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Calendrier grégorien perpétuel
    
CHAPITRE X  (Editable avec Internet Explorer)

LA PROLÉTARISATION DE L'HABITATION

Emprise progressive de la démocratie sur le domicile.

    Prolétarisé de la sorte, l'individu moderne est, théoriquement, déplacé partout ailleurs que dans un intérieur ouvrier. Toutefois, comme il ne saurait surgir assez d'intérieurs ouvriers pour loger l'ensemble d'une population devenue, quasi soudain, toute entière prolétaire ; comme un ordre, autrement dit, ne saurait naître tout à coup pour abriter le désordre, c'est, par la force des choses, en des logements taillés, au gré d'avatars enchevêtrés, dans les ruines des demeures de naguère muées en habitation sordides, que sont vouées à camper les ruines de la société. Aussi bien est-ce là une transformation ébauchée depuis longtemps. Accomplie en Russie, elle se précipite ailleurs en ce moment même sous nos yeux.
    Il est hors de doute que l'usage, qui s'est généralement établi en France dans les villes à partir du XVIIIè siècle, d'habiter un appartement au lieu d'une maison entière, était précurseur de cet encasernement moderne qui loge les familles dans l'alvéole d'une fourmillière, au sein d'une promiscuité que n'égale aucune mitoyenneté. Sous ce rapport, l'habitant de la plus pauvre maison de jadis ou de naguère avait une indiscutable supériorité d'essence sur le locataire du plus riche appartement au siècle dernier. Cependant, bien que les formes de la propriété se fussent considérablement transformées avec la Révolution, les droits qui s'attachaient à elle, tels que le Code Civil les avait primitivement conçus, étaient restés pratiquement entiers jusqu'au moratoire de 1914 (1). A partir de cette date, des dispositions exceptionnelles furent prises en faveur des mobilisés, qui portaient une atteinte très grave aux principes fondamentaux de la vie sociale et représentaient une des incidences de la guerre démocratique qui furent les plus grosses de conséquences. Sans doute, devant les faits, ces dispositions s'imposaient-elles et leur danger eût-il été quasi annulé si, après la guerre, le droit commun s'était vu rétabli dans toute sa rigueur comme l'état vers lequel tendaient naturellement les citoyens. Mais le principe même du suffrage universel renversait la tendance qui eût été naturelle sans lui ; il ne visait qu'à mettre à profit le désordre public créé par les nécessités de la situation pour faire la règle de ce qui ne devait être qu'une exceptionnelle et désatreuse perturbation. Toute la gravité de la chose réside donc, non pas dans les faits matériels du temps de guerre, mais dans l'abolition du sentiment de la propriété dans les esprits. Cette nouveauté précipitait les individus au-devant des mesures spoliatrices successivement plus sévères dues aux radicaux puis aux socialistes, leur attitude invitant ainsi à se produire les confiscations définitives du communisme. Ce serait d'ailleurs une erreur d'attribuer cette déchéance du sentiment de la propriété à la seule passivité de la minorité possédante. Car, en réalité, notons-le au passage, il n'existe pas de minorité possédante, mais, bien au contraire, une majorité, une très grande majorité de possédants, sur l'existence de laquelle précisément, tant d'esprits de logique courte ont fondé des illusions de paix sociale ; comme si les propriétaires de bicoques de banlieue ou de pavillons ouvriers allaient voter pour ceux qui s'intéressaient à la conservation des châteaux ! Or il ne faut jamais oublier que la démocratie est fondée sur l'envie à laquelle elle doit son existence, que donc elle développe à l'infini et organise avec tous ses soins cette envie, qui est son ressort, afin qu'elle règne à la fois dans l'ensemble de la société comme dans ses moindres parties et à tous ses échelons. Il résulte de la combinaison de ceci avec le jeu du suffrage universel que toujours et forcément, automatiquement peut-on dire, le grand nombre de ceux qui ont moins triomphe du petit nombre de ceux qui ont plus, par un mécanisme dont le seul fonctionnement suffit à anéantir le principe de la propriété. En fait, les hommes sont allés de propos délibéré au-devant de la spoliation par un ensemble de transformations actives de leurs mœurs qui les aura conduit, en peu d'années, au seuil de l'ergastule moderne du futur esclave d'Etat communiste. Ces transformations consistent dans la prolétarisation volontaire de la société chrétienne qui, dans le détail, révèle un processus analogue, qu'il s'agisse de l'habitation, du vêtement, du langage ou des goûts en général.

Caractère particulier de l'habitation moderne.

    Au préalable, il faut mentionner ce fait que l'habitation moderne repose, non seulement sur des fondations isolées, mais encore et véritablement bien plus, sur sa liaison avec l'adduction d'un certain nombre de fluides (eau, gaz, électricité, téléphone, voire chaleur) que l'on peut dire vitaux. Ces divers fluides sont amenés par un ensemble de conduites dont l'importance est telle pour la maison que celle-ci peut désormais être tenue pour un simple renflement bétonné de cette tuyauterie, à la merci de ceux qu en commandent les sources. Il tombe sous le sens que ce soi-disant perfectionnement met l'existence domestique de l'individu dans une dépendance de l'ordre public beaucoup plus étroite que par le passé. Néanmoins, il ne faut pas exagérer l'importance très réelle d'une différence malgré tout superficielle. Rien n'est sûr, dans les œuvres humaines, que surveillé avec vigilance ; rien n'est stable que constamment maintenu ; et cela en tous temps et en tous lieux. Les habitations les plus autonomes d'autrefois, isolées ou groupées, n'étaient pas, de ce fait, à l'abri des incursions du désordre qui, pour ne pouvoir se manifester que sous la forme de la violence directe, n'en étaient pas moins redoutable. Jouant entre les limites extrêmes de leurs rapports, une certaine proportion reste toujours entre la vulnérabilité des choses et les possibilités politiques et matérielles de leur destruction ; elle résulte du tempérament des hommes et de leurs moyens à chaque époque . Ceci posé, il ne faut se faire aucune illusion à cet égard : lorsqu'une société se met moralement et donc politiquement à la merci des forces de la destruction, elle est aussi complètement ravagée, qu'elle s'éclaire à la chandelle ou à l'électricité (2). Tout ce que l'on peut dire à ce sujet, c'est que chaque prétendu bienfait des perfectionnements matériels de la science ajoute à la vie une complication de plus et suspend sur la tête de ceux qui en bénéficient la menace d'une terrible contre-partie ; mais c'est là le fait du progrès, c'est sa rançon scélérate. Il ne faut pas, comme on l'a tant fait, demander au progrès matériel ce qu'il ne peut pas donner ; on ne saurait attendre de lui qu'il change quoi que ce soit à l'essence des choses de ce monde, et notamment qu'il procure la quiétude aux vieux peuples las de leurs œuvres et repus de gloire, en dispensant l'individu de défendre ses droits et d'accomplir ses devoirs. C'est l'inverse qui se produit, car le progrès ne cesse de rendre plus compliquées l'une et l'autre tâche ; tout de même qu'il accentue les inégalités parmi les hommes au lieu de les effacer, comme on en a longtemps nourri le fallacieux espoir.

