoléonien. La première est purement révolutionnaire et destructive ; la seconde cristallise pour un temps les destructions accomplies, consolide les gains acquis et codifie un désordre fondamental. Toutes les deux, enfin, sont animées à des degrés divers d'un semblable esprit de conquête universelle et d'une sorte de messianisme autoritaire à la fois mystique et très concret. Quoi qu'il en soit, la démocratie étant en marche, la dictature du type napoléonien, par opposition à celle du type conventionnel ou révolutionnaire, est conservatrice de toutes les façons car elle conserve tout à la fois ce qui s'est définitivement introduit de démocratique dans la société, et l'apparence plus que la réalité de ce qui y demeure encore d'aristocratique ; en sorte que selon l'équilibre momentané qui s'établit entre ces deux tendances conformément à la nature des choses et à l'état des individus, elle prend des formes qui la rendent pratiquement très différente à l'égard des siens d'une part et de ses voisins d'autre part. Elle est une halte dans la course à la désorganisation. Pour les contemporains qui la subissent elle se présente toujours au début comme un bienfait par rapport à l'autre.
Caractère des différentes démocraties autoritaires en 1939.
Procédant de la révolution française, la révolution russe marque une date importante dans l'évolution de la démocratie. Survenue à une époque où les étapes avaient été franchies, en France dans les faits, partout ailleurs peut-on dire dans les esprits, elle alla droit à l'extrême de la dictature révolutionnaire et s'y est maintenue ; tandis que surgissaient pour lui faire pièce d'autres dictatures de type plus ou moins conservateur, énonçant, elles aussi, des principes essentiellement plébéiens et démocratiques et dont les deux principaux chefs avaient primitivement puisé leurs inspirations aux mêmes sources que les chefs russes. La plus forte d'entre-elles s'est heurtée à la première avec toute la violence que deux conceptions religieuses très voisines peuvent mettre à s'affronter.
Il y a cependant de grandes distinctions à faire parmi ces dictatures conservatrices ; car tout ce qui est humain est divers, plein de nuances, et les limites que l'on trace entre les genres, pour indispensables qu'elles soient à l'étude des faits, sont toujours très arbitraires.
L'Allemande.
Autant qu'à plus de cent ans de distance, un phénomène politique germain peut ressembler à un phénomène politique latin, on peut dire que la dictature allemande était celle qui, de loin, présentait le plus de caractères typiquement napoléoniens ; les rapports qu'elle a eus avec l'ancienne noblesse, par exemple, sont des plus caractéristiques à cet égard. C'est elle, d'autre part, qui portait la plus forte empreinte démocratique ; d'où il découle naturellement qu'elle était, par beaucoup de traits essentiels, très près de la dictature russe. C'est elle seule, pratiquement, qui s'est opposée à cette dernière sur le plan guerrier.
L'Italienne.
Foncièrement démocratique aussi, la dictature italienne ne pouvait jamais présenter plus que l'ombre d'un danger militaire, même vis-à-vis de nations politiquement désorganisées. Trois raisons contribuaient en réalité à la rendre inoffensive : la plus importante est l'état d'extrême vieillesse sociale d'un peuple dont l'apogée se place déjà au début du XVI
è siècle. La seconde est que le régime fasciste avait respecté l'existence de la monarchie dont, toute impuissante qu'elle fût, la seule présence était un facteur de modération. La troisième était le caractère personnel de son chef. Celui-ci avait l'esprit aussi équilibré que peut le garder un homme parti de bas et parvenu brusquement à la toute puissance par ses propres moyens ; et cela dans les circonstances qui ont entouré son ascencion. Doué d'une sorte de génie fort adapté aux hommes de son temps, il serait injuste de le méconnaître, il présentait ce mélange très latin d'enthousiasme superficiel et de grandiloquence théatrale, alliés à une souplesse prudente et à une secrète pondération. Sans véritable élévation, sans aucune culture digne de ce nom, il était, comme tout démagogue, le frère lai de l'homme d'Etat, dont il n'était pas sans avoir plusieurs qualités du reste ; tandis que par ses origines et sa nationalité, il tenait aussi un peu du "facchino" de la comédie de son pays, avec un fond de bonhomie et de sensibilité réelles. Il était en tout différent de son confrère du nord, et son ambition n'eût pas dépassé ses frontières si elle avait subi de l'extérieur les pressions convenables en sens inverse ; son gouvernement n'eût été alors qu'un élément d'ordre relatif dans l'Europe contemporaine.
