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Calendrier grégorien perpétuel
    
CHAPITRE XVII  (Editable avec Internet Explorer)

Conclusion.

L'auteur n'est que le secrétaire des pensées généralement répandues.

    Avec le chapitre précédent, j'ai terminé le diagnostic que je m'étais proposé de faire. Depuis la société prise dans son ensemble jusqu'à l'individu considéré dans la structure intime de son cerveau, je suis allé à la limite de la visibilité ; de la mienne du moins. J'ai poussé l'analyse aussi loin que les yeux de mon esprit infirme peuvent porter en distinguant nettement un élément d'un autre et, en arrivant au terme de la tâche que je m'étais assignée pour cet ouvrage, je m'étonne moi-même de n'avoir trouvé à dire que des choses si banales, si visibles, si éclatantes, qu'à chacune j'ai éprouvé une gêne réelle à exposer ce dont il me semble que tout le monde s'est non seulement mille fois aperçu, mais encore est convaincu jusqu'à la lassitude, et doit avoir l'entendement saturé. Si moi-même je n'ai point posé mille fois la plume, c'est persuadé qu'il faut bien que quelqu'un la tienne, comme il faut un secrétaire dans une assemblée, qui en rédige le compte rendu, afin de fixer les idées de ceux-mêmes qui ont pris part aux débats. Pour se placer de telle sorte qu'en séloignant de la foule il embrasse mieux l'ensemble de ses mouvements, le philosophe, cependant, n'y voit guère mieux qu'elle ; dans sa solitude, il n'en est que plus près de ce voile de brume que nul regard ne peut percer et au-delà duquel il y a l'infini.

De l'utilité de la ligne de conduite théorique.

    De tout enseignement de l'expérience, il se dégage une ligne théorique correspondant à ce qui aurait dû être fait et doit être fait désormais ; ligne dont la rectitude idéale transperce les oppositions et renverse les obstacles que la pratique oblige constamment, dans la réalité, à dissocier et à contourner. Cette ligne théorique est indispensable à la faiblesse de l'âme humaine ; sans elle, il n'y a, en toutes choses, que divagations et erreur ; mais elle ne tient pas compte de certaines possibilités et elle ne peut être suivie politiquement qu'en décrivant autour d'elle une spirale dont il faut se tenir pour satisfait lorsqu'on parvient à ne pas la faire trop ample. Nier cette ligne théorique c'est se refuser à vouloir partir d'une idée juste, et donc se priver à tout jamais de l'espoir de réussir ; c'est se vouer à une suite d'erreurs qui s'engendreront sans fin. Prendre cette ligne pour guide de sa pensée et pour axe de sa conduite, s'efforcer de la serrer le plus possible, c'est se mettre dans le bon sens au lieu de se précipiter dans le mauvais ; c'est se placer dans le sens de la vie au lieu de se ruer dans celui de la mort ; c'est faire acte de sage. Maintenant, connaissant le tracé de la ligne, il reste à faire, en matière de conclusion, le bilan des possibilités dont dispose encore la civilisation chrétienne.

Que peut-on attendre de la société chrétienne dans l'état de sa désagrégation actuelle.

    Que peut-on attendre des sociétés chrétiennes qui, les unes après les autres, ont imité l'exemple de la France révolutionnaire ? Que peut-on espérer de la France elle-même ; d'une nation qui a décidément rompu avec les traditions qui l'avaient faite grande; qui a systématiquement repoussé l'héritage politique et moral des siècles qui l'avaient vu s'épanouir et prospérer ?
    Ici, il faut s'arrêter un instant et se recueillir. Ecartant les broussailles dont, depuis cent cinquante ans, la phraséologie démocratique s'est efforcée de les recouvrir, il faut observer dans leur nudité les deux faits capitaux de la Révolution et en reconnaître toute la signification. Ces deux faits sont la nuit du 4 août et le meurtre du Roi.

Le 4 août 1789.

    Le 4 août 1789 est la première des deux dates essentielles qui jalonnent la décadence chrétienne (1). L'immense effondrement de l'édifice féodal en partie vermoulu, en partie très sain encore, jeté bas dans la fièvre nocturne d'une exaltation unanime, fait de cette date à jamais célèbre la plus importante de la Révolution française. Elle initie le principe négatif de la rupture violente des contrats qui unissent les hommes en les liant ; elle initie le mépris solennel de tous les engagements, au gré des passions du souverain populaire. A partir de cette fameuse nuit, aucun contrat, notamment entre un prince et son peuple, qu'il se nomme charte ou constitution, ne sera plus sacré ; et toute l'histoire du siècle suivant se déroulera pour le prouver. Le 4 août 1789 d'autre part, une atteinte mortelle fut portée au principe de la propriété privée alors que - chose bien caractéristique de l'équivoque démocratique - les décisions de cette nuit délirante étaient prises en application de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, laquelle affectait précisément de garantir la propriété, en sorte de donner à penser qu'elle ne l'avait pas été jusque-là. En réalité, la Déclaration entendait accomplir la tâche - équivalente à la quadrature du cercle - d'assurer à leurs futurs détendeurs l'heureuse possession des biens qui allaient être confisqués en application des articles de ladite Déclaration et au nom de principes révolutionnaires dont les déductions excluent la propriété privée (2). De cette spoliation initiale découlent, comme autant de conséquences strictes, toutes les spoliations de même essence qui ont eu lieu depuis : notamment celle de 1904 à l'égard de l'Eglise, ainsi payée un siècle plus tard (mais non guérie) de ses enthousiasmes inconsidérés. Il en est ainsi jusqu'à la confiscation généralisée que la démocratie pratique systématiquement de nos jours par la voie de l'impôt et par le moyen consistant à remplacer la monnaie par des papiers à valeur conventionnelle variable et sans cesse décroissante. Enfin - et c'est un corollaire de ce qui précède - la démocratie, dans la nuit du 4 août, en ravissant à l'Eglise et aux riches leurs droits, a prétendu se charger de leurs devoirs. Elle a donc inscrit dans les budgets futurs les têtes de chapitres que la démagogie alourdira constamment davantage et dont, un siècle et demi plus tard, le poids intolérable écrasera une société désormais détournée de toute civilisation par l'obligation impérieuse de trimer afin d'alimenter l'insatiable appétit du désordre public.
    Qu'à partir du ministère de Richelieu, la monarchie absolue ait préparé dans une certaine mesure cet état futur des choses, il y a là une part de vérité qu'il faut se garder d'exagérer comme plusieurs historiens du XIXè siècle se sont complus à le faire. Il ne faut point abuser de la facilité qu'il y a toujours à découvrir que chaque âge prépare le suivant, et à démontrer que ce qui est procède naturellement de ce qui fut. A ce compte, on peut rattacher, par certaines de ses pratiques, le règne de Louis XIV aux principes du socialisme d'Etat, et faire dans ce genre bien d'autres choses plus étonnantes encore. Il est vrai toutefois - et c'est un fait éternel parce qu'il tient à la nature des choses - que le gouvernement monarchique ou oligarchique d'un Etat où la noblesse n'a plus guère de rôle effectif et où le prince est parvenu à rabaisser tout ce qui émergeait politiquement et pouvait balancer sa puissane, il est vrai, dis-je, qu'un tel gouvernement, dès que le pouvoir central faiblit, s'offre sans autres défenses aux entreprises de la démocratie quand elle est aux aguets. L'Etat, en 1789, appelait une réforme à l'instar de l'Eglise au XVIè siècle. L'Etat de Louis XVI a donc convoqué à Versailles son concile de Trente. Mais les temps avaient changé et les destins se révélèrent tels que ce fut ce concile même qui fit triompher sans partage l'hérésie démocratique, contre laquelle il était appelé à sauver l'ordre en réformant ce qu'il avait pour premier devoir de conserver.

Le meurtre du prince et sa signification.

    Quant au meurtre de Louiq XVI, il est indispensable d'abord, si l'on veut lui donner son plein sens, de se bien représenter le caractère du monarque français sous l'Ancien Régime. Ensuite il importe de juger la portée de l'acte, non pas selon nos idées modernes, à peu près amorphes à cet égard, mais selon l'éthique sociale de l'époque où il a été commis.
    Si, dans la Chrétienté, le culte des ancêtres n'y existant pas, l'autorité paternelle ne participait pas directement de la religion, l'obéissance néanmoins était si strictement prescrite par les lois de l'Eglise qu'elle figurait comme l'un des devoirs les plus sacrés du chrétien, convaincu de se soumettre à la volonté divine en se soumettant à la volonté du père que Dieu lui avait donné. Au demeurant, on pourrait dire que, en plus des traditions orientales héritées en ligne directe d'Israël par la voie religieuse, la Chrétienté a reçu de l'Antiquité gréco-latine les habitudes d'un respect si grand de la hiérarchie familiale, avec le principe d'une soumission telle à l'autorité du père de famille, qu'il en résultait une discipline équivalente à celle que consacrait le caractère sacerdotal du pater-familias dans l'Antiquité. On pourrait dire cela si, plus simplement, le respect absolu et religieux, sous une forme quelconque, de la puissance paternelle n'était pas le fait le plus commun de toutes les sociétés en état de vie normale, parce que, sans ce respect, aucune cohésion ne peut être maintenue dans la famille dont l'organisation est à la base de la vie sociale. En regard de cela, l'affaiblissement de ce respect et le relâchement des liens familiaux est le fait plus ou moins accusé de toutes les décadences ; tandis que la suppession de toute autorité paternelle et le transfert de cette autorité à l'Etat, entraînant la dissolution complète de la famille, appartient à la phase la plus purulente de la maladie démocratique rappelant, en caricature, certaines organisations politiques qui fonctionnèrent chez plusieurs peuples dans un autre âge, et social et humain.
    Quoi qu'il en soit, il est une réalité dont on a perdu la notion aujourd'hui (bien qu'on en ait volontiers à la bouche le nom vide de sens), c'est que tous les groupements qui, dans l'ancienne France comme dans le reste de la Chrétienté, réunissaient les hommes en dehors de la famille, selon leur état, leur métier ou à quelque titre que ce fût, avaient eux-mêmes un caractère familial extrêmement accusé. Ce caractère familial se manifestait tant dans la conception de leur hiérarchie que dans celle des rapports de leurs membres entre-eux, comme il se manifestait aussi dans les règles et les coutumes qui étaient leurs lois particulières. Toute autorité, d'ailleurs, portait la marque de l'autorité paternelle et lui ressemblait ; celle du prince plus que toute autre et au sommet de toutes les autres. Lorsqu'en des temps où l'on n'avait que faire de démagogie, le roi se disait le père de ses peuples, ce n'était point une vaine formule. C'était au contraire un mot qui avait un sens précis, jusque dans le cas du châtiment. Car, complétant les liens de commandement et d'obéissance, de droits et de devoirs réciproques, il existait encore, des peuples au prince sous la forme filiale de la confiance et du respect, et du prince aux peuples sous la forme paternelle de la protection et de la bienveillance, le lien moral indispensable d'une affection immense, incontestée, spontanée et touchante, qui explique bien des faits grands et petits et dont il faut constamment tenir compte pour l'intelligence de l'histoire de l'ancienne France. Le caractère familial des groupements dans la nation, le caractère paternel de l'autorité en général, donnaient aux rapports sociaux des temps passés, un tour qui s'est complètement perdu dans l'anonymat de la machine sociale moderne. Quant à l'affection des peuples pour le prince, elle était leur façon de s'aimer collectivement : en lui, c'est eux-mêmes qu'ils aimaient, et ce sentiment que la monarchie absolue rend concret dans la personne sans rivale du roi, représentant la sauvegarde de toutes les personnes et de tous les intérêts, était le patriotisme même de cette époque.
    Outre le caractère familial du régime dans l'ancienne monarchie, la personne du roi avait un caractère sacré, non seulement comme le père commun sur lequel nul n'oserait porter la main, mais plus encore par le fait de l'onction reçue à Reims.
    Il convient d'observer brièvement ici que depuis les origines de la Chrétienté jusqu'à des temps qui ne sont pas très lointains, la délimitation entre les clercs et les laïcs, malgré la ligne infranchissable tracée par le sacrement de l'ordre, n'avait point cette netteté sèche et artificielle à laquelle nous sommes habitués depuis le concordat. Il existait dans le passé, entre le prêtre et l'individu purement laïc, une longue série de gradations qui faisaient participer à des degrés divers une foule d'hommes et un certain nombre de femmes à la fonction religieuse, sans cependant qu'ils fussent pour cela religieux. Soit que ces personnes fussent liées à l'Eglise par la protection qu'elles en recevaient, soit que la jouissance d'un bénéfice et une dignité écclésiastique leur imposât certaines obligations de la vie sacerdotale, soit qu'une dévotion particulière les rattachât à une formation séculière ou régulière quelconque, elles se trouvaient mêlées de plus ou moins près, parfois intimement, aux soins du sacerdoce et aux soucis du culte, et, parallèlement avec les clercs, elles partageaient certaines de leurs attributions. Seuls les oblats, les tertiaires, représentent aujourd'hui en France le vestige à peine perceptible de cette immense organisation dont l'Espagne, avec ses nombreuses confréries, offre le spectacle encore très vivace.
    Un laïc était alors couramment prieur ou abbé, curé, chanoine ou cardinal (3) ; tout comme, en revanche, un clerc remplissait communément de hautes fonctions civiles, et à l'occasion même militaire. Il y avait interpénétration réciproque, avec cette différence toutefois que le clerc ayant une charge laïque en accomplissait effectivement les devoirs, tandis qu'un laïc nanti d'un bénéfice n'occupait trop souvent qu'une sinécure. Peu d'institutions, disons-le d'abord, furent la source d'autant d'abus scandaleux et entretinrent mieux une plus constante opposition entre les deux pouvoirs à la fois complémentaires, séparés et rivaux que sont le pouvoir spirituel du pape et le pouvoir temporel des princes. Cette dualité, particulière au monde chrétien, a eu des conséquences politiques incalculables qui toutes se ramènent à la Querelle des Investitures ; querelle toujours renaissante sous mille formes parce qu'elle ne comporte aucune solution définitive, et à laquelle se rattachent en partie les coutumes en question. De ces coutumes, cependant, on n'a mis en lumière que les défauts, à la vérité graves et nombreux, dont Rome se plaignit souvent, que l'Eglise s'efforça plusieurs fois de corriger, contre lesquels le Concile de Trente notamment, édicta de saines réformes restées en partie lettre morte, et qui durèrent pratiquement autant que la monarchie (4). Néanmoins, lorsque, malgré ses vices, une institution a résisté aussi longtemps et concorde avec l'épanouissement d'une grande civilisation, c'est l'indice non douteux qu'elle comportait certains avantages, moins apparents sans doute, moins compacts, si l'on peut dire, que ses torts, mais d'importance primordiale toutefois. Il est malheureusement impossible de s'étendre ici sur cette question, dont l'aspect financier, soit dit en passant, n'est pas le moins chargé d'enseignements. Disons seulement, en considérant le phénomène dans son acception la plus générale, que le fait d'autant de laïcs activement intéressés à la charge de maintenir la foi et la grandeur de l'Eglise, conférait à la Catholicité une puissance singulière que rien ne saurait remplacer. Tandis que par ailleurs, le même fait prouvait combien largement et avec quelle impétuosité le flot spirituel pénétrait dans la vie temporelle, combien profondément l'esprit religieux imprégnait l'activité profane, combien grande et forte était l'unité de la société.
    Parmi ceux, donc, qui n'étaient point clercs, le prince n'était pourtant pas absolument un laïc. Il était la première et la plus éminente des personnes qui, sans faire partie du clergé, possédait néanmoins un certain caractère religieux. Mais, de ceux-ci même il se distinguait seul, par l'onction sainte qu'il avait reçue. Le sacre du roi, en effet, tenait en quelque manière de celui de l'évêque. Il lui imposait des obligations qui apparentaient au sacerdoce certaines de ses fonctions. Il introduisait officiellement le souci effectif du spirituel dans son action temporelle et, en lui conférant son caractère de roi qui se nommera très-chrétien, de délégué de Dieu à la tête de son peuple, il rendait sa personne intangible parce qu'il la faisait sacrée (5).
    Qu'en tant que roi Louis XVI ait personnellement été un pauvre prince, c'est l'évidence. La mentalité plébéienne moderne qui se plaît à s'émouvoir de tout ce qui est menu, lui accorde volontiers des vertus d'homme privé qu'il avait en effet ; vertus passives qui ne suffisent jamais à un monarque et ne lui conviennent pas toujours. Il est bien entendu que si, au lieu d'être indécis, il avait eu du caractère ; que si, sans pour cela être cruel, il avait été terrible, au sens propre et latin du mot (6), il serait mort sur le trône, vénéré de son peuple et redouté des autres. Au surplus, les régimes ne meurent point de leur dureté ; ils meurent de leurs faiblesses.
    Qu'à la fin du XVIIIè siècle d'autre part, la noblesse fût très amollie après avoir fourni une des plus belles carrières qui se puisse, restant composée de gens charmants, d'une rare élégance physique et morale, très affinés - trop affinés - parmi lesquels les talents de l'esprit étaient fort nombreux et le goût parfait, et que le sang de la bourgeoisie parvenue dont l'apport régulier grandissait démesurément depuis tantôt deux siècles, avait finalement plus édulcorée que revigorée, la vieillesse générale aidant ; que cette noblesse au caractère émoussé se soit montrée incapable d'une réaction de corps, virile et cohérente ; qu'elle soit apparue dépouillée de ces dons politiques qui participent plus des réflexes que de la réflexion et, dans certaines conjonctures, commandent la dureté en écartant les vains scrupules d'une sensibilité énervée ; c'est une évidence (7). Il tombe sous le sens que si les gentilshommes de la cour de Louis XVI, et le pauvre M. de Launay entre autres, avaient eu la trogne moustachue de ces porteurs de rapières lorrains dont Callot a gravé les portraits dans la série des gentilshommes de son pays, les preneurs de la Bastille, dans le cas improbable où ils auraient vécu le 14 Juillet, auraient immanquablement connu des lendemains d'une gloire plus obscure et moins facile.
    La question, cependant, n'est point ici l'examen des faiblesses qui ont rendu possible tel acte historique : elle est de soupeser cet acte en lui-même et de lui attribuer la valeur morale pure qui lui revient. Pour ce faire, il importe, d'une part de le peser avec les poids de son temps. En matière historique, en effet, il n'y a de jugement moral valable à l'égard d'une société qu'à partir de l'éthique de cette société ; de même que pour la lecture d'un texte, il n'y a d'alphabet valable que celui de la langue de ce texte. Pour tout ce qui ressortit à l'antiquité grecque ou latine, à la cité antique, il faut toujours partir du culte des ancêtres et des pratiques religieuses de ces sociétés, comme l'a montré avec sa géniale érudition Fustel de Coulanges. Pour tout ce qui est de la Chrétienté, surtout et singulièrement de la France, il faut partir des doctrines de l'Eglise et de tout cet ensemble de lois civiles et morales, d'us et de coutumes qui en dérivaient ; s'agissant de sociétés qui, héritières à la fois de Rome et d'Athènes, ont évolué jusqu'au seuil de la vieillesse dans un état procédant étroitement de l'idée et de l'organisation féodale, dont la structure contractuelle était fille d'une conception juridique toute romaine. Quant au jugement matériel, il se forme de lui-même par l'examen du rapport entre les intentions et les résultats obtenus.
    Cela posé, on est fondé à dire qu'en décapitant son roi, la nation française a commis deux crimes en un seul : un parricide et un sacrilège. Cette opinion, qui est de nature à effaroucher la prudence de beaucoup de Chrétiens bien pensants, serait celle de n'importe quel Musulman ou Boudhiste instruit ; elle ne saurait choquer en rien un agnostique réfléchi. Au demeurant, que les-dits crimes et tant d'autres dont la Révolution est ensanglantée, aient été commis par une minorité exaltée, débordée par ses propres principes et secondée et poussée à la fois par une bande relativement peu nombreuse d'assassins et d'énergumènes attirés de tous côtés par le désordre, comme on se plaît maintenant à le faire ressortir, cela n'amoindrit en rien le fait. A l'heure de son écroulement, il est de règle que la plupart de ceux qui ont le mieux contribué à miner l'édifice se retirent et assistent avec stupeur à sa chute, en spectateurs passifs et silencieusement réprobateurs, comme si leur indispensable travail préparatoire étant terminé, ils laissaient à d'autres le soin répugnant des œuvres d'exécution définitive. Pratiquement, il importe peu de savoir ce que ces gens ont pensé sur l'heure car, dans l'ensemble, ils cessent de compter. Tout au plus peut-on noter que certains d'entre-eux se livrent, quand il est déjà trop tard, aux gestes d'une agitation repentante, généralement d'ailleurs maladroite ou stérile, qui sert souvent les évènements plus qu'elle ne les entrave. Il suffit de se rendre compte que le fait est la résultante mécanique d'un ensemble insuffisamment sinon à peine contrarié de forces sociales, les unes négatives, les autres positives, qui, chacune à sa manière, ont toutes concouru à son accomplissement. Il reste ensuite à analyser le mécanisme de ses conséquences.
    Depuis 1793, la France est restée l'esclave de ses forfaits. Elle en a été transformée matérialement (c'est-à-dire politiquement), et moralement ; puis, partant, esthétiquement.