Evolution de l'habitation et du mobilier.

    Cela dit, si l'on observe à vol d'oiseau ce qu'a été l'habitation des hommes depuis le bas Moyen Age, on peut aisément déterminer le point où le simple et fatal déclin se complique des effets de la démocratie, le point où commence la prolétarisation du logement. Ce point se situe, avec une précision particulière, à l'époque de la première guerre mondiale.
    D'aspect extérieur généralement grave, le bâtiment de la dernière partie du Moyen Age, qu'il s'agisse d'un château, d'une église ou de la moindre maison, dégage la séduction d'une grâce puissante et d'une jeunesse pleine de vie. Il n'y a rien de proprement souriant dans l'architecture, comme cela sera le cas bientôt, mais un cadre sain, fort et harmonieux où a palpité la vie exubérante d'une société dans toute la fraîcheur de l'âge le plus riche de forces. Les demeures opulentes renfermaient alors des trésors en argenterie, en tapisseries, en étoffes, choses auxquelles les mœurs du temps donnaient une cote courante et qui constituaient un capital facilement mobilisable, en fait souvent mobilisé. Mais, dans l'ensemble, du grand au petit, les intérieurs étaient sévères, sans trace de rien de douillet, peu ornés, jusqu'à la nudité de lignes toujours belles et qui, parmi vingt transformations, resteront jusqu'au Directoire d'une pureté, d'une harmonie, d'une noblesse parfaite.
    Les métamorphoses païennes de la Renaissance sont présentes à tous les yeux. Ensuite vient le style Louis XIII, l'un des plus aimables, le plus noblement familier, si l'on peut dire, de notre architecture, et, après le style grandiose, un peu monotone, un peu trop symétrique, du grand siècle, apparaît ce style Louis XV dont la grâce infinie et majestueuse jusque dans ses légèretés n'a jamais été égalée. Enfin, sous Louis XVI, les lignes redeviennent droites, aux angles simples, composant un style très sobre que les hommes de métierss d'alors conduiront, à travers la Révolution, jusqu'au Directoire. Cependant, l'on peut dire qu'avec la Révolution l'architecture, le premier de tous les arts, meurt de mort violente. Durant une centaine d'années, par la suite, on construira encore des bâtiments relativement solides ; on n'en édifiera plus un seul dont les lignes ne révèlent une dégénérescence croissante, comme si le canon des proportions architecturales s'était à jamais faussé dans le sens artistique des Chrétiens.
    Le mobilier, qui est une petite architecture, a suivi, dans son esprit, l'évolution de la grande. A partir de la Renaissance, les meubles deviennent plus nombreux et plus divers ; les ornements inspirés de l'antique s'y ajoutent avec la soudaine profusion d'un engouement qui traversera les siècles ; la peinture prend tout son essort, tandis que les sépultures deviennent alors plus belles qu'elles ne le furent jamais avant et depuis. Au siècle de Louis XIV, l'ameublement connaît une somptuosité un peu massive, dont les meubles de Boule sont le type, et qui, sous Louis XV, s'assouplit en déployant les grâces les plus savantes. Puis, comme las de l'apothéose de ses propres beautés, le style se simplifie sous Louis XVI pour répandre un charme exquis et noblement intime qui est l'adieu définitif du bon goût au monde chrétien.
    Avec le Premier Empire commence un mauvais goût qui grandira sans cesse. Discret, à peine perceptible au début du règne, il tend, à la fin, vers une massivité pompeuse de parvenus héroïques. Triste et comme il faut sous la Restauration, le mauvais goût compose alors un style que l'on pourrait appeler le style des regrets. Bourgeoisement cossu sous Louis-Philippe et Napoléon III, il se mâtine, après le Second Empire et jusqu'en 1914, d'un «chic» anglais, très réel, parfois de bon goût parce que répandu par l'apogée anglaise qui imite volontiers alors le meilleur style qu'ait eu l'Angleterre.
    Avec le mauvais goût tout court, une certaine prédilection, née depuis peu, s'est développée avec une sorte d'obsession qui se combinera avec les aberrations sociales de l'avenir. Enfin, une autre prédilection encore apparaît, qui a grandi jusqu'à la manie, et qui aujourd'hui d'ailleurs est en pleine régression.
    Un soucis, dès lors croissant, du bien être matériel qu'on appellera plus tard le confort et qui est naturel au déclin de l'âge, fait son apparition sous Louis XV (3). Cet amour du bien-être sera porté à son plus haut degré de recherche une centaine d'années après, sans jamais atteindre d'ailleurs au raffinement de l'Antiquité, même de loin. Il dégénérera démocratiquement, comme il sera dit bientôt. Il constitue la première des prédilections dont on vient de parler.
    La seconde de ces prédilections se trouve dans le goût de cette sorte d'archéologie qui est la réminiscence de l'impuissance, et consiste, en fait, dans la recherche des antiquités. Chez quelques très rares précurseurs, ce goût a commencé avec l'âge des regrets, avec le début de ce culte du souvenir qui est l'attachement sentimental aux objets matériels, témoins d'époques dont le souffle est éteint, et dont on sait pour cela que jamais on ne verra l'équivalent. Ce goût est proprement un culte de reliques profanes. Il se distingue fondamentalement du culte des ancêtres sous n'importe quelle forme, parce que ce dernier culte est celui d'une abstraction vive et vivifiante, tandis que l'autre est l'intérêt voué aux ossements d'un passé à l'esprit duquel on ne croit plus. De ce passé, d'ailleurs, n'est-il pas curieux d'observer que, tout en persistant à combattre son fantôme inoffensif, on rend, à ses mânes cet inconscient hommage d'admirer - souvent exclusivement - ses œuvres ; les œuvres de cet esprit, dont on proclame la déchéance, mais dont on sent bien qu'il n'a cédé la place qu'à un vide où s'agite une triste et burlesque incohérence ? On peut remarquer ici qu'en sa vieillesse brouillonne, dans la confusion où se désagrège son organisme, le corps chrétien, tout en reniant son âme, demeure inhabile à s'en détacher. Il devient vaguement repentant devant les réalités d'une séparation pleine de souffrances dont le fait, proclamé avec enthousiasme comme une régénérescence, se révèle si manifestement équivalent à la mort. Par certains de ses penchants comme celui-ci, il apparaît bien qu'en se précipitant vers sa fin il s'efforce cependant, par un reste d'instinct obstiné, de s'accrocher encore à la vie.
    Jusqu'en 1914, les atteintes de la démocratie quant au goût dans l'habitation, dans le bâtiment en général et dans le mobilier existèrent sans doute mais, profondes et sourdes, elles demeurèrent relativement peu sensibles et, somme toute, la corruption du goût restait en grande partie une corruption simple. Le luxe était toujours un souci dominant à cette époque, et l'on s'attachait encore à paraître, de préférence, plus que moins. A beaucoup d'égards d'ailleurs, malgré des transformations très essentielles, on peut dire que le XIXè siècle est la réplique dégénérée, la réflexion déformée, trouble et confuse, de ce siècle, lui même décadent, qu'est le XVIIIè siècle. Ces deux âges consécutifs, malgré leur grande dissemblance dans l'allure, ont eu ceci de semblable (outre leurs communes divagations religieuses, politiques et sociales), qu'ils furent des siècles d'enrichissement considérable, d'enrichissement réel, et d'enrichissement général. Tous d'eux eurent une aristocratie politiquement impuissante qui, tout en déclinant, ne laissait pas de donner le ton ; tous deux eurent une classe nombreuse et riche, de financiers, d'industriels et de marchands, qui allait débordant l'autre au profit de la révolution ; tous deux furent faussement sceptiques ; tous deux s'engouèrent des pires absurdités ; tous deux connurent une haute culture et donnèrent de grands talents. Mais, tandis que resté purement aristocratique, le XVIIIè siècle conserva sans défaillance un sens esthétique parfait, le XIXè siècle au contraire, qui fut celui de l'embourgeoisement progressif de l'esprit et du cœur, des mœurs et des goûts, est sorti de la Révolution avec un sens esthétique foncièrement vicié, dont chaque lustre, désormais, accentura le dérèglement.
    Comme le précédent, le XIXè siècle a fabriqué une quantité prodigieuse de meubles, signe certain d'une opulence, non seulement grande, mais encore très répandue. De temps immémorial, afin que nulle part l'œil ne se heurtât au vide et qu'il se posât partout avec agrément ou intérêt, on avait décoré les pièces sur leurs trois dimensions, le sol avec de la mosaïque, des carreaux ou des tapis ; les murs en les couvrant de peintures, en les tendant de cuirs travaillés, de tapisseries ou d'étoffes, en les plaquant de boiseries, en y suspendant toutes sortes d'ornements ; le plafond enfin, en peignant ses caissons et ses poutres de motifs réguliers (et c'est alors qu'il fut le plus agréable à l'œil), plus tard en rehaussant de dorures sa surface applanie et en y peignant des sujets dont la chapelle de Versailles offre un exemple de maîtrise exceptionnelle. D'une façon générale, il n'était point de détail qui ne fut prétexte à ornement pour les artistes de toutes les corporations. Avec la progression obstinée d'un mauvais goût désespérant, ces habitudes persistèrent jusqu'aux premières années du XXè siècle.
    Cependant, le goût et, plus souvent, le snobisme de «l'ancien» s'accroissaient, qui l'un et l'autre sont, chacun dans son genre, la mélancolique garantie de la stérilité artistique du temps où ils se répandent. Et, tandis que se développait la manie des «:choses de style», les effets bourgeois de la démocratie libérale devenaient de plus en plus apparents ; gagnant en hauteur, ils s'infiltraient peu à peu jusqu'au sommet de l'état social, lequel sommet lui-même se rapprochait de sa base à chaque génération, ainsi qu'il a été dit.