L'Espagnole.
Fort différente est la dictature espagnole qui mérite à peine ce nom dans le sens où on l'entend actuellement. Les Espagnols sont restés beaucoup trop attachés à l'orthodoxie catholique pour s'égarer dans le culte hérétique de l'Etat institué naguère par le national-socialisme et, dans une proportion moindre et surtout non essentielle, par le facisme ; régimes en général très contraires au tempérament espagnol. En fait, l'Espagne possède un gouvernement comme elle en a déjà eu d'autres ; gouvernement qui pour s'être vêtu à la mode du jour où il est né avec cet enthousiasme un peu naïf que met volontiers ce peuple antique et chargé de gloire, à la fois noble, vif, intelligent et simple, à s'éprendre des nouveautés voyantes ; gouvernement qui pour avoir obéi aussi à certaines obligations que lui imposaient les dramatiques circonstances de sa formation, n'en revient pas moins, sauf la durée, à celui d'une monarchie absolue très modérée. Ce régime de monarchie classique est sans conteste celui qui convient le mieux aux Espagnols ; son arbitraire dans la mesure où il s'exerce est largement bienfaisant, et il est, bien certainement, celui qui, notons-le, s'adaptait le mieux à la complexion des anciennes sociétés chrétiennes auxquelles l'Espagne se rattache encore de très près par l'ensemble de son caractère et de ses mœurs. Aucun peuple européen plus que l'Espagnol, n'a conservé, avec la jalousie farouche de son indépendance, le courage et la fierté des anciens temps, mais, avec l'âge, il a complètement cessé d'être conquérant ; il n'en est pas qui soit à la fois mieux veillant pour l'étranger et moins dangereux pour ses voisins tout en offrant plus de possibilités économiques. Foncièrement rebelle à la démocratie, peut-être à cause de la dose de sang oriental qui coule dans ses veines, sa tare congénitale est sa perpétuelle tendance à l'anarchie, et le gouvernement dont il jouit en ce moment répond au minimum d'autorité nécessaire pour lui conserver les bienfaits d'un ordre intérieur au maintien duquel nul plus que la France et l'Angleterre ne doit être intéressé.
La Portugaise.
Quant au Portugal, dirigé par un sage, il s'est donné pour chef le dernier grand homme d'Etat complet que le génie politique de la vieille Europe ait produit jusqu'à nouvel ordre ; et l'on ne peut à ce sujet que formuler le regret stérile de voir M. Salazar présider seulement aux destinées de sept millions d'hommes dont leur choix est certainement ce que, plus ou moins consciemment, ils ont fait de mieux depuis longtemps.
La Russe.
Ainsi ces quatre dictatures offrent, à l'analyse, une série de teintes dégradées jusqu'au point où, dans l'usage, le régime se confond à peu près avec celui d'une ancienne monarchie traditionnelle ; tandis qu'à l'extrême opposé, la dictature russe, constituée avec la dernière sévérité est faite d'une oligarchie très restreinte qui se donne un monarque (au sens strictement étymologique du terme) et travaille "
ad majorem democratiae gloriam" selon les principes de toutes les institutions visant à acquérir une influence internationale. Pour sa part, elle entend instituer un despotisme mondial. Il est superflu d'insister sur le caractère universellement envahissant d'une pareille formation sociale, appartenant au type conventionnel de la démocratie, et portée à sa dernière virulence en raison de la jeunesse relative d'une société qui, déjà forcée dans son développement par Pierre le Grand, a eu son Louis XVI à une époque correspondant sensiblement à celle où, en France, régnait Louis XI. Qu'il suffise donc de se représenter, en général, que le gouvernement bolchevique a résolue la question agraire (à laquelle, depuis 1863, l'autocratie libérale des derniers empereurs n'était point arrivée à donner de solution), en réduisant la totalité de la population russe à l'état d'un servage autrement dur que celui dont Alexandre II avait émancipé la partie de ses sujets qui y était soumise. Si contraire que cela soit, en effet, à l'idée utopique que les hommes se sont faite de la démocratie depuis cent ans, l'esclavage d'Etat, - qui tient de la condition de l'ilote lacédémonien, la plus pénible et la plus dégradante que l'homme puisse connaître - est le point d'aboutissement extrême et fatal de l'idéal égalitaire que la démocratie doit propager et faire triompher à tout prix autour d'elle afin de ployer à son niveau ce qui, sans cela, reste dressé devant elle comme une menace pour son existence et pour son œuvre de destruction.