Conséquences politiques de cet acte.

    Politiquement, en décapitant son roi, la France a effectivement décapité la nation. La société, composée d'une collection d'hommes comme l'homme est composé d'une collection de cellules, diffère cependant de l'être humain et des animaux supérieurs en ce que ces derniers meurent instantanément quand on leur coupe la tête, tandis que, quoique frappée à mort, la société décapitée peut vivre encore assez longtemps et connaître même, tout en déclinant, des périodes d'un faux brillant et d'une véritable prospérité. Sous ce rapport la société humaine est comparable d'une part aux êtres inférieurs possédant une matière nerveuse diffuse qui entretient la vie dans leurs tronçons, d'autre part elle évoque l'idée de ces invertébrés dont le membre coupé repousse plus petit et plus faible. Mais, chez elle, c'est la tête qui a cette propriété. Il lui en repousse d'éphémères, plus petites et plus faibles aussi qui semblent bourgeonner et s'user de plus en plus vite. Ainsi, la France aura été la première de ces sociétés à peu près acéphales comme elles le sont plus ou moins toutes devenues à sa suite. Le propre de ces sociétés est l'absence totale de conception politique d'ensemble mesurée, et son remplacement par des velléités brûmeuses et démesurées dont le type est le socialisme international : expression chevrotante d'un désir d'organisation sociale en même temps que la négation absolue de sa possibilité. Ces sociétés sont vouées, dans leur décadence, aux alternatives de plus en plus rapprochées de l'anarchie et de la dictature. Or, si le dictateur est bon, il est forcément meilleur que ses concitoyens ; il est donc, à quelques fidèles près, seul en face d'eux, et, trahi dans le secret de leur cœur par le non sens de ceux qui devraient le mieux le soutenir, il est abandonné de tous à la moindre faiblesse. C'est dans ces conditions qu'il doit faire une œuvre essentiellement personnelle et éphémère comme sa vie. Et pour que le dictateur soit bon, il faut qu'avec l'âme sereine et forte d'un sage, il réunisse en lui toutes les qualités politiques à la fois, car il a tout à faire ou à maintenir, et s'il n'est pas apte à tout, il est pire que rien.

Ses conséquences morales.

    Les conséquences morales du meurtre de Louis XVI sont plus grandes encore que ses conséquences politiques parce que le meurtre du roi a coupé les ponts avec le passé auquel la nation ne peut plus se rattacher sans se condamner. D'abord, après cet acte de fureur complété par la violation des sépultures de Saint-Denis, un sentiment, désormais privé de sève, ira se desséchant très vite pour disparaître finalement : le respect. Après son crime, loin de le confesser, loin de se repentir, la France au contraire en a hautement tiré gloire, invitant le monde à faire comme elle, préparant des réserves de louanges et d'approbations pour les peuples qui, en l'imitant, formeraient un cortège à l'infamie dont elle s'est couverte. Ne pouvant justifier son forfait selon l'éthique classique, elle a consommé le scandale en en prenant avec arrogance le contre-pied. Elle a proclamé alors le semblant d'une autre morale sous la forme d'une série de maximes foncièrement négatives et d'ailleurs contradictoires, agglutinées par l'aigre substance d'une mentalité systématiquement dénigrante à l'égard des prinipes de la raison qui ont toujours soutenu les sociétés humaines. Désormais il n'y aura plus rien d'intangible parce qu'il n'y a plus rien de sacré. Désormais aussi, avec son sens moral entièrement faussé, la société s'interdira de tirer de ses fautes les leçons, qui les font fécondes, et les enseignements qui rapportent à la longue plus que l'erreur n'a coûté. Désormais enfin, voués à la constante amertume d'une suffisance impuissante et déçue, les citoyens ne connaîtront plus la douce et reposante simplicité des idées saines qui, aux siècles de foi, remettait à la volonté divine tout ce devant quoi l'homme est sans force, et dont la sérénité, comme un sourire maternel, ramenait la paix dans les âmes éprouvées, inquiètes ou égarées.

L'image du passé.

    La déformation qu'a fait subir la Révolution à l'âme française se peint, nous l'avons dit, sur la physionomie du vieux monde chrétien auquel l'ensemble de ses manifestations esthétiques donne aujourd'hui les traits ravagés d'un vieillard, dont l'altération du visage reflète les dévergondages de la raison et les extravagances, tantôt sordides, tantôt frénétiques, de l'esprit.
    "Nous ferons un cimetière de la France plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière" s'est écrié Carrier. On conçoit sans peine combien transformé peut être le peuple impénitent qui, après plus de cent cinquante ans, conserve avec son culte aux "immortels principes", son admiration, sa dévotion "laïque" à la mémoire de pareils forcenés. On frémit à la pensée de ce qu'est devenu la nation qui, il y a quelques années, parmi les pompes officielles, inaugurait dans Arras, sa ville natale, la statue de Robespierre, avant, pour comble, d'élever son buste à St-Denis ! A partir de 1793, ce peuple ne pourra plus rire sans une arrière-pensée ; dans toutes ses joies désormais incomplètes, percera quelque chose de forcé et d'amer, une note agressive, une contrainte sentimentalement haineuse (8) ; tandis que pour quelques-uns il n'y aura plus d'amusements, qu'un deuil profond, le deuil du passé, imprègné d'une buée de mélancolie que percevra tout observateur attentif. Cet état d'âme, on le suit jusque dans le clinquant peu distingué de cette sorte de grande fête foraine, à la fois princière et bougeoisrment cossue, qu'à été le Second Empire, où l'on saisit sans cesse le grondement de moins en moins sourd de la démocratie envieuse dont, au sommet de l'Etat, la faiblesse socialisantede Napoléon III invitera le ton à s'élever jusqu'à devenir strident, à la veille de 1870.
    Comment dans le rictus moderne (9), reconnaître ce clair et fin sourire illuminant la physionomie radieuse de l'ancienne France dont le charme s'est imposé au monde pendant tant d'âges ? Car il est bien permis de dire ce que naguère encore, au temps où il existait une société européenne, tout ce qui composait l'élite, à l'étranger, s'entendait pour proclamer ; c'est que, douée comme nulle autre peut-être ne l'a été de façon aussi complète, la France a excellé quasi dans tout. Seule, elle a connu deux apogées dans le premier des arts : l'architecture. Ce fut d'abord, à l'époque ogivale, au printemps de sa vie, lorsque le cœur de son territoire se couvrit d'églises superbes qui jaillirent de son sol comme une floraison d'orchidées. Par la sveltesse magnifique de ses formes, le style flamboyant en effet reflète tout ce qu'il peut y avoir d'ardeur et d'élan dans la foi, de fierté et de richesse dans le génie d'un peuple jeune. Rien n'en rend le sentiment plus vif, tout en ravissant les yeux de l'esprit, que la vue du déambulatoire de Saint Séverin et la contemplation de ces fines nervures qui s'élancent, entrelacées, vers la voûte, pour se joindre comme les doigts élégants de mains invisibles et suppliantes, se pressant pour élever vers le Ciel la plus sublime prière de pierre que le ciseau d'un artiste ait jamais façonnée. Cette époque est la plus réellement forte de l'histoire française. Elle est celle où régna la plus grande unité d'âme. Deux noms la dominent dès ses débuts comme sa plus haute expression morale, deux noms qui émeuvent la pensée lorsqu'elle se reporte au souvenir des saints qu'ils évoquent ; les noms de deux hommes qui incarnent l'immortelle beauté de leur temps : Saint Louis et Saint Thomas d'Aquin, le plus grand des princes et le plus grand des docteurs, le prince des docteurs et le docteur des princes.
    Puis vint la Renaissance. Précoces comme leurs populations, l'Italie d'abord et l'Espagne ensuite connurent leur apogée. L'Italie est comme l'aînée des nations chrétiennes. Le génie italien a été le maître de l'Europe ; à cette époque il a tout enseigné, depuis la statuaire jusqu'à l'art des jardins, jusqu'à l'opéra et l'équitation classique. Une émulation, d'ailleurs, semblait alors animer tous les pays : non seulement au sud, mais en Angleterre, dans les Pays-Bas, dans le sud des Allemagnes, l'esprit était en effervescence, cherchant sa voie après avoir répudié les disciplines tutélaires de la philosophie scolastique ; et l'on voyait partout éclore les talents les plus divers. On sentait qu'un air de grandeur et d'intelligence courait le monde chrétien. Son destin devait le fixer chez-nous. Placée à la croisée des chemins, la France, tout en guerroyant à l'extérieur, avait à surmonter la plus grande crise intérieure qu'elle subit avant la Révolution. Aux prises avec les guerres de religion, elle se mettait toutefois à l'école italienne, car, jadis, si graves que fussent les conjonctures politiques, elles n'entraînaient pas cette misère sociale toute démocratique qui écrase l'individu et stérilise les dons de l'intelligence ; elles n'absorbaient pas toute l'activité humaine et laissaient son harmonie à la diversité de ses fonctions. Rapidement la France atteignait en certains genres l'art italien qu'un jour elle surpassera en tous ; elle le dépassait déjà en architecture et, transformant ses châteaux forts dans le vaste jardin où la cour évoluait alors si volontiers, elle sema les bords de la Loire de nobles demeures où, sur la puissante construction des anciennes forteresses, s'épanouissait la grâce du style le plus original, le plus divers, le plus avenant que l'on puisse voir.
    Cependant, les guerres intestines allaient finir. Le jour où le roi légitime, demandant le baptême, vint frapper aux portes closes de la basilique de Saint Denis, qui s'ouvrirent à sa prière comme celles mêmes du cœur de l'Eglise pour le recevoir dans son sein, une ère d'ordre et de paix intérieure s'ouvrait pour la France, qui devait durer deux cents ans et être l'une des plus fécondes de l'histoire du monde.
    Pendant que le pays capétien se remettait en ordre et semblait se préparer, l'Italie entrait dans une décadence pleine d'agréables et menus talents, dont la douceur devait bercer son indolence, incomplètement troublée par Napoléon même, durant deux siècles et demi, jusqu'à ce que Cavour, énervant son grand âge, fit d'elle ce qu'il n'était point dans son destin naturel de devenir sainement. L'Espagne, de son côté, commençait un long déclin, prometteur d'une paresseuse mais verte vieillesse. En Angleterre, par ailleurs, où achevait son œuvre l'un des plus grand connaisseur du cœur humain qui furent jamais, un trouble politique très grave se préparait, parmi les longues répercussions et les tassements successifs duquel s'élaborera l'apogée tardive du XIXè siècle. Les Pays-Bas d'autre part, qui allaient connaître leur âge d'or et où naissaient en ces années les maîtres d'une école de peinture dont l'art incomparable n'a jamais été surpassé, que l'on sache, entraient dans une ère d'anarchie et de corruption politiques qui annonçait leurs revers militaires. L'Empire, enfin, faiblissait et, foncièrement divisé, l'Allemagne se préparait les défaites qui la conduiraient à la paix de Westphalie. Alors, se dressant avec une grâce et une noblesse sans pareil au-dessus des nations, d'un rayon puissant et soutenu, une seconde fois, le génie français illumina longuement le monde.
    A partir du milieu du XVIIè siècle, la France, de tout temps déjà si grande, donna définitivement le ton à l'Europe ; elle fut dès lors comme un grand seigneur parmi ses voisins, certains aussi anciens gentilshommes que lui, mais dont aucun n'a sa puissance, sa richesse, ses ressources, son raffinement, ni la grandeur et l'élégance de son train. Après l'heure du Zénith que représente le grand siècle, le règne de Louis XV, semblable à la longue et chaude après-midi d'un beau jour, marqua la seconde apogée architecturale. Avec une incroyable fécondité, la France à cette époque répandit tout autour d'elle les trésors d'un style qui n'a jamais pu être même imité (10). Ce fut une apothéose esthétique qui se refléta dans tout. Alliant la vigueur, la finesse et la grâce dans des proportions divines, elle donnait aux grandes et aux petites choses de la vie leur forme parfaite, et une élégance qui les fuyait ailleurs. Ses lois, ses arts, ses jugements, ses méthodes, jusqu'à sa cuisine exquise, imposaient leur supériorité au monde chrétien, qui depuis s'est orné du reste des richesses qu'elle a prodiguées. Il semblait qu'elle fût ruisselante de dons et de trouvailles. Son visage était alors clair et insoucieux, car elle ignorait l'envie ; elle était heureuse et aimait le plaisir ; la légèreté était son défaut, qui s'accentuait et qui, relâchant son frein religieux, la poussait à glisser dans la voie de la déraison. Cependant, elle produisait énormément car elle n'était point du tout paresseuse, et travaillait vite, avec facilité et intelligence, apportant à ses ouvrages ce fini qui lui est particulier. Elle avait de la vertu, beaucoup de vertu même, mais elle l'avait aimable et indulgente, en sorte qu'on s'y est souvent trompé ; quand elle péchait, c'était avec une grâce ou une drôlerie qui ajoutait à son charme et lui firent envier jusqu'à sa science de fauter avec goût, qui ne fut jamais bien comprise et toujours mal copiée. Jamais plus que le sien, esprit ne se montra vif, souple et fin ; jamais sens de la mesure n'eut autant de sûreté, ni ne fut si répandu. La séduction qu'aura exercée la France n'a de comparable que celle d'Athènes dans l'Antiquité, aux traits de laquelle s'alliait en elle quelque chose de l'âme romaine et beaucoup du sens latin de l'Etat. A cela, hélas, s'est ajouté sur le tard la propension grecque aux dérèglements sociaux de la démocratie, rendue expansive par la déviation hérétique du besoin chrétien de propager sa foi.
    Au surplus, que l'on imagine, si l'on peut, ce que devait être l'aspect physique de la France le 12 juillet 1789 encore, la veille du jour où s'accomplit la première destruction révolutionnaire : celle de la précieuse bibliothèque de Saint-Lazare (11). Que non seulement l'on évoque les trésorts intacts et soignés que renfermait ce richissime pays, mais que l'on songe surtout à ce fait que, dans les clairs batiments des villes, qu'aucune suie ne noircissait alors, il n'était rien qui détonât. L'œil pouvait rencontrer la simplicité extrême ou la pauvreté - et en ce cas une pauvreté de caractère rural - il ne rencontrait rien d'absurde à l'égard de la nature humaine, donc de proprement laid ; il était habitué, sans que rien d'esthétiquement discordant le heurtât jamais, à la justesse des proportions, à l'harmonie majestueuse ou riante des lignes, et il vivait dans la familiarité des chefs-d'œuvre accumulés par les siècles et soigneusement conservés, dans lesquels l'élégant génie français de tous les âges s'était à la fois traduit et fixé.

Le présent : les ruines révolutionnaires et le pouvoir destructeur des hommes.

    Moralement et matériellement, la Révolution a initié la démolition d'un pays qui, jadis ardent à vivre, s'est désormais dévoué à sa mort, qu'il invite de cent manières à le prendre. "La démocratie qui, dit M. de La Gorce, se plaît aux grands amas de choses brisées" a couvert la France de ruines ; ruines imposantes et éloquentes encore ; trop sans doute, car elles sont elles-mêmes menacées ; et le vers désespéré de Lucain chante à la mémoire :
                Etiam periere ruinae !
    Renan disait de l'Etat démocratique, que : "les fous, les incapables, les scélérats y sont attirés par le sentiment instinctif que leur moment d'être utiles est venu", et cela se déduit fort bien, car l'individu a pour détruire une facilité hors de toute proportions avec la peine qu'il doit prendre pour édifier. La nature a fait les choses telles, qu'impuissants pour le bien les petits, les faibles, les inférieurs à tous les titres, soient doués d'un singulier et redoutable pouvoir de faire ou de provoquer le mal, et que rares soient ceux qui peuvent écrire la page que n'importe qui peut déchirer.

L'arrière-pensée démocratique et l'infériorité du personnel gouvernemental.