La démocratie incompatible avec le service domestique.

    D'autre part, avec la Révolution, le service domestique change complètement de caractère fondamental ; la hiérarchie intermédiaire disparaît peu à peu entre le maître et les valets les plus inférieurs (ceux que l'on nommait jadis laquais), au point que les différences de sens entre les mots : domestique, officier, valet, laquais, femme de chambre, fille de chambre, suivante, servante, etc., etc., ne sont plus communément perceptibles aujourd'hui, certains de ces mots ayant disparu avec la fonction, d'autres étant devenus à peu près synonymes et en tous cas désignant seulement une spécialité, non un rang aussi. Cependant, longtemps encore dans les anciennes familles, la domesticité fut prise parmi les paysans et les paysannes, dont les plus aptes à s'affiner furent dressés au service personnel et aux fonctions les plus élevées (et les plus lucratives) des grandes maisons ; les maîtres qui les choisissaient, généralement dans le village de leur château, dans leurs anciennes terres, persistèrent ainsi à former un personnel qui, durant plus d'un siècle, contribua énormément au maintien des vieilles traditions dans les bonnes maisons ; personnel dont le surplus initia aux usages les parvenus de la haute bourgeoisie. Toutefois, si vers 1910 les grands trains étaient déjà sensiblement moins grands que cent ans auparavant, et de tous points incomparables à ceux d'avant 1789 ; si les trains de maison passaient surtout de plus en plus aux nouveaux enrichis, le fait est, cependant, que dans l'ordinaire, en 1914 encore, tout ce qui n'était pas du peuple avait une servante. Etriqué dans la plupart des cas, visant à cette économie bourgeoise qui ressemble à l'avarice, on peut dire que jusqu'à la première guerre mondiale, le service domestique était en France, patrie de la démocratie, réduit à sa moindre expression, eu égard à la situation des personnes et à l'importance des demeures, mais il persistait en général dans ce qu'il avait d'indispensable. Dans un état même très modeste, il était certains soins, certaines besognes, auxquels nul n'eût songé à la possibilité de s'abaisser. De ce chef était assuré l'essentiel de l'indépendance que seul autorise ce minimum de service personnel faute duquel il ne subsiste plus d'homme libre. En 1789, après la déchéance de la noblesse, après l'abolition de toute hiérarchie, le service personnel était voué à tomber dans une rapide déconsidération. On tenait jadis pour un honneur recherché de servir la personne de celui dont on tirait protection, d'être l'homme de celui qui était plus que vous et dont l'intimité figurait le chemin de l'élévation. C'était là un sentiment tout féodal que la Révolution a inversé plus encore qu'effacé, ne laissant subsister que des citoyens théoriquement égaux parmi lesquels il doit forcément être considéré par les uns comme un aveu de faiblesse humiliant de servir les autres. Point n'étant besoin d'être prophète, semble-t-il, pour prédire qu'avec les progrès de la démocratie, le service domestique était voué à disparaître complètement tôt ou tard. Tout ce que l'on peut ajouter à cet égard, c'est qu'en 1914, engagé dans un mouvement dont la guerre devait précipiter la vitesse, le monde chrétien se trouvait en un point de sa chute tel que, considéré dans l'immobilité arbitrairement supposée de ce point, il ménageait encore à la civilisation et au génie humain, quels qu'ils fussent d'ailleurs, l'indispensable des conditions dans lesquelles ils peuvent évoluer et produire.

Le Goût du «toc».