Le "parti" dans les démocraties autoritaires modernes.
Conventionnelles ou napoléoniènnes, les dictatures modernes ont ceci de particulier et de commun qu'elles appuient leur autorité sur une minorité dévouée, active et privilégiée, qui forme "le parti" et constitue une sorte d'aristocratie éphémère et sans fondations, d'un genre très spécial, et destinée à remplacer l'ancienne noblesse dispersée ou non, en tous cas épuisée mais toujours suspecte.
La démocratie libérale et l'unité d'esprit démocratique dans le monde actuel.
En opposition avec la forme autoritaire ou tyrannique de la démocratie représentée par les deux genres de dictature dont il vient d'être question, se trouve la forme libérale de la même démocratie. Ces deux formes ont en commun, outre l'ensemble des utopies qui sont à la base de leur formation, la croyance, littéralement absurde, que leur état politique est celui de la maturité sociale, voire d'une nouvelle jeunesse, alors qu'il marque, au contraire, la dernière étape de la vieillesse de la société ; et il est curieux d'observer à ce propos que plus la démocratie se raidit dans un sens autoritaire, plus elle s'estime juvénile et se plait à le proclamer. C'est le cas du communisme, qui est proprement la rechute en enfance d'une civilisation, et qui se dit, en son langage, être la jeunesse du monde.
A vrai dire, la vieillesse de l'Europe est, depuis un certain nombre d'années, si avancée qu'elle est devenue générale. En voici une preuve : la démocratie à l'origine, à la fin du XVIII
è siècle, s'était introduite et depuis s'était installée avec la complicité consciente ou non, on peut bien le dire, de presque tous, y compris de ceux qu'elle lésait le plus et de la plupart de ceux qui croyaient sincèrement la combattre. Il n'empêche, cependant, qu'elle a rencontré tout au long de cette période, des adversaires de valeur avec lesquels il lui a fallu compter, qui étaient de force à embarrasser sa marche, à circonscrire ses dégats, à retarder son développement. Aujourd'hui, au contraire, elle n'a plus à redouter d'opposition extérieure à elle, c'est-à-dire d'opposition proprement aristocratique. Dans l'acception biologique autant que politique du mot, il n'y a plus de réaction. et cela, d'un sens, en privant la démocratie d'un point d'appui, ne laisse pas que de la gêner et l'oblige à suppléer au vide créé par la disparition de cette réaction en agitant constamment son spectre impuissant. En fait, les seules oppositions que connaisse maintenant la démocratie naissent dans son sein et évoluent dans sa mystique, restée seule dans le chaos de toutes les ruines. A l'heure actuelle, parmi les hommes, ceux qui marchent vont tous dans un même sens. En dépit des apparences, jamais pareille concorde n'a régné dans les esprits. Le but est le même pour tous, mais, tandis que les uns, peu soucieux de l'atteindre personnellement, préfèrent laisser cette âpre satisfaction à la postérité et voudraient n'avancer qu'à pas comptés, d'autres, au contraire, prétendent y aller plus vite, et d'autres enfin s'y ruer. C'est toute la différence. Il n'en faut d'ailleurs pas plus pour ensanglanter un siècle, car rien en effet n'exaspère plus la haine chez deux rivaux que leurs prétentions contradictoires de réussir la même chose, l'un lentement et l'autre tout de suite. Aussi les deux formes de la démocratie se haïssent-elles si aveuglément qu'elles ne se reconnaissent plus réciproquement pour ce qu'elles sont. La démocratie libérale gardant pour elle seule son nom comme celui d'un trésor dont elle seule aussi possède le secret, le refuse à la démocratie autoritaire. Celle-ci de son côté le repousse avec mépris comme souillé par l'autre, en alléguant l'indignité et la corruption libérales ainsi que la collusion de la démocratie parlementaire avec les puissances financières qu'il est dans tous les programmes démocratiques de mater ou d'anéantir.