    Depuis 1789, rien ne s'est plus accompli dans les affaires de l'Etat sans que dominât une pensée ou une arrière-pensée dite politique au sens restreint du mot, c'est-à-dire de politicien ; hypothèque qui rend forcément anti-politique, au sens classique du terme, toute action de gouvernement entreprise dans ces conditions. En matière de politique extérieure, celle de Napoléon III, aboutissant à l'unité italienne et à l'unité allemande, pour s'abîmer dans le désastre de 1870, restera un modèle du genre. L'Angleterre naguère et les Etats-Unis de nos jours, par leur attitude à l'égard, respectivement, de la Russie et du Japon, en 1904 puis aujourd'hui, risquent fort d'en offrir un autre qui surpasse le premier ; car aucune expérience ne sert de leçon aux hommes, sans quoi l'humanité serait parfaite depuis le temps qu'elle en fait. Quant à la politique de Napoléon Ier, héritière de la Convention, durant quinze ans de romantisme militaire, elle a été toute marquée d'utopies sociales. Il est vrai toutefois qu'au siècle dernier la politique étrangère a échappé de-ci de-là à l'obsession démocratique, dans les questions qui sont loin de l'électeur, qui n'attirent pas l'attention des journalistes et dont l'opinion donc ne s'empare pas. Mais en revanche, pour la politique intérieure, la règle est absolue.
    C'est là, combiné avec le jeu du suffrage universel, ce qui explique l'infériorité croissante du personnel gouvernemental. A mesure, en effet, que la démolition démocratique avance, le travail rencontre de moins en moins de résistance ; il y a de moins en moins haut à monter pour l'achever, et l'œuvre descend ainsi progressivement à la portée d'une qualité d'hommes de plus en plus commune. Ceux-ci donc, de plus en plus nombreux, dans l'atmosphère agitée d'une confusion sordide, se ruent, parmi les décombres, sur le chantier devenu facile à escalader. Ainsi, depuis que la démocratie règne en France sans frein, c'est-à-dire depuis 1877, il n'y a pratiquement pas eu d'homme politique au pouvoir chez qui la passion démocratique, combinée avec le souci de sa réélection, n'obnubilât tout ce qui peut ressembler aux vues d'un homme d'Etat. Tous ont eu ceci de commun qu'invinciblement attirés par ce qui plus ou moins, sous les fumées de l'utopie, répandait socialement une odeur de charogne, ils ont été, dans les grandes affaires, presque infailliblement détournés des solutions que le simple bon sens eût peut-être imposées sans cela, par cette véritable aberration de l'intuition.
    Aujourd'hui la multitude de ces ministres et sous-ministres dont on ne connaît même plus les noms, passant et repassant dans des fonctions ruineuses et désorganisatrices ; tout ce personnel administratif de rongeurs obscurs ; tout ce petit monde, replet, content de soi, triomphant, qui s'agite dans la chose publique inerte et démantelée, fait l'effet d'une sarabande de rats dans les ruines abandonnées d'un antique palais.

Caractère de l'architecture post-révolutionnaire.

    Et tout cela, une fois encore, s'est fidèlement exprimé dans l'architecture ordinaire, dans le caractère sèchement utilitaire de ce qu'on a appelé au siècle dernier le style administratif, dans l'égalité de plus en plus complète entre les étages des maisons d'habitation, puis, finalement, dans ces grandes bâtisses ultra-modernes, pourvues d'un faux confort, vilaines et compliquées ; tristes et prétentieuses casernes mal construites, déjà lézardées, qui semblent être n"es vieilles et infirmes. Cela se réflète aussi dans ces gigantesques blocs officiels de béton, forés en termitières, tel à Paris le pâté des asurances sociales, qui figurent l'enveloppe des collections purulentes du mal démocratique (12).

On ne change rien de fondamental aux sociétés.

    Dans les conditions actuelles donc, il apparaît clairement que les espoirs sont restreints. Il y a des choses qui ne peuvent être faites, et moins encore refaites ; toute tentative trop vaste se briserait contre l'impossibilité et il faut borner ses prétentions à bien étreindre, le cas échéant, le peu qui peut être embrassé. S'il est une chimère cornue, c'est bien celle qui consiste à croire que l'on change aux sociétés quelque chose au-delà du plus superficiel. Il est ménagé, dans les rouages qui les composent une sorte de jeu latéral au-delà duquel il est vain de rien entreprendre. Il faut tenir compte de cela et ne pas prétendre faire plus que le mieux possible avec les éléments humains qui composent la société, étant donné l'âge social de ces éléments, leurs qualités, leurs défauts et leur nature foncière. Au reste, attendre en général des hommes et des femmes ce qu'il n'entre pas dans leur complexion de donner est une erreur naïvement égoïste du bon sens qui, n'engendrant que des déceptions et donnant du ridicule, rend l'âme chagrine et produit un stérile découragement. En politique plus qu'en toutes choses, le mieux est l'implacable ennemi du bien.

De quelques illusions.

    Partant de là, il existe un certain nombre d'illusions grossières auxquelles il faut renoncer dès l'abord. On parle sans cesse, par exemple, de régénérer la nation. C'est, dans l'acception où on l'entend, un mot qui ne signifie rien ; un mot dont, pour son batelage, la démagogie se plaît simplement à faire résonner le vide. Répétons-le, on ne régénère pas un être vivant. On ne saurait davantage le fixer dans la force de l'âge ou l'arrêter dans le temps présent. On peut encore moins lui rendre la jeunesse, et l'on ne revient jamais au passé ; non point qu'il fût mauvais, mais parce qu'il n'est plus. Il faut en prendre son parti : tout progrès est un vieillissement. Montaigne, quoique confusément, le sentait bien quand il disait, dans une pensée un peu différente d'ailleurs : "...si je pouvois planter une cheville à notre roue et l'arrester à ce poinct, je le ferois de bon cœur." (13).
    Il est d'autres illusions plus subtiles auxquelles il faut bien se garder de suspendre ses espérances : c'est en premier lieu, celle d'une bonne démocratie par l'aménagement du suffrage universel. On peut mélanger du fiel avec de l'eau bourbeuse dans toutes les proportions imaginables, on perdra son temps sans jamais obtenir une boisson potable. C'est ensuite cette prétention à porter dans les détails de la vie nationale une perfection chimérique dont s'empare la cupidité administrative et qui se résoud en une caricature d'améliorations faite de contraintes et d'absurdités sans nombre, lesquelles bouleversent le principal sans pourvoir à l'accessoire, et font crouler finalement le tout. La sagesse ordonne de ne jamais oublier que l'excès dans la minutie, ou seulement sa tentative, est une variété très pernicieuse du désordre.

Les principes.

    "La France, dit Proudhon, a perdu ses mœurs. Non pas que les hommes de notre génération soient, en effet, pires que leurs pères... Quand je dis que la France a perdu ses mœurs, j'entends, chose fort différente, qu'elle a cessé de croire à ses principes. Elle n'a plus ni intelligence ni conscience morale, elle a perdu jusqu'à la notion de mœurs. Nous sommes arrivés, de critique en critique, à cette triste conclusion : que le juste et l'injuste, dont nous pensions jadis avoir le discernement, sont termes de conventions, vagues, indéterminables ; que tous ces mots Droit, Devoir, Morale, Vertu, etc..., dont la chaire et l'école font tant de bruit, ne servent à couvrir que de pures hypothèses, de vaines utopies, d'indémontrables préjugés ; qu'ainsi la pratique de la vie, dirigée par je ne sais quel respect humain, par des convenances, est au fond arbitraire." (14). Quelques années plus tard, Mgr Freppel s'écrie : "Le plus grand malheur pour un siècle ou pour un pays, c'est l'abandon ou l'amoindrissement de la vérité. On peut se relever de tout le reste ; on ne se relève jamais du sacrifice des principes." Ainsi, le prélat réactionnaire et le révolutionnaire socialiste se font écho ; ils se rencontrent dans la constatation du même fait, dans l'énoncé de la même vérité, et, se répondant, ils se retrouvent dans la clairvoyance de leur commune intelligence. Les principes, en fait, sont les causes ; or, on ne renverse jamais de funestes effets, on ne crée jamais de conséquences meilleures que dans la mesure où l'on renverse les causes en sorte de les rendre telles qu'elles produisent désormais des effets plus favorables. Et donc, s'il est une chose certaine, c'est que la persévérance à gouverner les peuples selon des principes qui les ont toujours conduits à la ruine ; c'est que l'entêtement, devant l'échec, à perfectionner ces principes intrinsèquement mauvais, au lieu de les rejeter ; c'est que cette persévérance et cet entêtement équivalent à la volonté d'échouer. Or échouer, quand il s'agit de vivre, c'est mourir. La nature des causes mauvaises étant reconnue, la question reste de savoir dans quelle mesure ces causes peuvent être renversées.

Les éléments de la conclusion du lecteur.

    Ce que j'envisagerai maintenant dans ces dernières pages, ce n'est point ce qui se passera dans un avenir plus ou moins proche. Il n'entre pas dans les possibilités humaines de prévoir les mouvements, même les plus prochains, d'une machine déréglée. En un temps où la vie se désagrège, la complexité de la logique réelle qui préside à la dissolution des sociétés, déroute sans cesse les données différentes et beaucoup plus frustres de cette logique de vie qui, malgré tout, est la seule que nous concevions, tant bien que mal. Combien d'évènements ne dépendent-ils pas de circonstances imprévisibles, s'expliquant seulement lorsqu'elles se sont produites ? On le concevra aisément si l'on se demande pour quelle sorte d'aliéné eût passé l'homme étonnant qui, en 1913, eût prédit l'esclavage d'Etat, les pratiques courantes de la torture et de l'emprisonnement arbitraire, les transports forcés de populations entières, l'absence générale de monnaie digne de ce nom, le succès de l'autocratie dictatoriale. Et cependant tout cela n'est-il pas vieux comme le monde ?
    Laissant donc aux prophètes le soin de prédire, je me bornerai, au terme de cette longue analyse, à mettre en regard : d'un côté l'énoncé, d'ailleurs fort rebattu, des principes politiques qui portent le caractère de l'indispensable pour peu que la société prétende survivre en sauvant de ses œuvres ce qui, groupé sous le nom de civilisation, peut l'être encore ; j'entends l'énoncé des principes de politique sans l'application desquels il est positivement absurde de songer à autre chose qu'à une aggravation constante du mal, rapidement suivie de la catastrophe définitive. Et de l'autre côté, embrassant d'un dernier coup d'œil ce qui nous apparaît dans l'ensemble de l'évolution des sociétés humaines, nous regarderons encore une fois les conditions politiques et morales actuelles. Ces conditions fixent et limitent dans la pratique toutes les possibilités concevables dans l'abstrait. Le lecteur concluera.

Principes de politique indispensables à la survie de la société.

    A l'égard des principes de la politique, une idée directrice s'impose d'abord à l'esprit pour servir de guide à toutes les réflexions sur ce sujet : c'est qu'une société vit d'autant mieux que la démocratie y fonctionne moins. La virulence de la démocratie réside dans l'institution du suffage universel ; source de maux innombrables, au poison desquels n'importe quelle organisation sociale doit fatalement succomber. Or, dans la meilleure hypothèse, on ne voit guère que l'état actuel du monde permette plus que de l'empêcher de nuire autant que possible.
    C'est qu'en effet il existe dans les affaires humaines, comme dans toutes les choses de la nature, une question d'orientation générale, dont le mécanisme est en bonne partie apparent, mais dont la cause initiale échappe complètement à notre entendement. Ce que nous distinguons de la façon la plus clairement certaine dans cette orientation, c'est sa puissance ; une puissance que tout semble conspirer pour développer jusqu'au jour où, ayant accompli son destin mystérieux, elle s'efface et cède la place à une autre orientation, servie à son tour par le même concours d'adjuvants transformés à son usage. L'orientation gnérale comporte un phénomène principal. L'ampleur et la puissance de ce phénomène principal entraînent, par répercussion, toute une série de phénomènes accessoires contribuant, soit en renforçant directement le premier, soit en neutralisant les forces qui lui sont contraires, à développer son caractère intrinsèque. Actuellement, l'orientation générale est démocratique et le phénomène central de cette orientation est la souveraineté électorale existant depuis longtemps et l'extrême du droit de suffrage ayant été atteint, la tendance, par conséquent, connaît son apogée et il est vraisemblable que, subrepticement encore, elle entre dans son déclin. En réalité, il apparaît bien que le fait de voter devienne l'objet d'une désaffection sensible. Cependant, on ne conçoit pas d'où viendrait, présentement, à un pouvoir réactionnaire quelconque, la puissance de tirer partie de ce changement et de rendre le suffrage universel aussi inoffensif que faire se peut, en circonscrivant son influence et en le déviant, pour l'amener, de façon ou d'autre, à s'user dans le vide. Ce serait, en tous cas, la cndition préliminaire de toute réaction vers la santé politique, donc sociale.
    Seule une telle œuvre rendrait possible de lever les appareils socialistes sous lesquels la chair de la société se gangrène, afin qu'elle puisse respirer, revivre, se reconstituer. Elle consisterait donc, en d'autres termes, à faire rentrer l'Etat dans ses attributions.
    Faut-il à ce propos, répéter ce qui a été bien souvent exprimé ?
    Le rôle de l'Etat est de régler les rapports des particuliers par des lois générales, et non de se substituer aux activités individuelles et aux responsabilités des personnes. Il n'y a aucun motif de prétendue bienfaisance qui puisse contredire cette règle éternelle, l'expérience ayant, au reste, surabondamment prouvé, comme Renan encore le disait, que le bien que fait l'Etat, il le fait mal, et le mal que fait l'Etat, il le fait bien. Quant au progrès matériel, il ne change rien aux données fondamentales des rapports humains ; il ne rend pas les nations plus dignes d'une démocratie idéale que l'instruction obligatoire ne confère l'intelligence aux individus (15). Le progrès matériel considéré dans son ensemble, figure un instrument qui, selon l'usage qu'en font les hommes, peut servir à fonder, à détruire ou à conserver, et qui, répétons-le, ne fait qu'accroître la complexité de leurs rapports, compliquant leur malfaisance innée comme l'instruction obligatoire complique leur sottise naturelle.
    L'Etat n'a point à éduquer les citoyens, à les soigner, à les loger, à leur faire prendre l'air,à leur fournir des dentiers ou des lunettes (16), à les assurer contre tous les risques imaginables, à entourer leur vieillesse, et à fabriquer leur cercueil ; toutes choses qu'il fait en dépit du sens commun quand il s'en mêle. Par contre, son devoir est de placer l'ensemble de la nation dans des conditions d'ordre public telles que les personnes puissent pourvoir le mieux possible à leurs besoins selon leurs goûts. Au demeurant, il doit laisser chacun courrir sa chance et ainsi le triage se faire et la hiérarchie s'établir. Sur le plan de la nation, les tissus se reformeraient encore si l'Etat organisait l'existence de façon qu'ils puissent se reformer. Ils se reformeraient aussi bien et aussi vite que l'âge le permettrait, selon les lois naturelles que l'homme peut aider mais non enfreindre.
    L'Etat d'autre part n'a point à se faire juge de la richesse des particuliers, mais à la protéger, car elle est un élément essentiel de la force collective. Il n'a point à assurer à tous une retraite illusoire, mais il a l'obligation de battre une monnaie de bon aloi, garantissant à ceux qui la détiennent la conservation de ce qu'ils ont acquis. Il doit, enfin, faire en sorte que les individus trouvent à vivre en servant les uns aux autres, et non à les réduire, par une véritable autophagie sociale, à desservir l'ensemble et à le désagréger pour subsister de ses débris. L'Etat n'a point, davantage, à s'instituer industriel, commerçant, entrepreneur, mais à régler de haut les conditions générales de l'industrie, du commerce, des entreprises, et à les mettre en état de prospérer. Pour le cas où la guerre oblige à faire concourir à la défense commune toutes les énergies de la nation, c'est affaire, entre l'Etat et l'industrie privée, de contrats momentanés, réglés par la loi. Bien conçus, ces contrats n'entament pas plus les principes du droit commun que l'obligation du logement des troupes n'entame le droit de propriété ; ils respectent en tous cas à l'égard du fournisseur le principe du profit, seul mobile sain des activités mercantiles, dont la négation romantico-socialiste entraîne une série de désordres sans fin. L'Etat doit à la nation une armée, une diplomatie, une justice, des routes, la police de la société, les besognes de contrôle et de garantie. A cela se borne son rôle : il est déjà si vaste qu'il n'est jamais vraiment bien rempli et rien ne peut lui être ajouté d'accessoire qui ne nuise gravement au principal.
    Partant de là, on est fondé à dire que, dans la mesure où l'Etat rentrerait dans le rôle qui lui appartient, trois conséquences primordiales en découleraient naturellement : tout ce qui revient à l'initiative privée lui ferait retour (mouvement qui, bien conçu et exécuté avec probité, serait à la base du rétablissement des finances). L'impôt, de confiscation qu'il est actuellement, reviendrait à ce qu'il doit normalement représenter, c'est-à-dire une taxe correspondant à l'entretien des services publics, excluant à la fois trois institutions intolérables : l'impôt sur le capital, l'impôt sur le revenu et le système de la progressivité, l'agent le plus sûr de la régression de toute civilisation. La propriété, enfin, rentrerait dans le droit commun d'où elle n'aurait jamais dû sortir (16).

L'Objection.

    Il serait ingénu de nourrir des illusions quant à la possibilité des réalisations les plus modestes dans le sens de ce qui vient d'être énoncé. La façon dont s'est transformé le caractère des hommes s'y oppose trop fortement.
    En un de ces raccourcis dont les Anciens ont gardé le secret, Tite-Live, dans la courte et belle préface de son histoire, parle de cette époque où Rome ne pouvait plus ni souffrir ses maux, ni en supporter le remède (17). Cette observation ne saurait s'appliquer à la même période du monde chrétien. L'Antiquité, lors de sa déchéance, était en effet tombée dans la misère du caractère, non pas précisément dans l'extravagance de la raison ; l'esprit de notre temps, au contraire, est à ce point faussé, qu'à leurs remèdes nous préférons nettement nos maux. Nous en sommes férus. Sous ce rapport, l'enseignement officiel a bien fait son œuvre : entre l'état de tonicité des anciens âges et la dislocation actuelle, notre décadence ne balance pas. Elle préfère sa décrépitude. Elle la préfère naturellement parce qu'elle y trouve les menus et les faux avantages qui conviennent à la faiblesse de son âme et aux vices de son jugement. Elle la préfère pour toutes les raisons qui ont été exposées au long de ces pages.
    Au surplus, s'il se trouvait - Dieu sait par quel concours de circonstances - l'homme extraordinaire capable de réformer l'état politique (car ce serait le fait d'un seul), que l'on se demande donc comment il émergerait ; puis par qui il serait efficacement soutenu. Que l'on se demande surtout, si grand que pût être l'artiste, ce qu'il parviendrait à sculter dans du bois vermoulu.
    Enfin, le souci de la justice démocratique a mobilisé cette activité contrôleuse qui est éminemment plébéienne. Les petits, dans le fait, se délectent dans l'investigation ; mus par l'envie, ils sont des contrôleurs inlassables. Dès qu'ils détiennent une parcelle d'autorité, ils se révèlent d'une tyrannie imbécile et constante. Ils ont donné le ton à la société moderne qui, pour s'être laissée démocratiser, ne méritait évidemment pas mieux. Il en est résulté qu'à force d'habitudes contractées, le temps a établi dans l'âme lasse et passive du monde actuel, une sorte de plexus de contraintes auquel les gens se sont accoutumés comme à un inconvénient naturel et inévitable. En ruinant ceux qui composaient, à des titres divers, le principe actif de la société, ces contraintes ont tramé, pour le compte de l'Etat démocratique, un véritable enchevêtrement d'interdépendances, qui sont aux anciens liens de la hiérarchie dans la société saine quelque chose comme la goutte par rapport au jeu normal des articulations.