    L'esprit démocratique se manifeste encore sous un tout autre aspect à partir d'une certaine époque qui se situe vers le milieu du siècle dernier, quand se répand, en gagnant de plus en plus les classes inférieures de la société, le goût de cette sorte d'imitation qu'en manière d'argot familier on a nommé le «toc». Là cependant, afin de ne rien fausser, une discrimination s'impose qui, souvent, est fort utile. Indiquons-la succintement, car il ne rentre pas dans les proportions de cet ouvrage dont la mesure se prête à l'énumération plutôt qu'à l'analyse appronfondie, de suivre pas à pas la lente progression de la démocratie dans ce qui n'est qu'un élément du diagnostique général. Cet élément n'est sans doute qu'un détail, il est tout de même fort important parce que de menues particularités dans l'habitation humaine révèlent l'homme, l'homme intime et vrai, sans le fard de ces conventions auxquelles il sacrifie constamment par intérêt, par vanité ou par respect humain ; l'homme sans le masque, étroit et mal ajusté il est bien vrai, mais masque tout de même, qu'il met souvent hors de chez lui, parmi ses semblables.
    Séparons donc et laissons de côté ce qui relève de la simple dégénérescence du goût, ce qui est imputable à cet épuisement du sens esthétique qui, dans les proportions, ne distingue plus le vrai du faux que pour préférer souvent le second et qui n'est point sensible à la gaucherie et aux dissonances de ces imitations pour toutes les bourses ou de ces pastiches coûteux qui, à partir de 1850 environ, sont allés jusqu'à de véritables caricatures dont les contemporains, séduits, s'empressaient de s'entourer dès qu'ils atteignaient à l'opulence ou seulement à la plus modeste aisance, et qui, dorénavant, infligeant une note de prétention minable aux petits intérieurs, ont semé leur laideur parmi les beautés de trop de nobles demeures et déshonoré de leur vulgarité cossue, jusqu'aux palais des rois.
    Mettons à part également ce désir des parvenus de se draper dans la défroque de ceux dont ils ont pris la place sans espoir de les pouvoir remplacer. Cette ambition, il faut le reconnaître, est très humaine et par conséquent éternelle ; elle est propre à toutes les espèces de barbares. Ceux dont il s'agit ici, restent incapables, par le fait même qu'ils le sont, de sentir leur personne jurer avec les choses dont ils ont assemblé quelques débris autour d'eux selon les principes d'une érudition sommaire de décorateurs, à laquelle le sens inné du beau et de l'harmonie n'a pas plus de part que la connaissance réelle et loyale de cette âme des temps anciens, si diverse, si différente de la nôtre, et dont les œuvres sont une projection extérieure momentanément fixée.
    Tenons enfin un compte très large de ce fait qu'il est dans le tréfonds de la nature humaine d'aimer le clinquant et de succomber à l'illusion que donne une «camelotte» offerte constamment et avec insistance, en acquérant l'imitation de ce dont on est sans espoir de posséder jamais l'original. C'est le secret du grand nombre de chambres à coucher Louis XV que l'on fabrique en série pour les grands magasins. C'est aussi la raison d'être des colliers de fausses perles qui, véritables, eussent représenté plusieurs miliers de louis il y a quarante ans, et que l'on voit indistinctement depuis ajouter une note criarde à l'aisance de bourgeoises soignées, opulentes et rangées, rehausser tapageusement les charmes professionnels des demoiselles de petite vertu, ou bien entourer pitoyablement le cou maigre des petites employées et l'encolure canaille et douteuse des bonnes à tout faire endimanchées. Là toutefois apparaît le glissement démocratique car, en regard de cela, on peut observer qu'à un état social sain correspond, dans les diverses classes de la société, le goût très net et exclusif des individus pour ce qui est sincère. Par tradition, par préjugé, par obligation sociale, par instinct d'ordre public et privé surtout, ces hommes logent alors en des logis convenables à leur situation, meublés de meubles solides et de bon aloi adaptés à l'état de chacun. De même ils se parent de bijoux véritables, constituant leur fortune mobilière, ou bien l'annonçant, en sorte qu'ils portent sur eux la marque du crédit auquel ils peuvent prétendre. Ces mêmes hommes d'ailleurs ne connaissent que deux luxes (outre celui qui peut consister dans l'accumulation des biens), mais ce sont les deux luxes domestiques fondamentaux qui contiennent ou remplacent tous les autres : l'espace ou le service. Au contraire, le goût généralisé du «toc» correspond à une certaine répugnance à paraître et à afficher loyalement ce que l'on est ; cela va avec une sorte de honte de soi-même qui, dans l'absence totale de vie spirituelle, n'est autre chose que ce mécontentement profond, continu et inconscient de soi qui engendre l'aigreur, conduit à l'envie et qui, sous les trompeuses apparences du désir de s'élever, ne cache guère que de vaines prétentions en découvrant l'indice d'un désordre social et personnel fondamental. Au surplus, quant à dire, dans le phénomène social qu'est ce désordre, quelle est au juste la part de responsabilité du progrès - c'est-à-dire ici de l'industrie et de la publicité - quelle est la part de la simple et éternelle faiblesse humaine, quelle est enfin celle de la démocratie qui jette systématiquement les gens et les choses hors de la place qui leur convient, c'est là une tâche extrêmement difficile. Les divers éléments du désordre sont si enchevêtrés qu'il est quasi impossible de les déterminer avec exactitude. Et - l'on est finalement toujours ramené à cela - les choses étant mutuellement causes les unes des autres, il faut trop souvent renoncer à les démêler complètement.

Répartition des richesses artistiques. Les Musées.