Ainsi chaque jour grossissaient les éléments d'un conflit qui éclata en 1939 année qui ne marque pas le début d'une guerre mais l'ouverture d'une ère de guerres. Regardons brièvement quelle figure ont faite alors les trois principales démocraties libérales, avant, pendant et après cette date.
Réactions réciproques des démocraties en 1914.
En 1914, l'agression allemande avait été une conséquence logique de l'expansion commerciale et démographique de l'Allemagne. Nul conflit n'eut une origine plus positive. Cependant, en France, les nécessités du libéralisme combinées avec la mystique romantique de la démocratie en firent une question de principe politique car, dans l'Europe d'alors, restée patricienne dans son ensemble, une tendance aristocratique existait qui s'avouait encore et se trouvait être du côté de l'agresseur qui fut aussi le vaincu. Il s'ensuivit que, sous le nom de "guerre du droit", les deux forces qui s'affrontèrent furent celles des deux tendances : aristocratique et démocratique. Bien que la France, mal préparée, dût faire appel à de nombreux concours qu'il fallut rétribuer, c'est elle en définitive qui, après avoir soutenu pratiquement seule le premier choc sur son front (3) et préservé sa capitale, porta militairement et financièrement presque tout le poids d'une lutte que l'incurie démocratique de l'avant-guerre, puis la défection bolchevique, avaient rendu écrasante. Néanmoins, elle n'hésita pas à prolonger d'une année cette lutte épuisante en repoussant les offres de paix séparée de l'Autriche et, en 1918 enfin, la victoire fut plus que toute autre sa victoire et, du même coup, la victoire de la démocratie. En conséquence, lors de la paix, l'acte principal des alliés fut le dépècement de l'empire des Habsbourg et l'anéantissement de la monarchie la plus traditionaliste de la Chrétienté. Cet acte, auquel la raison n'eut aucune part, obéit à un ensemble complexe de mobiles plus ou moins conscients où rentraient les antipathies protestantes de l'Angleterre et des Etats-Unis, l'hostilité traditionnelle de l'Italie, la réminiscence, de la part de la France, d'une rivalité ancienne et multiséculaire ; mais ce fut la passion démocratique qui en réalité domina de haut son accomplissement et en fit l'axe moral autour duquel gravita la doctrine qui présida à l'élaboration des traités. Ces traités furent l'annulation de ceux de 1815 (4). D'inspiration toute aristocratique dans son ensemble, l'œuvre du congrès de Vienne, naturellement en horreur à toutes les formes de la démocratie, avait été conçue selon les règles de la diplomatie classique ; elle fut proprement et au sens complet du terme une réaction ; elle assura au monde cent ans d'une paix que ne pouvaient troubler que des guerres circonscrites. A l'inverse, 'l'Europe de droit", suivant l'expression de M. Clémenceau, est la conception la plus étrangère à toute notion politique et la plus explosive qui ait jamais vu le jour ; elle introduisait un déséquilibre complet parmi les nations européennes et rendait inévitable un cataclysme général et prochain. En ce qui concerne singulièrement la France, sa politique, à partir de 1918, n'a plus été qu'un tissu de contresens et l'accumulation des fautes a été telle qu'on se demande comment une nation peut y survivre, si peu et si mal que ce soit.
Les oscillations de la période comprise entre les deux guerres et le patriotisme dans la démocratie libérale française.
Un fait apparut alors : à la suite de la révolution russe, la démocratie libérale, toute victorieuse qu'elle était, se trouvait dépassée par un élément de même essence mais plus fort et, selon le jargon du temps, plus dynamique qu'elle. Pendant toute la période comprise entre les deux guerres, la France se trouva ainsi tiraillée entre son attachement devenu désuet à la démocratie libérale et les tendances dictatoriales qui se faisaient ici et là faiblement jour chez elle-même. Et un autre fait, conséquence du premier, s'imposa désormais clairement aux yeux de ceux qui voulaient bien voir : la patrie, en effet, ayant cessé depuis la Révolution française de s'incarner dans la personne du prince, était devenue une entité abstraite, et il se trouva que l'amour du pays, sous le nom commun de patriotisme, s'était, au cours du siècle dernier, subrepticement divisé en deux : l'amour pur et simple de la France avec la volonté de la conserver, et l'amour de la démocratie française avec la volonté de la propager. En 1914, encore confondus dans la poursuite d'un même but, ces deux patriotismes, cependant très distincts, ont donné l'illusion de l'unité, mais, lorqu'après 1917 se produisit l'espèce de schisme russe, le siège de la démocratie la plus avancée changea de résidence et le patriotisme démocratique le plus avancé, celui de la "patrie humaine", obéissant à une logique rigoureuse, s'est déplacé avec lui. Il n'y a d'étonnant à cela que d'en avoir vu tant de gens incrédules ou surpris.