Les "organismes" internationnaux.

    Cet inextricable réseau d'interdépendances est, en dernière analyse, le résultat matériel du délire égalitaire. Or les mêmes raisons qui l'ont tissé sur le plan national l'ont fait transposer sur le plan international. Il n'y a rien de moins positif, de moins réaliste, de plus naïvement utopiste, que le personnel politicien de la démocratie. Encore que chacun y soit si platement avide, il est d'esprit aussi fumeux dans tous les pays. Les hommes qui le composent - les élus de la masse universelle moins la Russie - ont donc rêvé de traduire sur l'aire de la planète, en l'adaptant aux nations comme à leurs propres électeurs, le système bsurde qui empoisonne les peuples mais dont, personnellement ils vivent et prospèrent. En conséquence, au lieu de faire l'œuvre patiente et si utile qu'eût représentée l'extension ou la multiplication de ces contrats internationaux qui ont toujours existé sous le nom de traités ou de conventions ; contrats passés individuellement avec chaque pays, limités à des objets pratiques précis ayant pour but la facilité matérielle des rapports, et répondant au resserement inévitable du monde qui résulte du progrès des moyens de communication ; contrats dont les intérêts des parties se trouvent également bien et qui respectent scrupuleusement la souveraineté - donc la liberté de chaque nation - au lieu de faire cela, insensibles à l'éloquente et cruelle leçon de la récente fondation génevoise, les démocraties inéducables ont établi d'immenses et dispendieux orgnismes d'ingérence internationale, conçus dans l'esprit de la souveraineté parlementaire, où la confusion des langues exprime l'incohérence du principe, et qui, n'organisant que la discorde, font d'ailleurs moralement faillite avant d'avoir fonctionné. On saisit fort bien la différence entre l'œuvre bonne et l'œuvre mauvaise si l'on compare les saines commodités de cette vieille convention monétaire circonscrite, comme sous le nom de l'Union latine, avec le système actuel et instable qui lie, comme autant d'épaves, toutes les prétendues monnaies les unes aux autres, sans meilleure issue qu'une dislocation violente ou une noyade générale. Toutefois, fidèles à leur origine et à leur raison d'être, ces organismes, impuissants pour le bien et uniquement propres à compliquer le mal, ne seraient pas sans ressources pour entraver, le cas échéant, les efforts d'une réaction vers la vie ; car les peuples n'ont le droit de disposer d'eux-mêmes que pour entrer dans le désordre, non pour en sortir. Dans toute œuvre, le travail le plus difficile, la plus grande consommation de temps, ne sont pas donnés à sa réalisation proprement dite mais à sa préparation. En politique, cette préparation consiste à surmonter les obstacles qui s'opposent à son entreprise. Or, sans surestimer le pouvoir de ces vastes et négatives institutions internationales, il faut reconnaître que, par la seule place qu'elles tiennent, elles sont faites pour entraver toute bonne besogne.

Le communisme vieux de la vieillesse générale.

    Quant au communisme, vieux de la vieillesse générale, faible de la faiblesse commune, essentiellement opposé à toutes les tendances naturelles de l'individu et de la société, il est la forme la plus avancée, entendons la plus faisandée, de la dégénérescence sociale, et, finalement, il est en lui-même très peu de chose. Ne pouvant se dilater que dans l'absence pratiquement complète de pression faite sur lui, il a la force d'une vessie frippée qui se gonfle et se distend sous la machine pneumatique. Il n'est à considérer qu'en fonction de la faiblesse ambiante. Mais s'il ne faut pas surfaire la force intrinsèque du communisme, moins encore faut-il sous-estimer l'extrême faiblesse qui favorise obstinément son développement.
    Actuellement, la principale force du mal démocratique contre un retour éventuel de la société vers un état de santé meilleur réside dans le trouble profond qu'il a jeté au sein de la vie privée de tous et dans l'emprise qu'il a établie par le seul fait de l'existence même de ce trouble constant. Les méfaits de la démocratie sont comparables aux effets du flot qui se précipite d'un barrage longtemps miné et enfin rompu. Tentant de survivre au désastre, chacun consume son énergie en vains efforts pour surnager, en sorte que nul n'a le loisir de songer à réparer le barrage ou seulement à diminuer le débit de la brèche, tandis que ceux, rares, qui pourraient conserver quelque force pour aider à l'entreprise, se détournent, découragés par la carence de toute organisation afin de diriger le travail.
    Cependant, c'est un fait que l'instinct de vivre est si puissant chez les êtres, individuels ou collectifs, que les choses rentrent dans l'ordre vital plus vite et plus facilement qu'on ne le croit lorsqu'on vit en des temps et en des lieux où l'on ne contemple autour de soi que le triste spectacle de l'abandon de soi-même. Mais pour qu'elles rentrent dans l'ordre, il faut les y remettre.

Les Etats-Unis soi-disant "jeune démocratie".

    Dans l'absence théorique de toute hiérarchie entre les nations, la question vient à l'esprit de savoir à quel rôle les Etats-Unis pourraient accéder dans l'avenir ; car c'est un besoin des peuples de régler leurs progrès sur celui d'entre-eux qui les séduit le plus, d'en adopter les usages et de parler sa langue, d'un accord commun et spontané. De vieilles nations couvertes de gloires passées et percluses de faiblesses présentes, tombées dans l'anarchie morale et dans le désarroi matériel, devenues par conséquent besogneuses, prêtent volontiers, par flatterie, aux riches Etats-Unis le don d'allier les qualités de la jeunesse sociale avec les prétendus mérites de la démocratie. Qu'en est-il en fait ? De quels espoirs peut-on charger une société dont l'âme est sans tradition, dont les mœurs sont sans vertu et sans grâce - Dieu sait ! -, dont l'esprit sans finesse se montre constamment infantile, dont la politique enfin, mêlant un égoïsme brutal et très borné aux fumées des pires utopies, est la plus fruste et la plus décevante qui soit ? La jeune démocratie, dit-on souvent... Arrêtons-nous donc à cet assemblage de deux mots, si fréquent dans le langage courant à propos des Etats-Unis, et si surprenant pour peu qu'on y réfléchisse : il invite à méditer sur les rapports de la démocratie avec l'âge social et l'âge humain. Dans quelle mesure en effet, la démocratie, maladie du retour de l'âge apparemment, peut-elle être jeune ? Quelle peut-être la jeunesse d'une nation démocratique ?
    Les Etats-Unis se sont formés directement dans l'état démocratique ; c'est un fait, et il est unique. Ceci mis à part, leur mode de formation en général, sans être singulier, n'est pas celui que l'on considère comme la règle. Les Etats-Unis sont en quelque sorte le résultat d'une reproduction par scissiparité (18). Cette nation possède en effet la particularité d'être une manière de "pot-pourri" d'éléments chrétiens déjà vieillis, à prédominance anglo-saxonne et germanique, sans aucun mélange autochtone, sans aucun apport nouveau. Sur ce mélange plane au surplus une influence orientale qui n'est pas faite pour le rajeunir ; influence toujours considérable, parfois décisive, due au grand nombre de Juifs résidant aux Etats-Unis où ils sont d'ailleurs les seuls à posséder une véritable tradition (quoi que l'on puisse penser des effets de cette tradition à l'égard de la société sur laquelle ils se trouvent greffés). Il ne faut donc pas s'y tromper : si les Etats-Unis sont à la fois entreprenants et peu affinés - pour en parler sobrement - ils n'en sont pas plus jeunes pour cela. Ils figurent simplement, parmi les nations chrétiennes, ce qu'est un parvenu dans une société décadente.
    Cependant, faut-il conjecturer que la démocratie entrera en sommeil aux Etats-Unis pendant le temps nécessaire afin qu'ils prennent tout leur essor ; quite à les tuer par la suite en se réveillant ? Mais, alors même, sur quelle institution s'appuiront-ils pour organiser un empire au maintien duquel doit toujours présider un principe politique et moral ? Il leur manquera sans cesse une aristocratie. Cela s'entend : une véritable noblesse, religieuse, terrienne, militaire, ayant foi en elle, en ses droits et en ses devoirs ; la seule noblesse qui, en fournissant une longue carrière, donne à un peuple sa formation. Or les Etats-Unis n'ont jamais eu de noblesse parce qu'il n'entrait pas dans leur complexion d'en former une. Ils n'ont possédé qu'une aristocratie d'argent de très fraîche date. Cette aristocratie, en réalité, n'en est pas une. Il ne s'agit que d'une de ces oligarchies sans autre origine qu'une réussite matérielle ; sans racine ni religieuses ni politiques. De telles formations sociales, tout en surface, ne se reconnaissent que des devoirs mal définis et relatifs à leurs intérêts. Il s'ensuit qu'en contre-partie elles doutent constamment de leurs droits et, en fin de compte, elles inspirent l'envie mais n'imposent pas le respect. Elles sont aussi et par définition foncièrement lâches. De contexture essentiellement friable peut-on dire, elles ne connaissent pas la durée. En résumé, on se représente les Etats-Unis déchaînant des forces matérielles d'une puissance gigantesque ; on les a vu vaincre et on les imagine remportant encore des victoires écrasantes ; mais on ne les conçoit pas établissant un ordre durable, parce que l'ordre matériel procède de l'ordre moral et que l'ordre moral, ils ne l'ont pas. Partant d'une série confuse d'idées dont la diversité et l'imprécision suffisent à révéler leur caractère intrinsèquement faux, ils ne sauraient obtenir aucun résultat portant la marque heureuse de ce qui est viable.

Le mal démocratique est-il relatif à l'âge humain ?

    Ce qui, du reste, est un vice congénital aux Etats-Unis, apparaît partout ailleurs comme un vice acquis plus ou moins récemment. Et cette observation conduit à se demander d'abord si le développement de la démocratie n'est pas relatif à l'âge humain plus qu'à l'âge social ; elle conduit à se demander avec plus de précision, si le mal démocratique n'affecte pas les sociétés d'autant plus tôt que l'humanité en général est plus vieille - donc plus usée et moins résistante. Il y a beaucoup d'apparence à cela. Il est déjà manifeste que les étapes de leur jeunesse, parcourues lentement par les formations sociales anciennes, sont devenues si courtes dans les sociétés modernes qu'elles semblent atrophiées. Que peut-on déduire de cette observation sinon que les sociétés, à mesure que l'humanité avance en âge, ne naissent pas au même degré d'évolution. En revanche, les sociétés primitives sont allées moins avant dans leur progrès, tout en ayant parcouru généralement un chemin plus long, pour être parties de plus loin. Et là, sur le plan social, à un fort grossissement, on saisit une période assez longue d'un mouvement pour en pouvoir discerner le sens. Cependant, c'est un fait que la démocratie ravageait le monde antique à un âge social auquel en France, sa patrie chrétienne, elle était aussi comprimée qu'au beau temps de Rome, où d'ailleurs elle ne put jamais simplanter. Comprimée, dis-je, car, au surplus, depuis l'Antiquité, peut-on avancer que le mal démocratique ait jamais été complètement guéri ; pourrait-on affirmer qu'il y ait eu une solution de continuité absolue entre ses manifestations antiques et ses manifestations chrétiennes ? Assurément non. Et avant les cités antiques, le mal démocratique a-t-il attaqué d'autres sociétés ? Ce mal, aujourd'hui monstrueusement développé, ne serait-il pas né avec l'homme ?
    Il est impossible de répondre avec certitude à ces dernières questions. Nous savons si peu de choses ! L'avenir n'est qu'un mystère chargé de surprises redoutables et nul ne saurait prévoir les réactions qu'auront les unes sur les autres les causes actuelles des effets qui se dérouleront dans le futur, en se combinant pour former à leur tour d'autres causes. Le passé récent se perd vite dans la brume et, en s'enfonçant dans l'obscurité croissante du temps, il devient bientôt très lointain. D'autre part, les âges reculés que nous serions si curieux de mieux connaître afin d'étendre notre vue au moins en arrière et d'observer ainsi une tranche plus vaste de notre mouvement évolutif, ces âges n'ont laissé, se recouvrant les unes les autres, que des traces très effacées de leur vie politique, sous forme de documents rares, fragmentaires, mutilés ; et quant à leur vie sociale, plus pauvre encore, l'ensemble de ces documents, remplis de lacunes, se prête trop souvent avec une complaisance fallacieuse aux interprétations contradictoires des passions opposées. Enfin, il n'est pas jusqu'au présent qui, touffu et trop rapproché, ne sème de difficultés et de mirages les efforts de l'analyse.
    Dans ces conditions, bornons-nous donc à ce qui est certain et, bannissant tout esprit de système, évoquons simplement les éléments connus du système en attendant que plus tard, d'autres éléments viennent peut-être s'y joindre qui le rendent soluble, s'il doit jamais l'être un jour. Une comparaison s'impose alors entre l'Antiquité et l'évidence actuelle dont le contraste est fort instructif et peu encourageant.

L'opposition aristocratique dans l'Antiquité.

    La lutte du riche et du pauvre a déchiré le monde antique. Elle est née des premières émancipations de la plèbe. Inconnu en effet, par la force des choses, dans l'organisation sociale aristocratique des âges patriarcaux, l'état de pauvreté a fait son apparition avec les premiers pas de la démocratie et l'établissement de l'égalité politique entre les citoyens. L'existence des pauvres, ligués en une faction plébéienne suscitant des tyrans, a procédé de l'affaiblissement de l'antique constitution religieuse de la famille et de la rupture de son ancienne cohésion. L'existence politique de la plèbe fut donc liée à l'affaiblissement du culte des ancêtres. Par cela même, elle fut intimement liée aussi à l'affaiblissement du sentiment primitif de la patrie - tirant sa raison d'être et sa force du culte exclusif des dieux de la cité - et à la transformation de ce sentiment patriotique, jadis net, bien défini et purement religieux, en un autre sentiment, diffus, flottant, tout politique, fait d'opportunité et dépendant surtout des préférences de l'individu pour tel ou tel mode de gouvernement. "Ubi bene, ibi patria", a-t-il été dit alors.
    En face de cette plèbe formée en un corps mendiant, travaillée de convoitises et perpétuellement agitée par les démagogues, l'ancienne aristocratie avait dégénéré. Des branches cadettes, séparées du tronc commun et constituées en familles distinctes et indépendantes, puis des familles nouvelles et enrichies, s'étaitent ajoutées aux familles primitives. De celles-ci, l'ancien caractère sacerdotal, jadis source de toute autorité publique, avait à peu près réduit son importance au domaine privé ; il ne leur conférait plus guère qu'un prestige d'ordre traditionnel et sentimental, à l'exclusion du pouvoir politique. L'aristocratie des anciens âges s'était ainsi transformée en une sorte de ploutocratie que sa richesse, dans un état politique désormais incertain, rendait souvent puissante mais constamment vulnérable.
    Enfin, en ces temps, se succédèrent les écoles philosophiques dans les doctrines desquelles on trouve, exprimé avec la beauté antique, tout ce qu'avec sa grâce particulière le XVIIIè siècle a fait semblant de découvrir, joint à tout ce que le XIXè siècle a rabâché avec emphase et pédanterie. On y trouve encore l'annonce lointaine de la doctrine chrétienne et, afin semble-t-il que rien n'y manque, le germe aussi des futures hérésies. Tel était, schématiquement, l'état social du monde antique au Vè siècle avant Jésus-Christ.
    Que fût-il advenu des sociétés gréco-latines si les philosophes, les cyniques surtout, chez qui, ne nous y trompons pas, couve ce sentiment haineux, cette amertume envieuse mal déguisée par le dédain des richesses, et une fausse simplicité, qui, vingt siècles plus tard, sont éclos en puissance de tout leur venin et vont grandir avec J.-J. Rousseau, s'enfler avec le romantisme révolutionnaire, pour finalement gouverner le monde ; que fût-il donc advenu des sociétés gréco-latines, dis-je, si les philosophes avaient fait triompher leurs idées, depuis le naturisme et le libre examen des sophistes jusqu'à l'individualisme des stoïciens et à la patrie humaine des cyniques ?
    Cependant, à la sécheresse d'un schéma, historiquement juste, il importe d'ajouter ce qui rend aux faits leur mouvement. Autant que faire se peut, il faut revêtir de sa chair le squelette de l'histoire abrégée, sous peine de ne jamais connaître la physionomie qu'il eut et, surtout, afin d'éviter cette erreur fort commune, consistant, dans le charnier qu'est le passé, à s'émerveiller de la similitude de deux ossements en oubliant qu'ils servirent de charpente à deux êtres très divers. En ce qui nous intéresse ici, on reconnaît alors que la réalité vivante eut un aspect sensiblement différent de celui que le schéma donne à concevoir.
    Dans toutes les cités, en effet, l'aristocratie a lutté. Partout la démocratie a rencontré une opposition, toujours active, souvent victorieuse. C'est là un fait essentiel et très significatif que nous ne retrouverons pas vingt siècles plus tard dans la Chrétienté. Le résultat fut d'ailleurs que les discordes sociales divisèrent finalement le monde antique au profit de la grandeur romaine ; car Rome s'appuya partout sur l'aristocratie, tandis qu'elle dut l'étendue et, dans une large mesure, la facilité de ses conquêtes, au maintien constant chez elle, sinon toujours des principes, au moins des pratiques aristocratiques.
    L'orientation démocratique, qui semblait donnée au monde antique, s'est ainsi trouvée apparemment déviée en sorte que ces sociétés ont achevé leur évolution dans l'état le plus indiscutablement aristocratique ; (apparemment déviée faudrait-il dire, car ce qui semble déviation est en réalité, au contraire, une correction à l'orientation démocratique qui, elle, constituait bien, à proprement parler, une véritable déviation). Et ici, la question se pose de savoir pourquoi cette correction s'est produite. Autrement dit, il faut se demander par l'effet de quelle force l'évolution du monde antique a suivi le cours qu'elle a suivi et non un autre.
    Bien que très incomplet, hélas, le legs de la civilisation antique est assez riche tout de même pour nous rendre familière encore la mentalité des hommes de ce temps. Or, ce qui apparaît d'abord, c'est que cette mentalité resta foncièrement aristocratique dans l'ensemble des populations ; à Rome surtout. La contexture aristocratique primitive de la société avait été si forte que son principe religieux ne disparut jamais complètement dans l'âme des hommes ; et surtout, ce principe ne fut jamais officiellement maudit, ni systématiquement dénigré. Il s'ensuivit que l'attachement aux traditions, mêmes vidées de leur substance, resta toujours très fort. Les hommes d'alors respectèrent sans cesse ce qui procédait d'une longue filiation dans le passé. Ancien et vénérable étaient synonymes dans leur conception, et cette déférence les retint souvent sur les pentes les plus funestes. Enfin, ils tenaient aux rites en général. On a beaucoup médit de cette sage disposition commune à toute l'humanité, par parti-pris, sans en peser le sens ni en analyser les bienfaisantes conséquences. Sans doute les rites traditionnels comportent-ils leurs exagérations, voire le cas échéant leurs absurdités comme tant de choses. Cependant, le monde chrétien nous offre à ce sujet une leçon fort significative qui doit retenir l'attention. L'hérésie sous toutes ses formes, faite par définition afin de renverser l'ordre social, stipule toujours l'abolition des rites (comme des anciens usages et des convenances dans le domaine laïc - tout se tient), et elle se montre extrêmement ombrageuse quant à ce point de son programme. Mais, dès qu'elle met ordre à son désordre pour le propager, dans la mesure où, en s'édulcorant, elle se trouve prise et entraînée dans un courant conservateur, cette même hérésie rétablit en partie, sous des formes atrophiées, les coutumes qu'elle avait bannies d'abord sous prétexte de purifier les sentiments humains en supprimant la soi-disant hypocrisie de leurs manifestations extérieures ; toutes prétentions fort hypocrites elles-mêmes et chargées de ce caractère profondément inhumain qui, dans chaque hérésie, est la marque de son vice. Quoi qu'il en soit, lorsque la vie est jalonnée de rites, lorsque les hommes, si désemparés sans cela, trouvent dans leur accomplissement scrupuleux le calme de l'esprit et la paix du cœur, il en résulte un apaisement qui garde l'âme de la société à l'abri des dernières divagations si elle n'y est pas entraînée de force par une minorité puissante et pervertie. Cet apaisement est capable de conserver à l'âme sociale une unité qui finit évidemment par devenir fragile, superficielle, mais qui persiste longtemps néanmoins.
    Il en résulte aussi des habitudes de disciplines tutélaires, que l'on trouve en effet généralement répandues parmi les peuples de l'antiquité, beaucoup plus prompts qu'on ne le croirait à se plier à des règles fixes. Au surplus, il y avait dans la nature de ces hommes, avec un esprit positif et avide de jouissances, facile à enflammer et qui les portaient aux pires excès, un mélange très gréco-latin de bon sens, d'indolence et de superstition, qui ne laissait jamais sans espoir un appel à la raison.
    D'un autre côté, ce qui aux âges de luttes sociales, dans l'Antiquité, composait l'aristocratie, était sans doute, essentiellement une classe riche ; mais, il ne faut pas l'oublier, la richesse était alors immobilière et n'avait guère d'autre forme. Cette aristocratie d'argent, si l'on veut, était toute différente de l'idée que peuvent nous donner d'elle les classes riches du monde chrétien que nous connaissons. De plus en plus mêlée, il est vrai que d'un point de vue que l'on pourrait dire uniquement mondain, l'aristocratie antique, par ses alliances, par ses mésalliances, par la dissolution progressive des plus grandes et anciennes familles, a accompli une évolution dont la chute ressemble fort à celle de la noblesse chrétienne ; mais là s'arrête la similitude. L'aristocratie antique primitive avait eu un triple caractère : sacerdotal, terrien et militaire (tout comme l'aristocratie chrétienne d'ailleurs, dont le fait, quelque peu différent dans ses formes en effet, a surtout coutume d'être énoncé d'une autre façon). Or, l'aristocratie de l'époque dont nous parlons, avait perdu, du point de vue de l'ordre public, son caractère sacerdotal, et c'était là une transformation considérable ; mais néanmoins, riche, elle était terrienne, elle possédait des hommes comme esclaves, elle avait une clientèle très nombreuse, réplique moderne alors de celle des anciens âges ; enfin elle était militaire, tant par un tempérament généralement répandu en ces temps, et par tradition ou par assimilation à la tradition, que par nécessité. Ce double caractère, terrien et militaire, qui fut et resta celui de l'aristocratie antique après les révolutions, explique la vigueur relative qu'elle a conservée jusqu'au déclin avancé de sa carrière, et la force de l'opposition qu'elle a présentée au beau temps de ses luttes avec la plèbe. Il explique aussi que si elle ne possédait plus cette foi en elle-même que lui donnait jadis son rôle religieux, elle restait encore, cependant, très puissante matériellement, et beaucoup moins accessible qu'on ne serait tenté de le croire, par une fausse analogie, à cette lâcheté qui est le trait distinctif de ceux qui ne possèdent que l'argent.
    Il est vrai qu'un amollissement général des rigueurs législatives avec le temps, est le fait commun de toutes les législations, depuis les plus anciennes qui nous soient connues. Mais il n'y a là qu'un phénomène de vieillesse simple. Avec l'antiquité grecque apparaît en plein le phénomène morbide. Est-ce là, pour l'humanité, le début de cette décadence que nous voyons toujours se confondre avec l'apogée ? Encore une fois, nous savons trop peu de choses pour émettre une opinion tant soit peu valable à cet égard. Ce qu'il y a de certain toutefois, c'est qu'à cette époque, un degré a été nettement descendu ; mais un seul. Il était réservé au monde chrétien de connaître une bien autre chute.