    Quoi qu'il en soit, lorsqu'on a écarté les diverses tendances nettement extra-démocratiques dont les manifestations ont été fort nombreuses, négligeant d'ailleurs les cas douteux, on ne laisse pas que de se trouver encore en présence d'une série de phénomènes du goût esthétique, moins nombreux peut-être mais d'une toute autre activité destructrice, que leur nature particulièrement corrosive permet précisément de différencier et de dissocier des phénomènes non démocratiques auxquels ils sont constamment mêlés. Une fois isolés, leur analyse révèle leur origine commune et apprend qu'ils se rattachent tous à une cause initiale purement démocratique, consistant dans un effort immense, révélant toutes sortes de formes, afin de faire tomber dans le domaine commun les chefs-d'œuvres qu'ont produits le génie et le métier des hommes au cours des âges aristocratiques - tout comme la démocratie prétend faire tomber la culture au niveau du nombre. Il serait inintelligible de voir la démocratie, qui est la destruction même, prendre ce semblant de souci des plus nobles produits de l'esprit humain si l'on ne savait pas qu'il n'est point de plus sûr moyen pour détruire, que d'avilir et de galvauder ce qu'on a le dessein d'anéantir.
    L'idée mère, si l'on peut dire (aura-t-elle été assez sentencieusement exprimée et spécieusement justifiée au siècle dernier !), pose donc en principe qu'au nom de l'égalité universelle les trésors de l'art humain sont le patrimoine de l'humanité et que leur jouissance appartient en droit, et en fait doit appartenir sans distinction à tous les membres de la communauté humaine. De cette idée mère procèdent deux idées filles, aussi néfastes l'une que l'autre à la conservation des choses et à la notion de leur beauté. Constamment fécondées par l'esprit démocratique, ces idées filles ont elles-mêmes donné naissance à des tendances qui se déduisent logiquement les unes des autres en se traduisant diversement dans la réalité ; tendances qui, toutes, après quelques détours, se rejoignent pour se confondre finalement avec les résultats du communisme intégral. Négligeons ces tendances, qui sont secondaires et que d'autres plus puissantes recouvriront par la suite, et indiquons seulement brièvement la nature de ces deux idées filles. La première d'entre elles aboutit à l'accumulation dans les musées (où les prolétaires ne vont, bien entendu, jamais), des chefs-d'œuvres de tous les arts, arrachés à leur cadre, désormais dépaysés, mutilés de leur sens, hors de ce que l'on pourrait appeler leur contexte. Mal gardés d'ailleurs, à la fois mal entretenus et trop manipulés, ils ne semblent entassés dans ces sortes d'asiles nationaux et laïques, eux-mêmes privés de leur âme, que pour offrir une proie plus facile à la destruction sous ses diverses formes, après avoir fait vivre tout un petit monde de conservateurs devenus trop souvent indignes, de cicérones besogneux, d'organisateurs d'expositions et de restaurateurs redoutables à des titres divers (4). Le musée, à vrai dire, réalise l'un des buts primordiaux de la démocratie, car l'essentiel à ses yeux, son idéal, est que disparaissent toutes les collections particulières - comme tout ce qui donne un caractère à l'individu ou rehausse la personnalité - et que cesse au plus vite le fait, dit immoral et scandaleux (tout comme l'héritage), d'une chose cataloguée belle dont tous ne peuvent pas également jouir. En conséquence il faut que cette chose soit jetée, soi-disant pour faire son éducation, au milieu de cette foule éternellement ignorante qui chaque jour passe avec indifférence devant les merveilles architecturales parmi lesquelles elle s'agite, sans plus être capable d'en saisir la beauté. Tel qu'il est conçu par l'esprit démocratique, le musée sert donc à abriter le produit des confiscations opérées sur les particuliers au profit de la collectivité par un certain nombre de procédés restés jusqu'en 1914 absolument indirects, dont les deux principaux étaient l'égalité dans la division des héritages et le poids, devenu excessif, des droits de mutation après décès.
    Enfin, la seconde de ces idées filles consiste dans la vulgarisation des chefs-d'œuvre par la reproduction, l'imitation, la reconstitution, toutes choses intellectuellement déloyales, même si, avouées, elles sont commercialement honnêtes. Cette industrie de la reproduction est à l'usage du nombre grandissant de ceux dont les sens épaissis restent insensibles à la différence existant entre le faux et le vrai et qui, étrangers à l'âme des choses, privés pour tout dire, de ce bon sens qui est à la base du bon goût s'il ne l'est point tout entier, ne sentent pas le grotesque des contrastes les moins discrets.
    Telles étaient, sans y insister davantage, les atteintes de la démocratie à l'habitation des hommes, et à son contenu jusqu'en 1914. Peu perceptibles alors à l'immense majorité qui ne réfléchit pas, inquiétantes à ceux qui pensaient, par la pente qu'elles accusaient des esprits et des goûts, elles étaient néanmoins supportables encore dans la pratique, toutes grosses qu'elles fussent des menaces dont la guerre de 1914 allait précipiter la réalisation.
    A partir de 1919 et pendant toute la période s'étendant entre les deux guerres, des signes de divers ordres annoncèrent, d'une façon sans cesse plus claire, la prolétarisation prochaine de l'habitation des Chrétiens. Ce fut d'abord l'habitude prise à cette époque d'acheter des appartements ; propriété qui n'en est pas une, non seulement parce que la part de la communauté et des servitudes est beaucoup trop grande, mais encore parce que ces deux dernières sont mal définies. Par là se révélait une altération caractéristique du sens de la propriété et, au-delà, du sens, plus humble encore, de ce qu'on pourrait appeler le «chez soi». Il est aisé d'objecter à cela que, dans les conditions diffiles qui suivirent la guerre de 1914, des formules s'offrirent qui furent acceptées comme un pis-aller sous la pression de la nécessité. A cette objection, que l'on peut renouveler à propos de quantité de faits survenus depuis trente ans, il faut encore répondre que de pareilles conditions ne persistent jamais qu'autant que la mentalité généralement répandue les tolère ; car, socialement parlant, rien n'existe, rien n'est possible même, que ce dont s'accomode le tempérament des personnes. Combien n'y a-t-il pas d'exemples de peuples critiquant unanimement un état de choses dont nul, parmi eux, n'accueillerait volontiers le contraire ? Si donc, après une guerre aussi complètement victorieuse, la mentalité générale ne s'était pas montrée aussi profondément altérée, si le droit de propriété avait été alors au-dessus de toute discussion, la société, en quelques mois, serait revenue à l'application momentanément suspendue de ses principes et serait sortie au plus tôt du désordre où les évènements ne l'aurait plongée, en pareil cas, que passagèrement et à son corps défendant.

Manie de la rusticité.

    D'un autre côté, à la même époque, une véritable manie de rusticité envahit les cervelles et, tandis que les femmes adoptaient des modes dites sportives pour faire quelques pas au Bois de Boulogne ou leurs courses en automobile dans Paris, il n'était point de restaurant qui ne se baptisât «hostellerie», auberge, relai, ou de quelqu'autre nom à évocation rustique. Hors la ville, ce n'était que moulins, tourne-brides, etc. La vis de pressoir semblait être devenue la pièce fondamentale en même temps que le motif préféré du mobilier ; les roues de rouets servaient de lustre ; on ne voyait que fausses poutres vieillies, ferronneries mal imitées, fausses hottes de cheminées, bassinoires, chaudrons devenus pots de fleurs, broches, plats et assiettes de faïence grossièrement peintes portant des devises à double sens d'un goût douteux, et autres puérillités gargotières. En même temps, on voyait apparaître dans les intérieurs des jeunes ménages, le Louis XV rustique fabriqué en série, les chaises de paille, le linge de table à carreaux ; et cette affectation d'imiter ce qu'il y a de moins fin dans un style dont on peut dire qu'il a été l'apothéose de l'élégance, ce plaisir trouvé à contrefaire des objets dont les originaux (combien différents d'ailleurs) eussent tiré leur principal mérite de leur sincérité et de leur permanence à leur place primitive, témoignait d'une niaiserie d'où émanait une impression pénible de gâtisme. Il faut insister là-dessus quelque triste que cela soit, car c'est un signe clinique très remarquable et une observation dont il y a tout un enseignement à tirer : l'évolution selon laquelle les sociétés chrétiennes, devenues esthétiquement stériles, ont commencé à vivre des réminiscences d'un passé avec lequel elles ont rompu et dont elles s'éloignent un peu plus chaque jour ; la façon dont ces mêmes sociétés se sont mises, non pas à chercher des modèles ou des inspirations dans ce passé spirituellement, politiquement et socialement renié, mais à le copier, et en le copiant, à le caricaturer, et à le caricaturer inconsciemment qui pis est, ce sont là des faits qui ne laissent aucun espoir.