Cette scission profonde dans les mentalités, lorsque les circonstances lui firent produire ses effets matériels, aboutit de notre part à une politique où alternaient des velléités et des défaillances qui traduisaient exactement le désarroi interne croissant du pays. Il s'ensuivit que la France appuya mollement d'abord et abandonna ensuite Wrangel et Koltchak ; qu'elle prétendit un temps contraindre l'Allemagne à observer ses engagements pour abandonner peu à peu toute action sérieuse contre elle, moyennant la pseudo-garantie de la sincérité de ses sentiments démocratiques libéraux ; puis lorsque ces sentiments, après quelques courtes oscillations, marquèrent définitivement leur préférence pour la formule tyrannique de la démocratie, elle n'eut plus la force que d'élever faiblement la voix. Elle était déjà moralement hors d'état d'agir. Quel signe n'était-ce point alors d'un funeste destin, que le fait de ce pays, si peu d'années après avoir été surpris et obligé de fournir un si grand effort, assistant, quoique toujours victorieux, et encore matériellement si puissant, à la naissance et au développement d'un pareil régime, sans autre sursaut que les exclamations platoniques d'une véritable aboulie ! Quel signe de déchéance n'était-ce point aussi que de ne pas trouver à mettre dans ses conseils, en face d'un tel danger, un homme d'Etat même moyen, comme un Delcassé, fut-ce taré comme un Constans, ainsi que, sous la Troisième République, le suffrage universel encore incomplètement organisé, en a laissé filtrer quelques-uns - bien peu il est vrai !
Cependant, faute de mieux, la politique française devait s'efforcer d'entretenir et d'envenimer un perpétuel conflit entre la Russie et l'Allemagne ; autant du moins que l'existence d'une Pologne le permettait, et en manœuvrant celle-ci. La plus banale sagesse commandait en tous cas et en dernier ressort, de vaincre l'Allemagne à peu de frais en 1936 ; mais qu'attendre d'hommes qui n'avaient rien prévu et qui avaient tout désorganisé ? Désormais, l'ombre grandissante du Front Populaire, qui allait être élu, paralysait une initiative déjà si généralement débile que, même sans la menace socialiste, elle ne se fût sans doute pas exercée. N'allions-nous pas connaître bientôt ce grotesque pitoyable et achevé, de posséder un ministre des loisirs ?
D'un autre côté, nous nous mettions progressivement dans les plus mauvais termes avec l'Italie, notre alliée de la veille, en prenant systématiquement contre le gouvernement de cette nation la défense de l'extrémisme, jusque dans ses manifestations criminelles sur notre propre territoire. Cependant, la dictature démocratique du genre italien d'alors est ce qu'elle est - il serait bien à courte vue de nourrir des illusions sur la valeur de ses principes et la possibilité de sa durée - mais, il faut le reconnaître, l'ordre public lui doit beaucoup ; il lui doit même tout, quand les hommes ne sont pas capables de le produire autrement. Or le fascisme avait l'avantage de maintenir l'ordre chez lui, chose toujours hautement préférable au désordre dans un pays voisin ; de plus son chef inclinait naturellement vers la France à laquelle l'attachaient ses affinités autant que les souvenirs de sa jeunesse difficile. Cependant, alors qu'il nous tendait encore la main, il a été poussé, à force de rebuffades, d'avanies et d'injures officielles, dans les bras de l'Allemagne qu'il redoutait avec raison et pour laquelle il n'avait qu'antipathie naturelle. Cette attitude d'une hostilité croissante avait reçu une impulsion nouvelle et violente en 1936, qui la portait à sa dernière intransigeance en l'étendant sous une forme officielle active au mouvement franquiste de l'Espagne où la guerre civile venait d'éclater. Car désormais l'arrivée au pouvoir du Front Populaire avait fait de la France le terrain d'élection pour les manœuvres du Komintern et il en était résulté le changement de principe suivant : tandis que jusqu'alors c'était la démocratie libérale que la France prétendait défendre contre la démocratie fasciste, à partir de 1936 ce qu'elle défendra inconsciemment et pour le compte de la Russie contre Mussolini et Franco, c'est la forme révolutionnaire ou conventionnelle de la dictature démocratique. Cela explique pourquoi la démocratie avancée se montra pacifiste et antimilitariste jusqu'en 1936 et au contraire de plus en plus guerrière après cette date.