La débâcle des principes aboutissant à l'apothéose de l'absurdité.

    La décadence démocratique du monde chrétien offre, en effet, le spectacle d'une dislocation de l'âme humaine aussi étonnante par sa profondeur que par son étendue. Elle est sans exemple dans les annales des hommes. A celui qui l'analyse, notre dislocation donne proprement le vertige.
    Dans cette débâcle de tous les principes et de toute raison, dans cette déroute des instincts conservateurs de la société, un fait domine l'ensemble, qu'il faut répéter : c'est que le bien ne s'oppose plus au progrès du mal. Le bien n'est plus officiellement représenté. Socialement comme politiquement, il n'existe plus à proprement parler d'opposition. Et il n'y a plus d'opposition parce qu'il n'y a plus d'aristocratie. Ce qu'il en reste s'est replié sur soi-même en se résorbant sans espoir dans le gros de la matière sociale, dans la masse plébéienne dilatée. L'aristocratie a tellement disparue qu'on n'ose même plus en parler afin de ne pas offusquer la masse gélatineuse et terne des électeurs souverains ; et c'est à peine si naguère, en des murmures discrets, certains en ont timidement déploré l'absence en la vantant avec toutes sortes de restrictions sous le nom prudent d'élite. Mais pourquoi l'aristocratie a-t-elle si complètement disparu ? Il n'y a qu'une explication à cela : c'est que la matière sociale moderne est d'une qualité si affaiblie qu'elle ne produit plus d'individus de tempérament patricien, et de nature suffisamment forte à l'égard de l'ensemble de la société, pour s'y distinguer en formant des éléménts osseux et nerveux capables de remplacer et de soutenir ceux que le corps social décalcifié et décérébré a éliminé désordonnément.
    Par une singulière accumulation de disgrâces, tout ce que la société produit désormais est à la fois banal et extravagant. La banalité est le fait des personnes. Dans cette société ramollie où tout est irresponsabilité, où tout est confusion, où l'on se plaît à traiter les enfants comme de petits hommes, tandis qu'on trouve aux hommes l'excuse d'être de grands enfants, les individus ont, en écrasante majorité, une âme plate de petite gens, sans vices ni vertus bien accusés mais, en revanche, dotés de tout un lot de mesquineries. Hommes et femmes ont l'âme de ces petits fonctionnaires (il n'y en a plus de grands d'ailleurs) dont ils se plaignent sans cesse et qui cependant se recrutent bien parmi eux. dont c'est toute l'ambition de le devenir. Ces fonctionnaire eux-mêmes ne font que refléter dans leurs fonctions hautes ou basses, la pauvreté de la substance sociale qui les compose et se les suscite à elle-même comme une secrétion ennemie ; malheureuse substance sociale qui ne peut plus que traîner, entre deux catastrophes, une vie étriquée remplie du tracas du désordre officiel, et harcelée par les soucis d'une ruine croissante. Au demeurant, il faut bien se pénétrer de la notion que cette attitude de l'administration à l'égard des contribuables qui l'alimentent et dont elle ne vit plus, en effet, que pour les dévorer, cette attitude faite de laisser-aller, d'imprécision et d'indifférence, de mépris des règles de conscience et de métier, de débraillé dans les formes et de négligences pour le fond, cette improbité professionnelle des employés de l'Etat, leur humeur paperassière, leur horreur de la moindre responsabilité et de toute initiative, tout cela, dans quoi s'engloutit la civilisation, chacun l'éprouve plus ou moins en qualité de client de la part de ses fournisseurs et de leurs commis, et, en général, de la part de tous ceux qui vivent d'une clientèle ou bien loue leurs services. Tout cela aussi, chacun le pratique dès qu'il agit professionnellement dans la vie privée ou dans la vie publique. Chacun à son tour, dans une cacophonie que n'épargne point le ridicule, crie et fait crier les mêmes imprécations ; chacun endure et fait suffrir les mêmes maux ; chacun s'indigne de trouver chez les autres sa propre mentalité. Et tout cela tient à ce fait que ceux qui payent ne savent plus se faire servir. Cela tient à la disparition d'une certaine tonicité sociale indispensable qui, à l'état normal, existe partout mais se trouve le plus concentré dans la partie du corps social qui forme l'aristocratie. Cela tient enfin à ce que les riches, qui déjà ne le sont virtuellement plus et d'ailleurs, si les mots ont un sens, ne composent nullement une classe, montrant une inintelligence déconcertante et une lâcheté sans bornes, sont en définitive d'une impuissance pitoyable (19). C'est ainsi que, faute d'éléments nobles parmi eux, les hommes se trouvent brisés par leur propre incapacité à se redresser.
    L'extravagance appartient aux choses et à l'esprit qui les commande. En effet, le mépris proclamé de tous les principes conservateurs, l'exaltation du matérialisme, l'accueil fait et le droit de cité donné avec enthousiasme à toutes les inversions de l'esprit, enfin le culte hystérique du faible (qui n'est pas la charité, il ne faut pas se lasser de le répéter), ont conduit à un tel fourmillement d'erreurs que leur combinaison a fini par produire une véritable apothéose de l'absurdité ; phénomène absolument incompatible avec l'existence des êtres, et à la persistence duquel aucune vie collective ou personnelle ne peut résister.

Emprise générale du matérialisme sur la vie moderne.

    En matière de religion, un vent d'hérésie souffle avec violence qui n'épargne personne, ni les fidèles les mieux intentionnés, ni les gardiens mêmes de l'orthodoxie qu'il enveloppe sans cesse et pénêtre souvent.
    Bien qu'il commence à se faire désuet en tant que doctrine, le matérialisme n'en imprègne pas moins dans la pratique jusqu'à ceux qui font profession de le combattre. Pris dans le mécanisme d'une vie conçue par leurs grands-parents, d'âme faible et d'esprit borné au surplus, la plupart des gens, il faut bien le reconnaître, se trouvent aujourd'hui obligés, par les nécessités d'une existence organisée sous l'emprise amorale du matérialisme, de se conduire selon ses règles ; ce dont, consciemment ou non, beaucoup souffrent cependant. Car il est des générations d'hommes que leur destin fait plus étroitement tributaires que d'autres des actes de leurs pères, à cause de l'ampleur des effets qu'elles subissent des causes qu'on leur a forgées. Quoi qu'il en soit, le matérialisme régnant, l'individualisme révolutionnaire apparaît généralement comme sa conséquence immédiate. Or l'un et l'autre, procédant d'une idée négative au double point de vue social et moral, ils sont tous deux la négation de l'intérêt général. Dès lors, la notion abstraite, sèchement économique et "laïque", en un mot la notion démocratique de l'intérêt général, devient insuffisante pour le sauvegarder et pour le protéger contre l'appétit déchaîné des intérêts personnels. L'intérêt général se trouve donc livré à la curée des intérêts individuels et, à partir de ce moment, la société cesse de pouvoir exister.

Affaiblissement du semtiment patriotique et crépuscule de l'influence française.

    D'autre part, il ne faut pas oublier la transformation puis, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'évaporation du sentiment patriotique, complètement dilué au préalable dans l'universalité démocratique. Il en a été trop longuement question au chapitre V pour que l'on y revienne ici. Dans la fin de cette conclusion, d'ailleurs, nous observons une dernière fois le phénomène démocratique en tournant pour ainsi dire autour de lui et en nous replaçant rapidement aux principaux points de vue d'où l'on peut le découvrir sous ses diverses faces et dans ses divers aspects. Sans doute est-ce là rabâcher. Je m'en excuse. Je m'en excuserais plutôt, si l'on devait éprouver un scrupule à proclamer sans relâche d'ingrates mais évidentes vérités, devant la ténacité savante avec laquelle la démocratie a propagé les plus captieuses erreurs
    A la disparition du sentiment patriotique, donc, il faut ajouter l'anarchie générale qui sévit dans le monde chrétien depuis que s'est perdue, parmi le patriciat des nations, cette communauté d'habitudes dans la langue, dans l'éthique, dans la bienséance et les règles de l'éducation, dans les goûts, dans les principaux préjugés, qui persistaient jadis malgré tant de dissensions et de conflits, et unissaient les nations par leurs sommets. Longtemps, grâce à la perfection de sa civilisation, la France servit de modèle à l'élite des hommes chez les autres peuples ; son génie, égaré hélas, après avoir enchanté le monde fut son guide jusque dans les erreurs qu'il lui inspira ; erreurs dont elle-même se serait peut-être en partie lassée si les Germains ne les lui avaient pas renvoyées renforcées et perfectionnées. Après 1870, cette influence, de plus en plus partagée avec l'Angleterre, alla déclinant. Avant 1914, le ridicule de ses gouvernements éphémères, la mesquinerie du régime et la vulgarité de son personnel, aidèrent à la diminuer sans cesse. La victoire de 1918, hypothéquée de trop de fautes, ne releva pas longtemps cette influence affaiblie, et, après 1920 les abandons de la France, son impuissance à donner leur solution à des problèmes matériels proportionnellement aussi simples que ceux qui se posaient à la monarchie avant la Révolution, le désordre politique et moral, enfin, dans lequel elle sombrait, détourna d'un pays, dépassé en tous sens, les regards de la jeunesse étrangère. Cette jeunesse d'ailleurs était d'âme déjà trop plébéienne pour goûter un certain raffinement de l'esprit et des mœurs, en des pays, pour beaucoup, politiquement et socialement bouleversés conformément aux principes aggravés de la démocratie française, dès lors arriérée par rapport à eux. Seuls les vieux lui restaient, attristés, inquiets, mais acquis et fidèles. Enfin 1940 est venu ; les vieux ont disparu peu à peu ; et de nombreux peuples, voués à une civilisation incomplète mais auquels les anciennes mœurs françaises avaient donné un vernis plus ou moins trompeur, désormais livrés à eux-mêmes, retournèrent vers leur barbarie foncière, aujourd'hui mécanisée. Naguère, au temps de l'influence française, puis franco-anglaise,l'amour-propre et l'éducation de l'élite poliçaient chez ces peuples ceux que l'on rencontrait hors de leurs frontières et les rendaient de commerce non seulement honnête, mais encore souvent agréable. Maintenant au contraire, entre les nations prolétarisées, le lien d'éducation commune ayant disparu et les anciennes classes supérieures ayant sombré dans une ruine dont, à l'origine, nous sommes responsables il faut bien le dire, il en résule que les passions particularistes se sont exaspérées. Bien que leurs représentants soient en conférences et en banquets perpétuels, jamais depuis mille ans les peuples, rendus par la démocratie internationnellement insociables, n'ont été si éloignés entre eux ni si profondément inintelligents les uns des autres, parce que, au propre comme au figuré, ils ne parlent plus la même langue
    Dans tout cela, notons-le, il n'y a jusqu'ici ni une idée nouvelle ni un fait nouveau. Ce qui distingue le phénomène démocratique dans la Chrétienté de son pendant dans l'Antiquité, c'est uniquement sa puissance, sa persistance, son envergure, son extension en tous sens, toutes choses qui sont des questions de plus ou de moins. Seul son manque d'antagoniste lui donne une marque originale, avec un caractère propre et absolu.

La part des théories de la physique moderne sur la déroute morale.

    Toutefois, à partir de notre époque, quelque chose de nouveau vient augmenter la confusion. Ce sont les récentes découvertes de la science qui ont renversé les notions de la physique classique, naguère apparemment immuables. Tout ce qui, dans les sciences était, jusqu'à présent, réputé absolu, s'est montré soudain relatif. Désormais, on ne considère plus séparément l'espace et le temps, mais un continuum espace-temps. On ne considère plus un espace à trois dimensions, mais un espace à quatre dimensions. On ne considère pas la matière d'une part et l'énergie de l'autre, mais, après avoir appris que dans la matière la plus compacte il y a surtout du vide, on apprend encore que la matière n'est que de l'énergie concentrée, en sorte que dorénavant, l'objet délimité avec le plus de netteté, semble-t-il, n'a plus de contours précis ni de limites finies. On voit la loi fondamentale de Coulomb ne plus valoir pour les très petites distances. On voit bien d'autres choses, et surtout ceci : la science nouvelle ouvre d'immenses, de vertigineux horizons mais elle balbutie encore et, au-delà d'un certain nombre de données précises (qui s'accroissent avec une rapidité redoutable), elle est réduite à des hypothèses, sans que la nature ait rien livré de son suprême secret. Comme la matière dont elle pénètre de plus en plus la structure intime, la science est pleine de vides. Et, à ce propos, on peut être frappé du contraste que présentent chez beaucoup de savants, d'une part la grande ingéniosité technique ainsi que la valeur du raisonnement scientifique dans la recherche, et d'autre part la médiocrité des interprétations philosophiques de la découverte. Il est juste de dire qu'un trop grand nombre d'inconnues ne favorise pas l'exactitude de ces interprétations, mais alors l'existence même d'autant d'inconnues devrait précisément inspirer moins de fougue dans la conception et plus de réserve dans l'énoncé. Tant il est vrai que la science n'est pas la sagesse ; la preuve en est dans les opinions politiques et sociales de certains qui, hors de leur spécialité, donnent fort à penser quant à leur bon sens
    En tous cas, des théories nouvelles qui suintent maintenant largement hors des milieux proprement scientifiques, et qui, en se propageant, vulgarisent l'alliance de la précision et de l'incertitude, il résulte l'aggravation du véritable fouillis au milieu duquel s'agite l'esprit moderne ; il résulte l'épaississement du brouillard dans lequel tâtonne l'âme humaine. Ces théories, il ne faut pas s'y tromper, ne sont que des ébauches destinées, dans l'avenir, à prendre un aspect fini et momentanément définitif ; avant d'être à leur tour recouvertes par d'autres qui ramèneront peut-être l'esprit à des conceptions antérieures sous une forme différente, ce qui n'arriverait pas pour la première fois. Et, par une incidence inattendue, ces mêmes théories font très fortement vaciller les doctrines matérialistes, contemporaines du libéralisme, au profit d'un spiritualisme à la fois démesuré et confus. Cela tient en bonne partie à ce qu'elles accordent au hasard une part qui ne flatte que trop la secrète paresse des facultés morales déjà si distendues dans les âmes actuelles. Au reste, le mouvement de réaction que produisent ces théories n'est-il pas excessif ? C'est fort vraisemblable. Mais ce qui est certain, c'est qu'il porte à son comble le dérèglement de la conscience (au deux sens, philosophique et moral, du terme) dans les cerveaux qui, déjà en plein désarroi intellectuel et moral, apprennent que tout ce qui fut exact ne l'est plus, que les lois tenues jusque là pour universelles sont devenues particulières, que tout ce qu'ils voient n'existe pas comme ils croient le voir, que tout n'est qu'apparences et que la réalité est on ne sait où.