Les leçons de la décadence dans l'art religieux.

    Depuis la Restauration, l'art (si l'on peut s'exprimer ainsi) religieux offre à cet égard un exemple très caractéristique. Pour tout dire, l'art religieux à proprement parler a disparu avec le Moyen Age. La Renaissance a bien conservé quelques traditions architecturales qui peuvent faire illusion, mais, à partir du XVIIè siècle et jusqu'à la Révolution, l'architecture, comme l'orfèvrerie et la peinture religieuses, prend le caractère d'une branche à peine différenciée de l'art purement mondain. Faute d'objet, on ne saurait parler de ce qui se fit entre le Concordat et la chute de l'Empire. Après 1815, on entreprit de copier, plus exactement de pasticher et, pour n'aboutir qu'à des résultats fort laids, au moins avait-on choisi, guidé par un reste d'instinct juste, l'époque la plus belle, celle du style ogival flamboyant, auquel la fantaisie d'une ignorance tenace donne le nom courant et impropre de gothique (5). Vers le milieu du siècle dernier et jusqu'aux premières années du nôtre, s'établit un style religieux conventionnel, sans guère de variantes, ni l'ombre d'originalité bien entendu. Ce style était dérivé sans grand changement de celui qu'avait composé la Restauration et de la laideur duquel le mieux que l'on en peut dire est qu'elle était décente et comme respectable. Au contraire, après la guerre de 1914, avec les progrès du modernisme et les triomphes de la démocratie chrétienne, des églises d'une inénarrable hideur ont surgi de terre, autour de Paris notamment et jusque dans la capital même, tandis que, par un contraste très significatif, ce n'était plus le style ogival qui était imité ou pastiché, mais le style roman le plus primitif, le plus trapu, celui qui correspond à cette première enfance encore pataude, aux formes rondes, courtes, écrasées qui s'affineront lentement et d'où se dégagera un jour et s'élancera l'élégance naissante du style ogival primitif. Il est impossible de ne pas voir dans ce penchant à la régression vers ce qu'il y a de plus primitif dans l'art religieux un phénomène qui s'apparente au goût du rustique d'une part, et d'autre part à ces aberrations du sens esthétique qui ont introduit dans quelques intérieurs modernes les manifestations les plus extravagantes et les plus repoussantes de l'art de peuples irrémédiablement inférieurs par la pauvreté de leurs dons ; peuplades auxquelles leur cerveau n'a permis qu'une évolution insensible, comme celle de l'animal, et qui, livrées à elles-mêmes, restent confinées dans les grossièretés d'une éternelle enfance sans grâce ni espoir.

Retour à la primitivité.