Les autres démocraties libérales : l'Angleterre.
Après la France une autre démocratie est, paraît-il, la Grande-Bretagne, qui cependant, si les mots ont un sens, doit être tenue pour la formation aristocratique la plus typique et la plus solide de la Chrétienté (5). Mais l'Angleterre est vieille. De plus elle a été contaminée par la démocratie dès le début de sa décadence ; c'est-à-dire au soir de son apogée tardive qui se situe sous le long règne de la reine Victoria (car le début de la décadence des nations se confond forcément avec leur apogée puisque cette apogée est précisément le point au-delà duquel elles ne peuvent plus s'élever). Le mal s'est développé d'une façon définitive en Angleterre avec l'introduction du suffrage universel et, après la fausse route méthodiquement parcourue par elle en politique extérieure pendant vingt ans, la victoire qu'elle a fini par remporter dans cette dernière guerre a été due à ce qui restait de principes aristocratiques ; la somme de ses succès correspond rigoureusement à la somme des traditions qu'elle avait conservées. Dans le proche avenir ces deux sommes varieront en raison directe l'une de l'autre.
La guerre de 1914 qui lui a coûté beaucoup de ses meilleurs éléments et la tornade de non-sens qui, ayant soufflé ensuite, a été loin de l'épargner, ont très sensiblement hâté sa décadence. Vieillard majestueux mais usé, l'Angleterre avant de sombrer dans le socialisme révélait les atteintes de l'âge par son manque de souplesse, par cette sclérose des principes de sa politique extérieure devenue routinière, qui lui faisait suivre mécaniquement la lettre sans plus considérer l'esprit. Elle a possédé (elle possède encore théoriquement) un certain nombre d'institutions, politiques et autres, qui, adaptées à son génie, étaient parfaitement aristocratiques et vivifiantes dans son île, tandis qu'elles deviennent démocratiques et subversives en passant l'eau. Du dissolvant qu'elles représentent pour l'étranger, elle s'est largement et régulièrement servie, non pas exactement pour semer le désordre, mais pour l'entretenir ou l'accentuer là où il se produisait, et en recueillir les fruits. Ce procédé, toujours dangereux, avait sa raison d'être lorsqu'un équilibre de forces existait en Europe et que les nations avaient un ressort suffisant dont les excès éventuels devaient, en bonne politique, être prévenus. Au contraire, lorsque des nations s'effondrent sous le poids des ans, il faut toujours craindre le remous créé par leur défaillance, le vide qu'elles laissent devant fatalement se remplir d'un précipité tumultueux. Il faut alors soutenir ce qui menace ruine et non pas contribuer à sa perte au nom de dangers anciens et de craintes périmées si l'on veut éviter les périls qu'engendre forcément la carence d'une pièce importante dans la vétusté d'un tout dont on fait partie.
Depuis quarante ans, l'Angleterre, sous ce rapport, s'est conduite avec la suffisance d'une sereine myopie. Elle a commencé en patronnant le Japon sur la voie du progrès matériel et en aidant contre le vieil Empire russe, dont il eût convenu de soutenir l'institution minée, une nation essentiellement valeureuse, industrieuse, expansive, en pleine force de l'âge aristocratique en sa qualité d'orientale, située beaucoup plus près qu'elle-même de ses possessions lointaines. Plus tard, la menace que constituait pour le sien le développement du commerce allemand guida sagement sa politique dans le sens de ses intérêts mercantiles mais, sitôt le concurrent vaincu, elle ne cessa de protéger le relèvement de l'Allemagne dans la crainte chimérique, sinon absurde hélas, de voir se reconstituer en face d'elle une France trop forte. Contribuant ainsi à la rupture d'un équilibre déjà très instable, elle agissait en croyant le maintenir, tandis qu'elle avait sous les yeux, d'une part, le double et inquiétant spectacle d'une Allemagne qui se raidissait dans un effort d'une exceptionnelle vigueur, et d'autre part, celui d'une France chez qui les progrès de la désorganisation démocratique libérale étaient la garantie de toutes les faiblesses et d'une impuissance croissante qui compromettait gravement la sécurité anglaise.