Nécessité de quelque chose d'absolu en morale.

    Jadis, dans les anciens systèmes monétaires, il y avait deux monnaies ; une monnaie de compte, immuable, qui ne correspondait exactement à aucune espèce frappée et qui, en France était la livre tournois, avec les sous et les deniers. Sous cette monnaie de compte évoluait une monnaie réelle composée de pièces nombreuses qui changeaient et qui, au cours des âges, représentèrent des valeurs différentes s'adaptant aux transformations économiques de l'existence. Il faut qu'il existe quelque chose d'analogue dans le domaine moral. Des règles de compte, si l'on peut dire, doivent y régner qui, au-dessus de la contreverse et soustraites aux excès du raisonnement, soient hors de l'atteinte des nouveautés. Pour la conduite de sa vie et dans ses rapports avec le prochain, chacun doit observer des lois, qui ne contrecarrent d'ailleurs aucune découverte, mais auxquelles toutes les réalités nouvelles doivent être adaptées sans les troubler car, impérieuses et sereines, ces lois vouent aux tourments mortels de l'incohérence, et les personnes, et les sociétés qui en les méconnaissant leur refusent le respect.
    C'est ce qui se passe à l'heure actuelle. Maîtresse du monde, l'incohérence est en effet complète, c'est-à-dire matérielle, politique et morale. Dans ces trois domaines, l'incohérence (tant au sens littéral que dans l'acception courante du mot) est produite par le renversement de la hiérarchie, conséquence directe de l'aberration égalitaire.

Dernières aberrations sur l'inégalité.

    Au moment de clore ce livre, arrêtons-nous encore pour, d'un dernier regard, fixer plus spécialement cet égarement inouï, devenu hélas chronique, de l'âme humaine saisie de passion insensée pour une égalité qui est proprement absurde et dont on peut dire, comme du vide, que la nature en a horreur.
    Que l'on observe donc le genre humain et que l'on médite. Quel spectacle extraordinaire de l'inégalité l'homme ne donne-t-il pas !
    On a tant et si justement parlé de l'imbécillité humaine qu'on n'y peut guère rien ajouter. Mais, si le caractère insondable de sa propre sottise déconcerte l'homme lui-même, c'est par le contraste, constamment étonnant, que fait cette sottise avec sa prodigieuse intelligence. Car enfin, quel sujet d'émerveillement l'esprit humain n'offre-t-il pas ; et cette fois par contraste avec l'extrême bêtise du commun ! Que penser de cet être placé nu sur la terre et qui, après avoir fait du feu et confectionné la roue, a calculé la vitesse de la lumière, puis mesuré les distances des astres et découvert la mécanique de leurs révolutions, jusqu'à prévoir leurs mouvements à une seconde près ? Que dire de cet être qui, après cela, pénètre la structure intime de la matière et provoque les réactions de corpuscules qu'il ne peut même pas voir aux plus forts grossissements qu'il se soit fabriqués ? Que dire de cet être sinon qu'une étincelle divine a été mise dans son esprit !
    Néanmoins à l'opposé, considérons, en dessous d'une immense quantité de médiocres de tous rangs, cet amas gigantesque de brutes, elles-mêmes hiérarchisées du reste, et qui vont jusqu'au sauvage le plus primitif. Là nous trouvons des hommes comme les pygmées dont le langage se réduit à quelques cris. Ces hommes ne bâtissent même pas d'habitat, comme le castor ou l'abeille ; ils mangent sur place le produit de leur chasse et dévorent crue la chair de l'éléphant qu'ils viennent de tuer, entrant et sortant de son ventre ouvert pour en arracher des morceaux à belles dents. Ils jettent, il est vrai, sur les rivières de jolis ponts suspendus fort bien faits, mais dont l'art n'est pas supérieur à celui du castor pour son barrage ou de la mésange pour son nid. Et si d'autre part on songe aux réunions de cigognes précédant leur migration à jour et heure fixes, puisqu'elles s'y trouvent réunies pour partir derrière un chef de file ; si l'on songe aux conciliabules des corbeaux (il n'y a pas d'autre mot), qui se terminent par l'exécution de l'un d'eux ; si l'on songe à bien d'autres faits du même ordre, on se prend d'abord à trouver moins grande qu'on ne le croit la solution de continuité indéniable qui existe entre l'homme et la bête. Seule alors demeure l'impression que dans l'échelle des êtres, plusieurs échelons eussent pu trouver place dans le large espace qui sépare l'homme des animaux (et sans doute quelques-uns de ces échelons ont simplement disparu), si tel avait été le bon plaisir du Créateur.
    Mais ce qui ensuite frappe surtout comme une évidence agressive, c'est que l'inégalité fondamentale qui règne partout dans la nature, comme le mécanisme même de sa structure et la condition de son évolution autant que de son existence est infiniment plus accusé chez l'homme que dans le reste de la création. Et l'inégalité y est un principe si puissant que, quelqu'effort que l'on fasse, on ne peut la réduire que dans un sens seulement, mais qui rend la tentative elle-même très sensible parce qu'il est celui de l'avilissement ; car, doué du redoutable pouvoir de répandre l'ignorance et de fausser le savoir, l'éducateur reste incapable d'élever le niveau de l'intelligence pure de qui que ce soit. Ceci étant, force est de reconnaître que le suffrage universel est une sinistre folie, complète et sans mélange.
    Est-ce à dire que quelque système de vote censitaire soit meilleur ? Sans doute en est-il ainsi momentanément ; et encore à condition que la fortune soit généralement terrienne. Mais un tel système, en tous cas, n'est rien de mieux qu'une étape plus ou moins brève vers le pire. Quant à celui qui, d'une manière quelconque, répond à la fameuse adjonction des capacités, il ne donnerait jamais que les résultats les plus biscornus et les plus décevants. La raison en est dans la complexité du cerveau humain. Cette complexité est telle que non seulement la plus extrême inégalité règne entre les personnes, mais encore que dans chaque individu, l'écart entre ses diverses facultés est considérable.
    En effet, parmi les intelligences supérieures même, l'existence de cloisons, parfois singulièrement étanches, est véritablement la règle. Les intelligences harmonieuses sont en général moyennes ; pour l'ordinaire de la politique, du reste, ce ne sont pas les moins bonnes. Lorsqu'un esprit émerge dans la science, c'est par une certaine faculté noble, souvent au détriment de plusieurs qualités essentielles à la vie courante. Du savant, l'esprit est volontiers systématique. Son savoir émousse l'intuition ; il détériore et vicie son instinct. Le savant, qui cependant les étudie, ignore les souplesses inexpliquées et si vive de la nature. Son âme est à la fois naïve et insensible et, dans l'ordre pratique, il est constamment ou trop doux ou trop dur. Il est présomptueux aussi dès qu'il est excessivement flatté et mis hors de sa place ; alors, quand il sort de son rôle, il répand doctoralement des erreurs qui feraient sourire si, savantes et compliquées comme lui, elles n'étaient pas si redoutables dans leurs conséquences.
    Quant à ceux qui ont analysé le cœur humain, ceux qui ont disséqué les vertus et les vices et qui ont observé leurs rapports, pour montrer, souvent avec tant de finesse, les ridicules inépuisables de leurs contrastes ; quant à ceux, en un mot, qui, à des degrés divers et dans des genres divers, peuvent se nommer philosophes, quel est donc parmi eux celui dont quelque drôlesse de femme ne pourra pas faire la risée de son voisinage ou bien dont l'ingénuité ne prêtera pas des dons extraordinaires à l'enfant banal qui est, ou qu'il croit être le sien ? Il n'y a ici que les gens d'esprit pour être trompés en politique et en affaires comme en amour et en affection.
    Ces hommes, certainement plus perspicaces que les autres, n'en ont pas plus de bon sens que les meilleurs biologistes, par état, n'ont une bonne santé. Ces sceptiques, toujours enthousiastes par quelqu'endroit, sont communément férus d'une idée qu'ils croient plus ou moins à eux ; et lorsqu'ils se montrent critiques, caustiques, amers, leur satire n'est qu'un voile de bravoure qui trahit, aux yeux de ceux qui les connaissent bien, les souffrances d'une sensibilité excessive, aux mouvements de laquelle leur intelligence fournit trop d'objets.
    A ce que ces gens intelligents, instruits mais inégaux et mal équilibrés, qui sont à la fois plus ou moins que les autres et dont deux catégories éminentes viennent d'être citées, à ce que ces gens aient un bulletin de vote, que gagnera la société ? Le régime représentatif qui reçoit leurs suffrages en est-il meilleur pour cela ?
    Non. C'est le système qui est intrinsèquement mauvais et rien ne saurait changer sa nature ; rien ni personne car, malgré les apparences, c'est le système qui achève de faire les hommes une fois qu'à l'origine les hommes ont fait le système.
    Dans les aristocraties, la noblesse se forme comme la fleur de la nation. Cependant, pris individuellement, ceux, à tous âges sociaux, qui la composent, ne sont pas nécessairement plus intelligents que ne le sont, à proportion, les membres de tel autre corps constitué, de tel organe de la société. Mais ils valent toujours plus par le niveau auquel ils évoluent, par leur acquis, par leurs principes, par leur dressage, en un mot par la valeur des institutions dont ils recueillent les meilleurs fruits pour, à leur tour, contribuer plus que tous autres à en maintenir sinon à en accroître la production. A valeur égale, on voit toujours plus grand au sommet de l'état social qu'à mi-chemin ou au fond (20). Et puis, il ne faut jamais oublier que la noblesse s'adjoint constamment ce qui se distingue par le mérite et, généralement, tout ce que la société produit de meilleur ; cela selon des règles si bien conçues qu'elles suppléent au discernement quand il y a lieu. Enfin, sous une forme ou sous une autre, le système aristocratique s'organise et évolue, malgré toutes les imperfections humaines, pour la prospérité du corps social et essentiellement à son profit. Ce qu'il y a de certain - et c'est une preuve suffisante - c'est que le corps social ne fonctionne que dans ces conditions ; c'est que hors de ces conditions, il n'a jamais fait que dégénérer et mourir.

La dévaluation générale : celle des choses.

    Le système démocratique a été plus qu'aboli : il a été renversé. Sur l'amas de ses débris, que voyons-nous maintenant ? Nous voyons une dévaluation générale dont la dévaluation monétaire n'est qu'un aspect particulier.
    Un processus d'appauvrissement arrive vers l'extrême de ses conséquences que les déductions rigoureuses d'un raisonnement strictement conduit permettait de prévoir depuis longtemps. La dévaluation des choses en est le résultat. Désormais, tout ce que l'on nomme luxe ou superflu, tout ce qui est le produit de l'art ; tout ce qui, en un mot, orne la vie, a perdu de sa valeur marchande dans des proportions immenses. C'est là un fait des plus caractéristiques, un véritable phénomène de misère physiologique du corps social que l'état sauvage ne connaît pas. Il appellerait de longs développements ; ceux-ci ne sauraient trouver place ici où il faut se contenter de noter que, le défaut excessif de richesse enlevant leur prix aux choses qui en avaient, on cesse naturellement de les produire ; ces choses cessant d'être produites, l'art de les faire se perd ; l'art de les faire étant perdu, on finit par oublier qu'elles ont existé. C'est ainsi que la démocratie de Montesquieu puis de Rousseau engendre la prolétarisation socialiste de Marx, laquelle produit cette barbarie propre à étouffer une civilisation qui s'abandonne.

Celle des gens.

    Mais cette dévaluation des choses procède elle-même de la dévaluation des gens qui se révèle dans l'inversion de leur caractère. On pouvait l'observer nettement depuis une cinquantaine d'années. Alors, par exemple, fleurissaient dans la bonne société des personnes dont le propre, du général au particulier, était d'abord d'être hommes ; puis, parmi les hommes, d'être chrétiens ; parmi les Chrétiens, d'être catholiques ; parmi les Catholiques, d'être français ; parmi les français, d'être nobles et parmi les leurs enfin, d'être extrêmement bien élevés et fins. Or, hommes, ces personnes proclamaient volontiers la supériorité des animaux ; Chrétiens, ils ne prenaient la défense que des Juifs ; Catholiques, ils ne goûtaient que les Protestants ; Français, ils n'admiraient que les Anglais ; nobles, ils s'entichaient de tout ce qui ne l'était pas ; bien élevés ils n'avaient d'attrait que pour ce qui est canaille, et fins ils n'étaient qu'indulgence pour ce qui est grossier.
    On peut observer qu'en se reniant ainsi, ces gens accomplissaient le mouvement inverse de celui normalement opéré par le patriciat qui attire à lui les éléments vivifiants ; oserait-on dire nutritifs ? En tout cas, ne me plaçant pas au point de vue moral, je ne m'aviserai pas de dire qu'ils ont eu tord ou raison, mais ce que je puis affirmer, c'est que, socialement, ils se sont suicidés (21).
    Dans ce même temps les bougeois, toujours hostiles à la noblesse et volontiers snobs à la fois, restaient orgueilleux et satisfaits d'eux-mêmes. Peu enclins à s'inquiéter du peuple et le tenant à distance, ils faisaient sentir sans délicatesse son infériorité à ce qui était en-dessous d'eux. Ils étaient aussi d'un chauvinisme étroit, facilement injurieux, et réfractaires à toute espèce de cosmopolitisme. Ils étaient enfin de façons inélégantes sans doute, gauchement cérémonieux, souvent ridicules, mais corrects. Volontiers alors, on se plaisait à convenir que les vertus domestiques et civiques s'étaient définitivement fixées dans la bougeoisie, qui s'en targuait sans discrétion. Il ne s'agissait cependant pas, pour l'instinct de conservation, d'un refuge, mais seulement d'une courte étape dans sa retraite ; d'un point de son atrophie. En effet, vingt ou trente ans après, ce qui restait de cette bourgeoisie ne savait plus qu'inventer pour, à son tour, s'encanailler, s'avilir, se confondre avec le prolétariat ; autrement dit pour se renier aussi. Ainsi se vérifiait le proverbe disant que c'est par la tête que pourrit le poisson.

Incapacité de la bourgeoisie révolutionnaire pour défendre le principe de la propriété.

    Quand, au siècle passé, la nation libérale s'est trouvée sans noblesse, la bourgeoisie est restée seule maîtresse du terrain, plus abandonné encore que conquis. Or les circonstances révolutionnaires dans lesquelles elle avait accédé au pouvoir la rendait définitivement impuissante à maintenir le principe de la propriété privée et, en cent cinquante ans, les effets d'une logique inéluctable ont complètement atrophié la notion de ce principe dans les esprits. Il en découle deux conséquences qui s'enchaînent impitoyablement : la pauvreté et l'esclavage ; car lorsqu'on s'est laissé dépouiller des choses, après avoir renoncé à les posséder, il faut aussi renoncer à se posséder soi-même.
    A ce propos, on ne peut se dispenser de mentionner une sorte de citoyens de la démocratie qui, socialement, sont de véritables monstres ; leur situation extraordinaire mérite un regard attentif. Il s'agit de ces personnes qui (c'est le cas en Angleterre par exemple) arrivent à payer 98% de leur revenu en impôt. Ces gens s'intitulent libres, et, en effet, rien jusqu'à nouvel ordre ne les empêche d'aller, de venir, de se déplacer et de vivre où et comme ils veulent au même titre que le commun des mortels. Ils paraissent même plus libres que les autres parce que, ayant plus de moyens, ils ont plus de possibilités de mouvement. Le fait est cependant qu'ils donnent, eux aussi, à l'Etat, en activité, c'est-à-dire en substance, sous forme d'argent, incomparablement plus que l'esclave antique ou le serf de la glèbe en tous pays n'ont jamais donné, respectivement, à leur maître et à leur seigneur.
    Il ne s'agit donc pas de savoir si ces individus conservent plus de richesses que la moyenne des autres contribuables ; il s'agit simplement de ce fait qu'ils jouissent de 2% de liberté contre 98% d'esclavage. Si ces 2% de liberté représentent encore plus d'agréments pour eux que leurs 98% d'esclavage ne représentent de servitude, cela tient à ce qu'il n'y a pas encore directement contrainte par corps, pourrait-on dire ; cela tient aussi à la qualité de ces 2% de liberté qui permettent de jouir des innombrables acquis et de quelques habitudes survivantes d'un passé aristocratique aussi vieux que les sociétés elles-mêmes. Mais tout cela est en violent contraste et compose un anachronisme qui fait précisément de ces contribuables, à la fois libres et esclaves, de véritables monstres sociaux destinés à disparaître. Quel que soit le sens de son évolution, jamais en effet le nature ne tolère longtemps l'anomalie excessive de ses œuvres. En conséquence, il appert que dans très peu de temps, ou bien, ayant secoué le joug socialiste, ces contribuables ramèneront leurs impôts à un taux raisonnable et redeviendront de véritables hommes libres en même temps que des patrons dignes de ce nom (ce qui dans l'état actuel des choses est une hypothèse dénuée de toute vraisemblance), ou bien ils perdront le peu de liberté et de richesse qui leur restent et, devenant complètement esclaves, iront se confondre avec la masse dans la servitude commune. Ce qu'il y a de certain en tous les cas, c'est qu'étant en état d'équilibre éminemment instable dans une situation hybride et fausse, toute durée dans cette condition est forcément exclue. En d'autres termes, si l'on préfère, ils ne peuvent que revenir à l'indispensable de l'état de santé pour vivre, ou bien achever de mourir.

Triomphe constant de l'inégalité.