    Cette tendance régressive s'est encore révélée entre les deux guerres, sous un autre aspect. Relativement nombreux furent alors les gens qui, par pure inclination, rêvaient de réduire leur habitation à une seule pièce, autour de laquelle seraient pratiquées quelques menues alvéoles, restes atrophiés de la chambre, de la salle de bains, de la cuisine, etc. Là encore on perçoit un retour indéniable vers l'enfance des âges. Jusqu'au XVIIè siècle, les habitations comportaient une vaste pièce que l'on nommait la salle ; elle servait de chambre à coucher d'honneur ; on y dressait la table et l'on y cuisinait en partie les mets ; on y dansait et jouait. Cette disposition correspondait aux mœurs de ce temps dont l'un des traits principaux était l'entourage, en domesticité, en clientèle, en famille ; entourage relativement nombreux à tous les degrés tant soit peu élevés de l'échelle sociale. Elle convenait d'ailleurs à un ensemble d'usages qui se sont perpétués jusqu'à la fin de l'Ancien Régime et dont nous n'avons plus la notion, comme par exemple, de recevoir à son lever fournisseurs, amis, solliciteurs. Toutefois, il n'y avait en cela qu'une hiérarchie très accusée, image de celle qui régnait à pareille époque parmi les hommes, et cette pièce principale, qui, si l'on veut, était une sorte de «living-room», n'en excluait pas d'autres, nombreuses et de bonne taille. Ces autres pièces, à partir de la seconde moitié du XVIIè siècle, se multiplièrent en se différenciant de plus en plus nettement aux dépens de la grande qui perd alors progressivement son importance et sa primauté ; autre image des transformations de la hiérarchie qui régnait entre les personnes dans le même temps, et qui s'affaissait en sous-œuvre. Ce fut cependant le moment d'une sorte d'apogée, le point culminant du raffinement de la vie privée dans une civilisation qui, sous les perfectionnements incessants de la science du bien-être, déclinait néanmoins rapidement. Mais, à ce point, un mouvement se produisit qu'il faut noter parce qu'il s'intègre dans le mouvement général comme une pièce importante de son système ; plus précisément parce qu'il est un aspect de cet embourgeoisement dont nous avons déjà parlé, et qui, précédant la prolétarisation actuelle, a servi de transition entre l'état aristocratique des sociétés chrétiennes et leur chute au plus profond de la décadence démocratique.
    Ce mouvement a consisté dans le fait qu'à partir du règne de Louis-Philippe environ, un nombre énorme et toujours croissant de gens passèrent du peuple à la bourgeoisie, et que, par l'effet d'une loi rigoureuse, le superflu, le luxe, se répandant en surface, grâce à l'extraordinaire développement des affaires, perdirent proportionnellement en hauteur et en consistance. Ce fut enfin le triomphe de tout ce qui est moyen, notamment de ce bien-être étriqué qui, aux dires du romantisme social, devait assagir et élever le monde en s'étendant à tous, et ainsi ravir aux passions sociales leur objet ; tandis qu'une expérience, qu'un raisonnement tant soit peu perspicace pouvait facilement prévenir, a surabondamment prouvé que seul il était bon à faire naître l'envie et à la développer, ainsi qu'il a déjà été dit. Toujours est-il que, sous le nom de confort, le luxe eut sa plèbe. Les grands états de maison diminuèrent progressivement, compensés par une foule de luxes moyens, petits, voire sordides, et il se créa dans cet esprit une quantité d'habitations s'échelonnant à tous les degrés de la médiocrité, comprenant théoriquement les raffinements des grandes, mais où la place était mesurée, où les pièces, multiples sans doute, devenaient de plus en plus étroites, de plus en plus sombres, empreintes de cette tristesse qui émane toujours de l'effort accompli pour n'aboutir qu'à une apparence trompeuse ; tristesse qu'accentua longtemps la mode véritablement funéraire, pour les peintures et les mobiliers, des couleurs noires ou, pour le moins, chocolat.
    C'est en masse que, depuis cent ans, les fils et petits-fils de valets de ferme qui couchaient dans la grange, de garçons d'écurie qui couchaient dans l'écurie, de mitrons qui couchaient dans la cuisine, de portiers qui couchaient dans leur loge, occupèrent à la ville des appartements petits ou grands, et qui par ailleurs, votant désormais, votèrent à gauche. Or, les lois obstinées qui régissent le monde veulent que tout ce qui se vulgarise soit voué à une disparition prochaine. Tel est présentement le cas de ce superflu qu'on nomme tour à tour luxe ou confort ; ayant été vulgarisé, il est en train de disparaître. Et il ne faut jamais oublier que, par le jeu d'un mécanisme impitoyable, la disparition du superflu entraîne bientôt fatalement celle du nécessaire avec toutes les conséquences sociales que comporte la misère matérielle généralisée ; car qui retranche le superflu de l'un, prive l'autre d'acquérir le nécessaire en vendant son luxe au premier.
    Quoi qu'il en soit, l'idée nouvelle de n'avoir qu'une seule pièce n'a rien d'un retour aux conceptions des temps de la Chrétienté qui ont précédés le XVIIIè siècle. Elle répond à une régression différente, à la fois plus profonde et plus complète ; elle est le retour vers la hutte du pauvre, vers la cage du sauvage sinon la caverne de l'homme primitif. Ceci peut évidemment surprendre au premier abord quand on songe que les personnes concevant la vie dans une grande pièce unique la concevaient et la conçoivent toujours sous le nom de studio, avec toutes les commodités du luxe ; mais c'est seulement l'orientationn de ce goût qui constitue un facteur de la prolétarisation du logement, laquelle ne sera consommée que lorsque les autres facteurs de sa perfection satanique se seront joints à celui-là. Alors, tout ce qui, autour de cet élément, est un luxe, disparaîtra, et ce qui seul subsistera, sera la substance de l'idée, c'est-à-dire une simplification extrême de l'habitat. Cette simplification du reste n'exclura pas l'usage des applications de la science tels que l'électricité, fonctionnant plus ou moins bien sans doute, au gré des caprices du mal social, mais persistant tout de même ; car le retour à la barbarie qui s'accomplit de nos jours, est le retour à une babarie compliquée, scientifique, en un mot perfectionnée, hélas, en tant que tel.
    Au surplus, ce goût de la pièce unique offre, par ailleurs, un exemple du fait courant que les hommes vont, dans leurs mœurs intimes, au devant des mouvements qui s'accomplissent. Autrement dit, lorsqu'un mouvement, une révolution se produisent, ce mouvement, cette révolution ne font jamais que parachever en les ratifiant, des tendances encore flottantes qui, sous des formes diverses, étaient depuis longtemps dans l'air et qui sont parvenues à ce point où, saturant l'atmosphère sociale, elles se condensent tout naturellement, prennent la forme de leur nature définitive et acqièrent ouvertement, officiellement, la primauté. Si demain le communisme doit être le régime instauré par le destin afin de donner le coup de grâce à la civilisation chrétienne et replonger les sociétés déjà si fortement brassées, dans cet état relativement neutre où, lentement, une autre civilisation s'élabore et prend corps, on pourra observer que longtemps avant, parmi les gens les plus opposés au communisme, parmi ceux mêmes qui lutteront pour lui barrer la route ou préféreront la mort à sa domination, beaucoup, par leurs mœurs, par une grande partie de leur éthique, par nombre de traits de leur mentalité, auront été des communistes qui s'ignorent. Comme au IVè siècle (si l'on ose rapprocher deux phénomènes aussi peu comparables), nombreux étaient les païens qui persécutaient les chrétiens mais qui, par leurs habitudes, par leur morale, étaient subrepticement acquis au christianisme et, à leur insu, étaient déjà, en puissance, des disciples du Christ.
    Après la «libération», tandis que les services de l'Etat, occupés à la désorganisation systématique de ce qui restait encore de plus ou moins organisé dans le corps social, décuplaient leurs effectifs et se répandaient dans des locaux dont on n'a pas pu, jusqu'ici, leur faire avouer le nombre, la tendance à la pièce unique, devenait une réalité légale. Nul citoyen français (6), désormais, n'a le droit d'habiter plus de deux pièces ; disposition qui, cela tombe sous le sens, ne doit être tenue que pour un hors-d'œuvre de l'orgie socialiste, car, le principe une fois acquis, le pas est sauté et bientôt, chaque individu n'aura droit qu'à un petit nombre déterminé de mètres cubes dont tout ce qui n'est pas fonctionnaire d'Etat disposera rarement. Quoi qu'il advienne dans l'avenir qui s'annonce, c'est, d'ores et déjà, la condamnation irrémédiable de toutes les collections particulières, de tous les châteaux, de toutes les maisons de plaisance ; c'est aussi la condamnation de toute hospitalité, de toute réception, de tout le peu qui, dans nos mœurs déjà si rétrécies, restait de la vie de société.

L'espace. Le service.