Les Etats-Unis.
Eclos sur le terreau démocratique libéral alors qu'il commençait à fermenter, les Etats-Unis d'Amérique ont été dès leur naissance, tenus sur les fonds de la religion nouvelle. Ils vinrent à la vie nationale comme une démocratie ; mais une démocratie politique et non sociale, s'il faut faire cette distinction toujours arbitraire et souvent subtile, une démocratie qui pratique l'esclavage, respecte la propriété, admire la fortune, extermine les Peaux-Rouges et donne à son président des pouvoirs éphémères mais très étendus, tenant de ceux de la monarchie et de la dictature. A vrai dire, il y a dans les Etats-Unis quelque chose à la fois de jeune et de vieux, de sain et de corrompu, qui déconcerte au premier abord. Cela s'explique par l'origine de cet Etat qui s'est composé un peu à la façon de Byzance, avec des éléments ayant déjà un âge social avancé ; cela dépend certainement aussi de l'âge de l'humanité, également plus avancé ; cela tient enfin, sans nul doute pour ce qui est du dernier demi-siècle, au fait que la cadence extrêmement énervante de la vie produit des déviations qui iront croissant et se généraliseront d'ailleurs, pour atteindre désormais tous les peuples et les vieillir avant le terme.
Les Etats-Unis entreprirent d'émanciper leurs esclaves à la même date où Alexandre III émancipait les serfs ; tant il est vrai qu'à chaque époque, sous des différences relativement superficielles, règne surtout une grande unité de mentalité et de doctrine ; tant il est vrai aussi que nul n'échappe bien loin à l'esprit de son siècle. La guerre de Sécession marqua un tournant dans la politique américaine et, tandis qu'exploitant les immenses ressources de leur pays, les Etats-Unis se constituaient une industrie de plus en plus puissante, ils devenaient le type achevé de la nation capitaliste dans laquelle d'énormes richesses mobilières s'offrent à la convoitise de la démocratie sans meilleure arme que celle, précaire, de la corruption. En cet état, ils entrèrent dans le premier conflit mondial avec un sage retard et se placèrent à peu de frais au premier rang des puissances victorieuses (6).
Comme toute les sociétés où domine un certain puritanisme, les Etats-Unis allient un réalisme mercantile, froid et brutal, au romantisme politique le plus sincère et le plus accentué ; combinaison qui engendre nombre de contradictions difficiles à distinguer de l'hypocrisie. A cela s'ajoute l'absence totale de culture, le mépris de la réflexion avec celui de toutes les règles classiques, et une ignorance, un manque de sens complet de la politique et de l'âme du vieux monde. C'est avec cette complexion qu'ils jouèrent l'un des tout premiers rôles dans l'établissement de la paix et qu'ils furent ensuite des plus actifs à seconder le relèvement de l'Allemagne en persévérant dans cette voie malgré l'évidence croissante de l'erreur.