    Quoi qu'il advienne des procédés fiscaux de la démocratie et le socialisme triompherait-il dans toute sa pureté, que la plus parfaite inégalité n'en continuerait pas moins de régner parmi les hommes. Les inégalités qui existent dans la société aristocratique, déjà progressivement déplacées par la démocratie libérale, se trouveraient alors complètement renversées. Ainsi les inégalités conforment aux lois de la nature et requises pour l'évolution des sociétés, disons les inégalités normales, étant désormais réparties de façon anormale par rapport à la première manière, leur nouvel agencement aurait sur la société un effet définitivement stérilisant et mortel ; mais elles existeraient toujours aussi nombreuses et douées de la même puissance pour détruire dans leur second état que pour fonder dans le premier.
    Ne parlons donc pas d'une égalité dont la conception, vis-à-vis de l'existence de la société, est un de ces vices qu'il est certainement juste, du point de vue philosophique, de considérer comme une maladie, mais qu'il est non moins juste et autrement utile, dans la pratique, de châtier comme un crime. Ne parlons pas davantage de l'entreprise d'établir cette impossible égalité, qui est un acte de démence et une tentative de suicide. Disons simplement que l'homme se perd corps et biens à vouloir combattre l'inégalité sur laquelle le monde est fondé.
    Vice, maladie, démence ou crime, d'ailleurs, il s'agit d'une faute majeure à l'égard de la vie ; ne cherchons point vainement à la travestir. En conséquence ne parlons pas non plus d'intentions généreuses : il n'y a de générosité que celle qui aide à vivre et à améliorer. La générosité qui rend pire et qui fait mourir n'en est pas une et, si son intention est bonne, elle est de celles qui sont faites pour paver l'enfer. Enfin et surtout, ne mêlons pas la religion à cette folie.
    Envisagée du point de vue humain, la religion est éminemment logique. Le pourquoi de ce qui est demeure un mystère ; mystère que la religion affirme et que la science ne peut nier. A partir de là, les préceptes de la religion ne sont que sagesse à l'égard de l'existence. Sans elle, il faut renoncer à donner un sens à la vie et, si, dans sa lettre, la doctrine de l'Eglise avait été une erreur, la rectitude de son esprit serait encore indispensable à la conduite des hommes. L'Eglise est toute hiérarchie ; cette hiérarchie, la religion enseigne qu'elle règne dans le Ciel comme elle est établie sur la terre. Il est donc contraire à l'exemple de l'Eglise comme à sa doctrine de prétendre renverser l'ouvrage de la Providence. Il en découle que, dans l'océan des inégalités de ce monde, il doit être considéré comme une obligation impérieuse pour le Chrétien de défendre et même d'acquérir les droits qui seuls, dans leur rapport nécessaire avec les devoirs, permettent d'accomplir ceux que chacun se sent de force à assumer. Parlons net : il est, dit-on, des devoirs sacrés ; ces devoirs, en effet, sont sacrés, ou ils ne le sont pas. Or s'ils le sont, les droits qui permettent de les accomplir, qui en sont comme la source, doivent être sacrés aussi ; et défendus comme tels.
    Ceci, c'est la vérité générale et élevée. Comme un vêtement précieux et délicat, cette vérité veut une doublure. Cette doublure, ce sont les préjugés sociaux. Tirant leur mérite de l'irréflexion, sans doute les préjugés sont-ils par définition étroits ; ils figurent peut-être les ornières des peuples. Cependant l'expérience prouve que les peuples ne quittent ces ornières que pour tomber dans l'abîme.

Hypothèse quant au rôle du bolchevisme dans l'économie de l'évolution des sociétés.

    L'abîme est ici le genre extrême du socialisme nommé communisme. Dans les conditions présentes du monde, l'humanité se trouve poussée de toutes parts au bord de cet abîme vers lequel l'a fatalement dirigée, dès l'origine, l'orgueil individualiste de la démocratie libérale. Cet orgueil, de prime abord, n'est ni sot ni antiphatique; il ressemble à la fierté aristocratique, dont il est en effet la réduction et la première déformation ; mais, sitôt établi dans l'âme des hommes, il les frappe, non de cécité, ce serait demi mal, mais de daltonisme, ce qui est bien pire. Voué d'autre part à fermenter, par cela même qu'il n'est que le début d'une dégénérescence, il ne peut manquer de se transformer en cette vanité égalitaire qui précisément a conduit les hommes là où maintenant ils se précipitent. Cependant, en présence de l'état actuel du monde, il est permis de se demander si le communisme n'a pas une fonction nécessaire à accomplir dans l'économie de la nature. Car enfin, quel est cet état du monde et de quoi est-il fait ? Il est surtout négatif et fait d'une foule croissante de vides. Socialement, la nation chrétienne manque non seulement de patriciat, mais encore de toutes classes. Elle devient proprement inorganique. Matériellement, elle est ruinée. Non point ruinée parce qu'elle a fait des pertes, toujours réparables, mais ruinée parce que les riches y sont devenus inaptes à conserver les biens reçus et les biens acquis. Moralement, la nation chrétienne est devenue impuissante en face du mal. Tout est chez elle transaction, concession, abandon, lâcheté. Spirituellement, sa déroute est à peu près totale. La religion y a connu pire que d'être vaincue par le matérialisme : elle a été contaminée par lui. Or le matérialisme s'appuyait récemment encore sur la science quand soudain la science s'est dérobée sous lui pour se dresser contre lui ! Peut-on imaginer désarroi plus complet ?
    Cependant, parmi ces ruines, besogne mollement une masse prolétarienne aussi vieille que ce qui reste des autres classes, aussi altérée dans son essence, aussi énervée dans son esprit, aussi flasque dans son caractère, aussi frippée dans son âme. Persuadée que son heure a sonné et fondée d'ailleurs à croire que tout lui est dû, elle marche à la dernière catastrophe en poursuivant le fantôme de toutes les sécurités.
    Sur tout cela, enfin, plane un orgueil à la fois minable et insensé, qui tire sa force d'une imbécillité puissante parce qu'elle est déchaînée et surtout parce qu'après cent cinquante ans de déraison, l'espèce de gens ne se trouve plus qui soient de trempe à la mater. Au spectacle d'un désarroi social aussi profond, on se demande alors si le communisme n'est pas seul capable de refouler dans leur état tout ce qu'il y a d'inférieur parmi ces hommes présomptueux, en créant une plèbe et un servage universels d'où émergeront un jour ceux qui doivent émerger. On se demande s'il n'est pas seul à pouvoir faire en grand, avec un déchet énorme, cet immense brassage de la matière humaine qui rendra l'humanité passive à force de souffrances, l'individu humble à force de misère, et extirpera chez les êtres cette vanité que le libéralisme leur avait infusé pendant tout le début de l'ère démocratique. On se demande s'il est réservé au bolchevisme d'anéantir, dans la stupeur et les tortures d'un cataclysme, la civilisation que l'énergie, même très médiocre, d'une saine réaction eût suffi à maintenir encore sans violences dans une décente viellesse. Cela lui est-il réservé précisément parce qu'une énergie de cette sorte n'existe plus ; à l'état organisé du moins ? Le bolchevisme est-il destiné à labourer l'âme humaine en vue de semailles futures ? Qui sait ?
    Lorsqu'on songe à cela, on comprend que les Alliés veuillent sauvegarder ce qu'ils entendent par démocratie, dans le vague de leurs conceptions politiques et sociales confuses. C'est qu'en effet ils voient les Russes porter le principe démocratique à une extrémité qui est ce néant à partir duquel ne peut se reformer qu'un type quelconque d'aristocratie, s'il doit se reformer quelque chose. Et, pris d'une sorte de panique, ils se préparent à défendre leur dégénérescence incomplète ; car la destruction, à tous les stades, possède aussi son instinct de conservation.
    D'ailleurs, il tombe sous le sens - lorsqu'il est bon - que si, par hypothèse, la Russie était vaincue et le bolchevisme russe anéanti, le problème demeurerait entier. La société chrétienne n'en serait pas moins aux prises avec les phénomènes de sa propre dissolution, et la disparition d'un danger extérieur, si menaçant soit-il, ne changerait rien à l'âge de la société ni à sa déchéance intrinsèque dont le propre est de toujous faire naître autour d'elle des dangers de nature à précipiter la malignité de son état. En fait, il est un point où les affaires du monde peuvent, avec une égale facilité, tourner de façons très différentes sinon opposées. La décision, en apparence du moins, tient souvent à fort peu de chose. Ce qui est grave, c'est la lente élaboration au bout de laquelle est le "très peu de chose".

De la tendance à réformer la nature issue des théories de J.-J. Rousseau.

    Je n'ai pu m'empêcher de parler sans cesse comme si le monde devait durer ; c'est bien là, cependant, ce dont je suis le moins sûr, au train où vont les choses et devant l'ardeur - oh, combien symbolique - mise par les hommes à trouver le moyen de dissocier la sphère qui porte leurs vaines agitations. Mais, pour faire son métier d'être vivant, l'homme se refuse à la pensée de la mort, il s'y dérobe même devant l'évidence et, à son image, les sociétés en font autant. Il est humain, fût-on prêt à mourir, de travailler à vivre tant qu'on vit encore.
    Au reste, le temps est mesuré qui nous sépare de la prochaine guerre, dont la menace pèse chaque jour plus lourdement sur un monde également empressé à en maudire les effets et à en nourrir les causes. Cette prochaine guerre d'ailleurs - dont l'état reste latent depuis 1939 - procèdera directement des utopies de J.-J. Rousseau. Petite-fille de nos fautes et de nos abandons de 1918, on pourra dire d'elle qu'elle est arrivée à maturité alors que sa mère, celle de 1939, n'était point encore morte. Comme toutes les guerres de même nature depuis 1792, elle sera le fait de ces gens qui sont résolus à faire régner la concorde universelle et qui, chacun voulant la paix et croyant l'établir à jamais par une dernière guerre, composent en définitive un ensemble pacifiste dont la chimie démocratique dispose les éléments en une combinaison perpétuellement explosive.
    D'autre part, je n'ai presque pas cessé de m'exprimer comme si l'humanité allait continuer son évolution à peu de chose près selon les règles que nous pouvons déduire du peu que nous savons. Or, pour bien faire, il faudrait tenir compte des transformations qu'à l'aide des moyens qu'il augmente tous les jours l'homme se fera subir à lui-même. Comment se faire une idée juste, fû-elle approximative, de ces transformations, de leurs incidences et de leurs mutuelles répercussions ? L'homme n'en viendra-t-il pas à se mutiler dans la chimère de se perfectionner artificiellement ? Il est déjà engagé dans cette voie. Jusqu'où y marchera-t-il ?
    Là comme en politique, on voit nettement se développer la tendance essentiellement moderne à réformer la nature et à la détruire avec la prétention de faire mieux qu'elle. Sans nul doute, le fait des découvertes de la science, le fait des connaissances que l'homme accumule et combine à mesure qu'il avance en âge, est-il absolument indépendant de l'existence de la démocratie. Mais le monde se trouvant à l'heure actuelle en pleine phase démocratique, l'usage fait de ces découvertes scientifiques et la tournure prise par leurs applications sont naturellement, constamment et la plupart du temps inconsciemment démocratiques. A observer le cheminement de ces applications, quelqu'un d'attentif y salue la démocratie à tous les détours.
    La science pure remorquant la pratique, la biologie entraîne la médecine qui, pour inattendu que ce soit, se trouve plus que toute autre science, conduite à seconder la chimère démocratique. Cela se fait et se fera au nom du perfectionnement de l'être humain et de son amélioration, comme la démocratie ouvre boutique à l'enseigne de la justice et du bonheur réunis ; ce sera avec le même succès. Serve de l'idée dominante, on sent en effet de façon claire qu'à l'heure actuelle la médecine est amenée à utiliser ses moyens pour transformer l'homme selon l'idée de J.-J. Rousseau, afin d'adapter son corps et son cerveau à cette conception tellement inhumaine que, jeune ou vieux, l'homme tel qu'il a été conçu ne saurait s'en accomoder.
    En présence de cette tentative spécifiquement antimorale, littéralement diabolique, du matérialisme, on est saisi d'un double vertige ; vertige à la pensée des succès techniques que l'ingéniosité humaine ne peut manquer d'obtenir ; vertige aussi à la pensée du châtiment que la nature réserve aux essais monstrueux. Il est vrai cependant que de tels efforts doivent rentrer dans l'économie des desseins de la nature, quoiqu'à des fins ordinairment contraires aux illusions des aveugles qui les font, comme s'ils figuraient des instruments que l'œuvre à laquelle ils sont destinés ne regarde pas. Mais on sait aussi que, lorsque son but est atteint, la nature renverse impitoyablement les anomalies provisoirement tolérées, et que, brutalement, sous une forme quelconque, elle rétablit son équilibre habituel des choses. Et l'on se demande quel est ce but réel. On se demande pourquoi tout cela, et ce qu'il y a au bout de tout cela.
    Là, toutefois, on se trouve parmi tant de données flottantes, au milieu d'éléments que l'on ne peut ni préciser, ni même déterminer, que l'incertitude vous rabat vers les réalités présentes et formelles.
    Parmi ces réalités, il en est une qui les domine et les comprend toutes : les institutions doivent être adaptées aux hommes et non les hommes adaptés aux institutions.
    Au XVIIIè siècle, l'esprit humain, s'éloignant des enseignements de l'Eglise, est devenu le jouet des déviations scélérates d'une intention qu'on s'est cru obligé d'appeler bonne, malgré la peine qu'on éprouve, semble-t-il, à lui donner ce nom. Un vent de démence s'est mis alors à souffler sur l'âme chrétienne. Par un besoin de contraste familier au cerveau de l'homme, l'idée de la nature primitive hanta l'imagination de gens arrivés à la perfection d'une civilisation très rafinée et saturée de tout ce que l'ingéniosité humaine peut inventer pour charmer. Les physiocrates furent les docteurs du jour. La perversion venimeuse de J.-J. Rousseau traduisit leurs théories sur le plan du gouvernement. Enfanté par des intelligences enthousiastes et légères, elles-mêmes aussi éloignées que possible de l'état de nature et d'ailleurs sans données suffisantes pour en connaître scientifiquement la réalité, l'ensemble de ces idées posait comme assises au monde futur un choix d'erreurs grossières. C'est sur ces fondements que s'est élevé méthodiquement, depuis cent cinquante ans, le monument politique le plus anti-social, le plus anti-humain, le plus inhabitable dont un fou ait jamais rêvé la disposition. Maintenant, la démocratie ayant édifié cette œuvre sans nom, elle entend, pour l'honneur de son succès, y faire rentrer l'homme ; l'homme mal conçu, selon elle, puisqu'il ne peut pas vivre dans sa construction ; l'homme dont pour cela il lui faut refaire le physique et le moral à la mesure de son architecture insensée. Et pour comble, afin sans doute qu'aucune singularité ne manquât, devant cet édifice qui est bien le monument de tout ce que la vanité humaine peut engendrer de plus monstrueux ; devant cet édifice où, se substituant orgueilleusement à la Providence qu'elle renie, la démocratie athée prétend faire entrer l'homme en le recréant ; devant cet édifice on aura vu l'Eglise, contristée de rester seule en face de lui et stimulée par le sentiment qu'elle doit être présente partout, offrir de le bénir, puis frapper doucement à sa porte en sollicitant la permission d'y installer un modeste oratoire...L'Eglise !...L'Eglise à laquelle notre civilisation doit son épanouissement, et qui, jadis, élevait ses temples magnifiques autour desquels les fidèles venaient se presser, comme les brebis autour de leur pasteur...
    Après tout ce qui a été dit dans ce livre, il serait superflu d'insister. Le lecteur se demandera ce qu'il vaut mieux sacrifier, de l'homme ou de la bâtisse, et ce qu'il est encore loisible de faire à cet égard, puis il tirera lui-même sa conclusion. Pour lui en faciliter la tâche, on peut ramasser en quelques lignes toute l'évolution de la démocratie et en donner ainsi une vision d'ensemble.
    De la société aristocratique atteinte du mal démocratique sort la démocratie libérale et individualiste, état semi-patricien qui nie les privilèges de la naissance, entend tout réserver au mérite, et n'instaure d'égalité que strictement celle des droits politiques des citoyens. Cette égalité politique conduit obligatoirement au suffrage universel.
    Le suffrage universel conduit naturellement à la poursuite de l'égalité sociale, c'est-à-dire de l'égale répartition de toutes choses.
    L'égalité sociale, à son tour, implique, outre l'égale distribution des biens matériels, une égalité intellectuelle et morale sans laquelle elle doit renoncer à se justifier.
    Or, en dépit de ce que l'on imagine d'abord, non seulement l'instruction obligatoire ne suffit pas à établir l'égalité intellectuelle et morale, mais encore elle risque d'accuser les inégalités foncières de la nature, desquelles participe au premier chef le mérite qui est essentiellement un privilège naturel, comme la naissance à laquelle il fait pendant, et qui pour cela, tout indispensable qu'il est à l'Etat démocratique comme aux autres, tant que cet Etat démocratique est obligé de lutter, devient dès lors pour lui un objet de méfiance constamment rabaissé et découragé par le nombre imbécile.
    Pour obtenir l'égalité intellectuelle et morale, il faut donc obtenir l'égalité des aptitudes et des dons (celle des dons physiques y-compris, forcément, d'où le sport démocratisé, etc...). Autrement dit, il faut établir l'égalité du mérite comme a été instauré à l'origine l'égalité de la naissance ; ces deux privilèges inséparables devant logiquement être tôt ou tard également abolis. Afin d'y parvenir, il faut refaire l'homme (scientifiquement puisque la science s'offre justement pour y aider), selon les directives de J.-J. Rousseau qui s'exprime à cet égard de la façon la moins équivoque en disant au début de l'Emile : "Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune ; en sorte que chaque particulier ne se croit plus un, mais partie de l'unité et ne soit plus sensible que dans le tout".
    Pour finir, afin de refaire les hommes strictement égaux entre-eux, il faut une dictature qui anéantisse toute trace de liberté et d'individualisme. Cette dictature, d'ailleurs, doit aussi refaire les choses et, encore, la science aidant, recréer le monde sur le modèle d'une sorte de paradis ; car, avec l'égalisation de la richesse et comme la condition indispensable de la durée de son succès, la démocratie entend que soit établie l'égalité de la fortune, cela s'entend du sort, de la chance.
    Arrivé à ce point, le mal démocratique est au terme de son évolution. Ayant accompli son cycle, il se trouve être le contraire de ce qu'il paraissait au début, avec une conception de la justice opposée à celle qu'il annonçait, et définitivement retourné contre les principes au nom desquels il a vu le jour.

Dilemme final.