La guerre de 1914 fut, pour les Etats-Unis, l'occasion d'un développement, d'ailleurs trop brusque, et d'un enrichissement considérables ; mais, outre qu'ils participèrent largement à l'incohérence générale de la politique, ils ne surent pas adapter leur vie nationale à l'afflux de ces richesses. Ils ne s'assagirent ni ne s'affinèrent dans la proportion où ils s'étaient enrichis ; ils ne s'élevèrent pas dans la mesure où ils étaient montés. Au surplus, comment eussent-ils fait ? L'esprit mercantile est toujours à courte vue, même dans son propre domaine, et la période qui s'étend entre les deux guerres fut, aux Etats-Unis, une période de dilatation industrielle et de fièvre commerciale sans ordre ni principe, sous le signe de la mécanisation et de la vitesse. A la plaie d'un chômage permanent s'ajouta bientôt une très grave crise économique dont les conséquences furent les entreprises démagogiques du président Roosevelt. Cependant, durant les dix premières années qui suivirent l'armistice, les Etats-Unis furent l'objet, de la part du vieux monde, de cette sorte d'engouement qui est souvent le fait des vieillards à l'égard des jeunes gens semblant débuter brillamment dans la vie ; engouement empreint de la naïveté du grand âge auquel se mêle, pour l'exubérance, la fatuité et les sottises de la jeunesse, une indulgence confinant à l'aveuglement. L'Europe (7) fatiguée cherchait une société sur laquelle régler sa conduite hésitante, un peuple éminent à imiter paternellement. Une sorte de présidence morale et économique s'offrit ainsi quelque temps aux Etats-Unis qui semblèrent ne pas entendre cet appel discret, latent sous l'admiration générale ; sans doute parce qu'ils ne se sentaient pas de force à y répondre. Le fait demeure qu'après avoir puissamment aidé au renouveau de la menace allemande, ils contribuèrent plus que tout autre à l'équipement industriel de la Russie, et la guerre de 1939 qui devait si fort les engager en les mettant au premier rang pour le prochain duel, les trouva affaiblis, dans une attitude de mentalité expectante, tandis que l'Angleterre, retranchée dans son île, supportait seule tout le poids de l'assaut allemand.
(1) Il n'est pour s'en convaincre que de relire l'Assemblée de femmes qu'Aristophane fit représenter en 392 av. J. C..
(2) "Considérations sur les phénomènes de la vie et l'évolution des sociétés humaines." 3 Vol. en préparation.
(3) En rappelant très sommairement une série de faits pour fixer les idées, on est forcé de passer sur des circonstances très importantes. On ne saurait, cependant, omettre d'ajouter, en mentionnant cette période, que toute la science de notre Etat-Major et la valeur de nos troupes n'eussent pas suffi pour contenir l'avalanche allemande sans la conduite rigoureusement loyale du Roi des Belges et la stricte fidélité de l'Empereur de Russie à son alliance.
(4) Le fait qu'en violant la neutralité belge ce fut l'Empire allemand qui le premier viola un traité qui faisait suite à ceux de 1815 (violation à laquelle Napoléon III avait songé pour son compte et au sujet de laquelle il avait secrètement pressenti Bismark), ce fait, dis-je, n'excuse en rien l'esprit qui inspira la paix mettant fin à la guerre de 1914 laquelle avait précisément pris le nom de guerre du droit au nom de la défense des instruments qui formaient jusqu'alors la charte diplomatique de l'Europe. Cette guerre, si elle avait été réaliste, aurait logiquement du avoir pour but de maintenir l'ensemble général de ces traités qui, d'ailleurs, laissaient toute latitude pour mettre l'ennemi hors d'état de nuire dans l'avenir. Il y a entre l'attentat allemand de 1914 et les fautes politiques des alliés après 1918 la différence existant entre le mal occasionnel que l'on châtie comme un crime au nom du bien, et le mal habituel que l'on prend pour le bien et que l'on établit en le codifiant ; dans le premier cas il y a la faute occasionnelle, dans le second, faute de principe.
(5) Le XVIIIè et le XIXè siècles ont été au regard de la raison des siècles de divagations intellectuelle et morale ; c'est tout ce que l'on peut dire pour expliquer que Rome dans le passé et l'Angleterre aux temps modernes aient été les modèles invoqués par les démocrates. Comment le XVIIIè siècle, si cultivé cependant, qui vivait dans le commerce des Anciens et connaissait si bien leurs textes, a-t-il pu prendre pour démocratique une formation sociale qui est née, a vécu et s'est dissoute dans l'état le plus aristocratique, en nous transmettant les éléments constitutifs de notre institution féodale ? Comment des hommes qui vivaient près de l'Angleterre et y allaient souvent ont-ils pu prendre pour démocratiques les libertés parlementaires de la vieille Angleterre qui était bien, avec toute sa structure sociale, ce qu'il y avait de plus aristocratique au monde, comme d'ailleurs, sa religion qui, vue sous l'angle politique, fut surtout un schisme particulariste dont l'hérésie ambiante fournit le prétexte ? La seule réponse que l'on puisse faire à ces questions, c'est qu'il en fut ainsi.
(6) Les Etats-Unis n'ont perdu pendant cette guerre que 56.000 hommes.
(7) Lorsqu'il est parlé ici de l'Europe actuelle, la Russie en est toujours exceptée.