    Pour l'heure, si, toute ankylosée qu'elle est, la société ne se redresse pas dans l'axe de la station normale - du sens commun autrement dit ; si elle ne revient pas, autant que faire se peut, au respect de ses traditions, c'est-à-dire d'elle-même ; si la société ne détend pas ses nerfs avant qu'ils se brisent et ne reprend pas le souffle avant de le rendre ; si, définitivement ensorcelée par la démocratie, elle s'obstine décidément à ne rien sacrifier de l'ombre de l'égalité à la réalité des libertés, une chose est alors certaine : c'est que, de ce progrès auquel elle a donné de si candides illusions, elle franchira la suprême étape qui se nomme la mort

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Il est en ce monde une combinaison de bonne volonté, d'intelligence et de travail qui ne s'exerce jamais tout à fait en vain quand on y voit clair. Plus nombreux qu'on ne pourrait le croire, il existe encore des hommes répondant à l'exercice de cette combinaison, parmi les débris mêlés de ce que l'on nommait les classes de la société. Faute de temps, faute de connaissances, faute de méthode surtout pour éliminer le poison ambiant dont ils ont été imprégnés, ces hommes s'égarent souvent dans la diversité perverse de la pensée démocratique. A la plupart d'entre-eux, il manque une clef pour ouvrir aisément la porte de la réflexion juste, sur le sens si simple, si essentiel de ce que représentent humainement et socialement l'ordre et le désordre, le bon et le mauvais, le beau et le laid, le bien et le mal, enfin la vie et la mort. Ces pages ont été écrites pour leur forger cette clef. J'ignore ce qu'ils auront le temps, le pouvoir et la qualité d'en faire. En tous cas, c'est à eux que ce livre s'adresse.



FIN






    (1)     La seconde est le 2 août 1914 qui marque la fin de l'étape libérale ; la fin d'une période démocratique représentant l'arrière-faix du régime aristocratique et où s'étaient généralement conservées des mœurs patriciennes dans la vie privée ; la fin donc d'une foule de choses que l'on ne reverra plus jamais, sous la forme qu'elles avaient eu jusque-là en tous cas. Il est remarquable, au surplus, que chacune de ces deux dates ouvre une ère de guerres ; il ne faut pas s'y méprendre en ce qui concerne la seconde, hélas !
    (2)    J.-J. Rousseau dans le Contrat Social (Livre I, Ch. IX) tente curieusement de justifier cette contradiction en une phrase dont la limpide obscurité, si j'ose dire, plus volontiers familière qu'on ne le croit au style du XVIIIè siècle, est de nature à répandre un malaise dans l'âme des admirateurs bourgeois du philosophe de Genève. Elle rend, en effet, un son inquiétant. La voici : "Ce qu'il y a de singulier dans cette aliénation, c'est que, loin qu'en acceptant les biens des particuliers, la communauté les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l'usurpation en un véritable droit et la jouissance en propriété. Alors, les possesseurs étant considérés comme dépositaires du bien public, leurs droits étant respectés de tous les membres de l'Etat et maintenus de toutes ses forces contre l'étranger, par une cession avantageuse au public et plus encore à eux-mêmes, ils ont, pour ainsi dire, acquis tout ce qu'ils ont donné : paradoxe qui s'explique aisément (?) par la distinction des droits que le souverain et le propriétaire ont sur le même fonds, comme on verra ci-après." Ce que l'on voit ci-après n'a rien de rassurant pour les propriétaires ; c'est là finalement, la seule chose qui soit claire.
    (3)    Tout cela qui n'a, bien entendu, rien d'anti-canonique, est simplement tombé en désuétude. Le dernier cardinal laïc est mort il y a environ quatre-vingt ans et, avant la séparation de l'Eglise et de l'Etat, M. Loubet était encore, à l'instar des anciens rois de France, chanoine de Saint-Jean de Latran. Voici encore une autre nuance : en 1700, le cardinal Albano se fit ordonner prêtre peu de jours avant d'entrer au conclave qui le fit pape. Il prit le nom de Clément XI et fut sacré évêque après son élection.
    (4)    Quelque déplorables qu'aient été les exagérations à certaines époques, et toutes proportions gardées, jamais les prébendes de l'ancien temps n'ont représenté un désordre comparable à celui du gâchis démocratique, malgré certaines analogies superficielles dont il faut se défier. Tout ce qui d'alors paraît aujourd'hui abus, ne l'était pas si on l'examine de près et surtout de bonne foi. Beaucoup de bénéfices remplaçaient avantageusement des dépenses aujourd'hui multipliées et régulièrement inscrites au budget sans attirer l'attention ni choquer personne. D'autre part et surtout, ces bénéfices favorisaient des gens dont l'ensemble de l'action n'était pas anti-sociale, au contraire ; gens qui, d'ailleurs avant la fin de l'Ancien Régime, n'étaient qu'exceptionnellement de purs parasites.
    (5)    A ce propos, l'on peut remarquer que ce n'est pas cela qu'exprimait précisément la formule "Dei gratias", qui, primitivement, n'était pas employée par le prince seul et qui, loin d'avoir le sens orgueilleux qui s'y est attaché par la suite, était au contraire un aveu d'humilité signifiant : "Par l'indulgence de Dieu..." ou bien sous-entendant : "Par la grâce de Dieu quoiqu'indigne."
    (6)    L'esprit essentiellement raisonnable des Romains, considérant que la justice et la sévérité sont deux choses inséparables, attribuait sagement au mot "terribilis" le double sens de juste et de sévère, qui est passé en Français dans le mot "terrible" lorsqu'il est pris proprement dans une certaine acception. Le Seigneur, dans l'Ancien Testament, est couramment qualifié de terrible. Exemple : "Omnes gentes, plaudite manibus : jubilate Deo in voce exultationis. Quoniam Dominus excelsus, terribilis : Rex magnus super omnem terram." (Psaumes, XLVII,2,3.) Au XVIIè siècle, Saint-Léger qui fut maire du Palais, était, à ce titre régulièrement appelé à rendre la justice. Dans la "Vita Leodegarii ab Anonymo" le chroniqueur, à cet égard, s'exprime ainsi : "Cum mundanae legis censuram non ignoraret, seacularium terribilis judex fuit." En français, le surnom de Terrible appliqué au tsar Ivan qui évoque communément l'idée d'une sorte de forcené, signifie en réalité qu'il était un justicier inflexible, sévère aux puissants, protecteur des faibles et faisant rendre aux humbles une exacte justice. Cette idée était restée si vive dans le cœur du peuple russe qu'avant 1917 encore, les paysans qui venaient à Moscou pour un procès, allaient en arrivant, prier devant l'image d'Ivan le Terrible, d'Ivan le juste dans leur esprit.
    (7)    Il est bien caractéristique qu'en Vendée, ce furent les paysans qui vinrent supplier de se mettre à leur tête, contraindre presque et tirer ainsi de leurs châteaux, les gentilshommes qui illustrèrent leur nom dans la guerre vendéenne.
    (8)    Que l'on songe à cette amertume répandue au XIXè siècle dans la petite poésie et dans la chanson dont celle de Béranger est le type.
    (9)    Quoi de plus lugubre, de plus funéraire, de plus malsain que l'aspect et l'atmosphère de ce que l'on nomme les "boîtes de nuit." ?
    (10)    Il est curieux de noter que le beau style Louis XV n'est pas seulement propre à la France mais encore au cœur du pays. Il est à peu près limité à l'Ile de France. Les meubles bordelais du XVIIIè siècle par exemple, sont lourds. On ne fait plus un pied de table parfait au sud de la Loire ni au delà de Cambrai.
    (11)    Il y a une vingtaine d'années, sans l'ombre d'un motif présentable, on a démoli Saint-Lazare, avec la cellule où dans le carrelage rouge friable la petite sœur Léonide, entrée à la prison en 1869 comme novice, montrait un trou que la tradition attribuait à la pointe du gros soulier ferré de Saint-Vincent de Paul agenouillé et priant. A la place de ce curieux et solide bâtiment, plein de souvenirs, il n'y a, encore aujourd'hui, qu'un terrain vague. Il en va de même pour beaucoup de jolies maisons démolies dans le quartier du Marais. Il faut bien que les architectes vivent.
    (12)    Il peut être objecté qu'après la Révolution, des monuments publics ont été élevés qui font l'ornement de la capitale (car on n'a guère embelli que Paris). Sans doute, mais qu'a-t-on édifié ? L'Arc de l'Etoile, lourde masse de pierre dont le groupe de Rude fait le seul mérite ; la Bourse, la meilleure sans doute de toutes ces constructions, avant les deux ailes ajoutées en 1907 ; les horribles guichets du Carroussel et les déplorables arrangements de Lefuel au Louvre ; l'Opéra, chef-d'œuvre de laideur sur la massivité cossue duquel tranche l'admirable groupe de la danse de Carpeaux ; la Tour Eiffel, les deux Trocadéro successifs (le second pire encore que le premier), le pont Alexandre III, le Grand et le Petit Palais, toutes horreurs de genres divers ; enfin, dans l'art religieux, le Sacré-Cœur, de quelque valeur en tant que pastiche, et un certain nombre d'églises comme Saint-Augustin, la Trinité, etc...plus laides les unes que les autres. Tout cela doit remplacer la Bastille, le Châtelet, le Temple, les Tuileries, l'Hôtel de ville, pour ne citer que cela, et combien de couvents, d'églises, de chapelles, dont celle, par exemple, si curieuse de l'hôtel de Soubise ; et aux environs, Marly, Meudon, Saint-Cloud...Qui possède quelques notions de l'ancien Paris, ne voit dans l'actuel que dévastation et mutilations, et assiste à sa destruction sous diverses formes, dont la restauration, l'aménagement et la reconstitution sont communément les plus injurieuses.
    (13)    Essais, Livre II, Ch. XVII.
    (14)    De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise (Tome I, p.70).
    (15)    Lorsqu'on parlait à Adrien Hébrard de peuples éclairés, il demandait : "Eclairés ! A quoi ? Au gaz ?" Il y a dans la gouaillerie parisienne de cette boutade une idée très fine et un raccourci fort juste.
    (16)    L'Etat s'est dilaté à ce point que les couvents, les séminaires, les presbytères, les évêchés, ajoutés aux anciens bâtiments officiels, ne lui suffisent plus. Il s'est répandu dans d'innombrables locaux d'habitation de la capitale ; en certains quartiers, à coup de rues entières, pourrait-on dire, comme dans le faubourg Saint-Germain, où il s'est installé dans presque tous les vieux hôtels, qui n'étaient pas devenus ambassades, et dont il déshonore l'élégance et la beauté.
    Cela revient, proprement, à l'envahissement, sans violence directe, des demeures patriciennes par la plèbe, que représente, comme ses délégués, la nuée des employés des services publics, destinés à l'organisation de son prétendu bien-être par la ruine générale. Cette ruine atteint principalement les personnes qui, obligés de vendre maisons (et châteaux), se voient remplacées par l'Etat (quand il n'y a pas de réquisition) ; par l'Etat qui, d'abord, ne paye pas d'impôts, et, ensuite, gaspille honteusement et grossièrement cet argent avec lequel les anciens propriétaires avaient donné du travail à tout le monde et avaient animé les arts et les métiers, en contribuant au raffinement des mœurs et au développement de la civilisation.
    Jointe aux abus nés d'une loi de spoliation scandaleuse, dite de la propriété commerciale, l'occupation par l'Etat d'un nombre insensé de locaux est la cause de ce que l'on nomme la crise du logement, génératrice de toute une série de mesures restrictives de la liberté et du droit de propriété. Cette "crise", qui est européenne parce qu'elle est démocratique, n'a pas, à Paris notamment, d'autre origine. On se garde bien de le dire. Il existe une véritable conspiration du silence à ce sujet.
    (17)    "...dones ad haec tempora, quibus nec vitis nostra, nec remedia pati possumus, perventum est."
    (18)    Cette image peut surprendre parce qu'il y a dans le mode de génération des sociétés quelque chose de très diffus qui le fait échapper à toute comparaison biologiquement précise avec l'individu. Philosophiquement, néanmoins, les différences, pour voyantes qu'elles soient, demeurent superficielles, parfois changeantes, par rapport aux similitudes qui, si lointaines ou même invraisemblables qu'elles paraissent, sont de nature profonde et restent fondamentales et constantes.
    Pour les êtres, qu'ils se reproduisent en formant un œuf, couvé dans leur ventre pour les uns, sous leur corps par d'autres, ou simplement déposé dans un milieu favorable ; qu'ils forment cet œuf entièrement en eux ou en partie après la naissance de leur produit ; qu'ils nourissent ce produit d'aliments transformés en passant au travers de leur corps ou accumulés à ses côtés par leur travail ; c'est-à-dire par une élaboration interne ou externe ; qu'ils se reproduisent proprement par scissiparité ou autrement ; qu'ils soient deux ou un seul pour former leur produit ; que l'œuf soit fécondé dans la femelle ou hors d'elle ; ce ne sont jamais là que les formes diverses d'un même phénomène consistant essentiellement dans le transfert d'éléments contitutifs, sous la forme directe de matière ou indirecte d'énergie, d'une formation vers une partie d'elle-même, détachée ou destinée à s'en détacher avec le don de la reproduire dans ses caractéristiques, de lui survivre et de la perpétuer en se perpétuant par les mêmes procédés.
    L'être humain est, de tous, celui qui reste le plus longtemps lié à ses auteurs par la nourriture et l'éducation qu'il en reçoit : deux choses qui sont le développement extrême de ce qu'il a reçu d'abord par le cordon ombilical dans le sein de sa mère ; puis en prenant son lait qu'il tient aussi de son père d'ailleurs, car l'homme de façon ou d'autre, schématiquement par son travail, doit tenir la femme en état de le produire.
    Si l'on y réfléchit bien, on découvrira nettement le principe initial de toutes ces manifestations si diverses, régissant les sociétés humaines avec des moyens d'exécution transposés à leur échelle et adaptés à leur configuration.
    (19)    Pour mesurer combien peu les riches modernes sont une classe et à quel degré d'impuissance ils sont tombés, il suffit de s'arrêter à l'exemple qu'ont offert les propriétaires d'immeubles à Paris. Que l'on imagine donc la puissance financière qu'ils représentent théoriquement, et, en regard que l'on réfléchisse à la façon dont ils se sont laissés traiter depuis trente ans par la démocratie contre laquelle ils n'ont même pas été capables, pour empêcher de passer certaines lois, d'user de l'arme médiocre et provisoire il est vrai, mais efficace pour le plus pressé et relativement facile à manier, qu'est la corruption parlementaire.
    (20)    Il est malheureusement impossible, dans un ouvrage déjà si chargé de notes, de donner les exemples désirables à l'appui de certaines affirmations. Pour celle-ci cependant, à laquelle il serait absolument vain de donner en peu de lignes toutes ses nuances essentielles, l'exemple s'impose. Aussi bien la vie courante ne manque-t-elle jamais d'en fournir sur divers plans. Quant à l'histoire, on peut dire qu'elle les offre par centaines. Citons-en donc un.
    Le maréchal de Boufflers, sans être un Turenne, fut un militaire extrêmement capable. D'un héroïsme admirable, il avait l'âme la plus élevée et le caractère le plus ferme. A toutes les vertus privées, il joignait un amour de l'Etat et une véritable passion pour le bien public qui se sont traduits à diverses reprises par le dévouement le plus désintéressé. Il avait des vues très justes quant aux affaires du gouvernement et, en 1709 à Paris, il appaisa avec autant de savoir-faire que d'autorité et de courage, une révolte à laquelle la misère, consécutive à nos revers, faisait prendre une tournure maligne. Le maréchal de Boufflers méritait l'épée de connétable ; en des temps antérieurs il l'eut certainement reçue. Il l'aurait honorée. Eh bien, avec tout cela, il était d'esprit fort court ; on dirait de nos jours d'intelligence très médiocre. Quels étaient donc les éléments de sa valeur ? Ils étaient de deux sortes : les uns personnels, les autres tenant aux circonstances.
    Personnellement, le maréchal de Boufflers avait du jugement et du caractère. Il voyait juste et il était énergique. Enfin, il avait de la vertu. Néanmoins, pour nobles qu'elles soient, ce sont là des qualités ordinaires ; sans doute les possédait-il à un degré extraordinaire, mais si elles ont fait de lui ce qu'il a été, c'est parce que sa naissance et son rang les ont mises en quelque sorte de plain-pied pour s'exercer au niveau le plus haut où elles puissent jouer. Né dans un rang moyen ou dans quelque métier, M. de Boufflers se serait très probablement borné à y être excellent. Saint-Simon, d'ailleurs, a parlé de Louis XIV dans ce même sens et avec raison.
    Les éléments qui tiennent aux circonstances n'ont point à faire avec l'objet de cette note. Indiquons-les brièvement tout de même afin d'en compléter le sujet. En effet, quatre-vingts ans plus tard, sous le règne du faible Louis XVI, un Boufflers aurait échoué sans espoir dans ses services au roi et à l'ordre pulic. Plus vraisemblablement, il ne se serait même pas trouvé en situation de les rendre. Il y a là quelque chose qui tient à la qualité du pouvoir et à l'âge des institutions. Sous Louis XIV, en 1709 même, bien que la machine de l'Etat commençât à s'encrasser, si l'on peut dire, le pouvoir restait très fort ; il mettait encore beaucoup d'hommes à leur place et il savait s'en servir. enfin ses instruments lui obéissaient presque parfaitement.

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    Désormais la décadence est trop avancée pour produire encore des hommes possédant l'ensemble de certaines supériorités et alliant une haute valeur morale à un mérite éminent. La vie moderne paraît s'insurger contre leur formation. Mais cette stérilité complète est récente. La nature, prodigue, continue longtemps à semer en vain, et la civilisation chrétienne a suscité de ces hommes jusqu'à l'aurore de ce siècle indigne. Il en existe encore un qui rappelle à certains égards la belle figure du maréchal de Boufflers. Avec autant de vertus et un caractère moins impétueux, mais avec beaucoup plus d'esprit et une érudition que Boufflers n'eut jamais, un sang illustre coule dans ses veines. Il n'est pas maréchal mais il aurait pu l'être. La libération l'a emprisonné sans qu'on ait osé plus tard ni le retenir prisonnier, ni le juger. Il est le dernier représentant d'une qualité d'hommes que cette civilisation ne peut plus donner.
    (21)    En poussant à fond l'analyse de cette notion, on observe encore ceci : ceux qui n'ont d'admiration et ne se sentent d'attrait que pour le contraire de ce qu'ils sont, se trouvent tout naturellement offerts à ce qui représente l'ultime coséquence de l'inversion morale, à savoir l'inversion physique. Sans doute relativement peu nombreux sont ceux d'entre eux qui en viennent positivement là ; mais cela n'empêche de constater que, sans en arriver au vice caractérisé, tous ceux, parmi ces gens, qui sont hommes, tendent désormais vers un caractère féminin, avec une faiblesse, une sensiblerie et des nerfs de femme ; tandis que les femmes s'essayent à contrefaire l'homme et en affectent peu ou prou les allures - attitude à laquelle la vie moderne les invite avec insistance.
    Pour superficiel qu'il soit souvent, ce spectacle reste, en définitive, le fait courant de notre époque.