    Par ailleurs, l'ancienne et éternelle conception de l'habitation se trouve investie de tous côtés. A la limitation de l'espace pour les uns, correspond, en effet, l'octroi d'office aux autres de l'espace conquis sur les premiers, et, de la combinaison de ces deux nouveautés qui se complètent, est destinée à sortir l'institution de l'affectation administrative de logement - comme, aussi, de résidence - à chaque citoyen esclave d'Etat. Le manque d'argent et l'absence, devenue à peu près totale, de service, ont fait le reste. Sur le caractère strictement démocratique de la ruine générale qui s'est abattue depuis trente et quelques années sur le monde chrétien, il y a vingt volumes à écrire, ou bien il n'y a rien à ajouter à ce qui a été dit ici sinon, toutefois, que le manque de service actuel est indépendant du manque d'argent.
    Avec le manque d'espace, le manque de service domestique est ce qui interdit le plus sûrement à l'homme tout ce qui lui permet de s'élever au-dessus de l'état le plus inférieur dans lequel puisse être confiné l'être humain. Sans précédent connu dans l'histoire des civilisations passées, le manque de service qui sévit de nos jours n'a jamais eu, fut-ce de loin, son pendant au cours des pires crises sociales du monde hellénique. Il est peut-être la seule chose nouvelle du monde moderne. Il est certainement la plus grave de toutes, tant par ses conséquences directes que par la profondeur de l'abaissement qu'il révèle dans le caractère de la civilisation qui prend son parti de l'endurer. Si l'on n'envisage que les conséquences du défaut de service domestique sur l'habitation, l'on est amené à énoncer une des rares lois qui existe sans comporter la moindre exception, à savoir qu'au-delà de ce qui est rigoureusement le nécessaire, celui qui entretient la chose ne peut pas être celui qui en jouit, parce que le temps de la vie humaine ne suffit pas pour jouir de ce qu'on entretient ou pour entretenir ce dont on jouit. Le pauvre qui a quelque vaisselle d'argent se garde bien de s'en servir parce qu'il lui faudrait donner à l'astiquer le temps dont il disposerait pour y manger. Il en est de même en tout : on n'habite plus le salon que l'on est obligé de nettoyer, on ne prend plus ses repas dans la salle à manger où il faut se servir soi-même, on ne se sert plus de ce dont on n'a plus personne pour vous le présenter, pour le ranger et pour en prendre soin.
    Cependant, à qui vit aujourd'hui, il semblerait que, si règle il y a, il n'en est guère au contraire qui compte plus d'exceptions, car le nombre est immense de ceux qui, mettant toutes les ressources de leur énergie à concilier l'état de leur ruine matérielle croissante avec la conservation des attributs de l'aisance ou de la richesse, semblent, malgré tout, triompher de cette insoluble difficulté. Mais ce n'est qu'une illusion. Ces personnes - toutes gens «biens», plus ou moins ruinés et le plus souvent d'un certain âge - sont comparables à des hommes oublieux des lois de la pesanteur qui, tombant dans un précipice au fond duquel ils vont périr fracassés, concervent néanmoins des espérances parce que dans le vide, durant le trajet de leur chute, lente à leur mesure et rapide comme l'éclair au regard de l'éternité, ils ne cessent pas, quoique culbutants, d'apparaître les uns aux autres vivants et bien constitués. Ces personnes font en réalité un effort chaque jour plus pénible, couronné d'un succès chaque année plus chétif. De cet effort, contrairement à ce dont ils se leurrent, ces gens-là ne survivent pas ; ils en meurent. La génération qu'ils représentent, se refusant obstinément non seulement à s'attaquer à la cause du mal, mais encore à la reconnaître, doit faire front à la floraison de ses effets partout à la fois, avec le seul espoir d'en esquiver provisoirement le pire. Ainsi, faute de viser le principe du mal, elle s'épuise dans une lutte où elle ne peut que succomber ; car il est en ce monde des fardeaux que l'on ne peut porter que séparément. Tenter de cumuler les infortunes de la pauvreté avec les soucis de la richesse, c'est vouloir inutilement passer cette limite au-delà de laquelle les forces humaines se brisent.
    Point n'est besoin d'en dire plus long quant à la direction dans laquelle évolue le mode d'habiter dans la décadence de notre civilisation. La loi limitant le droit d'habitation à deux pièces, d'autres lois encore, ainsi que les conséquences du manque de service domestique l'ont complètement transformé. Désormais tout ce qui peut être ajouté à cela ne saurait apporter à la prolétarisation de l'habitation que des perfectionnements de détail sans intérêt pour cette étude, à propos d'un principe déjà sufisamment établi et confirmé par les faits existants observés au cours de ces pages. Ce qu'il importe seulement de noter encore ici, en terminant cette question de l'habitation, c'est que l'instinct de la propriété et l'instinct esthétique du beau, le bon goût si l'on préfère, sont liés de très près l'un à l'autre, non par un rapport direct mais par un rapport commun. En fait, l'un et l'autre se rattachent à l'état de santé social et en dépendent. Il en résulte que les aberrations du goût esthétique ne progressent pas longtemps sans que se découvre une altération profonde du sens de la propriété, les unes et l'autre dérivant d'un état morbide de la société, dû lui-même à l'existence d'un mal cérébral affectant le cerveau social, dont les manifestations extravagantes se groupent dans leur ensemble sous le nom de la démocratie.





    (1)    La propriété, sous le régime féodal qui a expiré dans la nuit du 4 août 1789, consistait essentiellement en des droits de plusieurs genres sur la même terre, qui pouvaient appartenir et appartenaient très souvent en fait, à plusieurs titulaires, droits d'un caractère tel qu'ils pouvaient se négocier et faisaient, pour certains d'entre eux, l'objet d'un marché comparable aux bourses modernes des valeurs mobilières dont ils tenaient lieu.
    Le contrat, sous l'Ancien Régime, jouait dans la vie sociale un rôle qu'il a perdu après 1789 avec l'avènement de l'individualisme, par une opposition intéressante à noter mais sur laquelle il serait trop long d'insister. Le contrat comportait une souplesse que nous ignorons, et il lui était attaché des sanctions dont la gravité contribuait puissamment à maintenir le respect, de lointaine origine religieuse, dont il était l'objet. C'est cette souplesse des contrats et le grand usage que l'on en faisait, autant et plus que la diversité des coutumes et des juridictions, qui entretenaient ces procès de l'ancien temps, fameux par leur nombre et leur durée. Si le Code Civil a simplifié le droit, c'est, dans une certaine mesure et notamment en ce qui concerne la propriété, jusqu'à le rendre simpliste.
    On peut à ce propos noter que tout ce qui appartient à la jeunesse des sociétés comporte plus de complexité, de finesse et aussi d'abstraction. Il en est ainsi pour leur langue, leur administration, leur système monétaire, etc...Puis il peut advenir qu'au déclin de l'âge, cette complexité diminue et fasse place, pendant un temps, à une simplicité un peu schématique mais belle toutefois, qui bientôt dégénère à son tour en un tissu de complications nocives et désorganisatrices qui sont le désordre de la vieillesse. C'est ce qui s'est produit pour notre Droit par exemple.
    (2)    On a coutume de nos jours, d'attribuer aux découvertes de la science moderne le pouvoir de détruire plus qu'il n'avait été possible de le faire. Exact dans l'absolue, c'est faux dans le relatif. L'homme a toujours excellé dans l'art d'anéantir et ses œuvres et lui-même et, pour ce faire, il s'est toujours soucié de posséder des moyens à la mesure des coups qu'il lui fallait porter. Que l'on songe donc au nombre de ces villas romaines qui couvraient la Gaule au temps d'Ausone et dont il ne reste que quelques fragments de mosaïques, épars dans les musées. Que l'on songe au cadastre du plus vaste empire qui fut jamais, fait comme nul autre, car il comprenait le nombre d'esclaves et de têtes de bétail ; il était gravé sur des feuilles d'airain dont pas une n'a été conservée, dont aucune n'est venue jusqu'à nous. Que l'on songe à ce que pouvait être la richesse des archives impériales de Rome ; aucune des pièces innombrables qu'elles contenaient ne subsiste et c'est grâce à Pline le Jeune que nous connaissons quelques lettres de Trajan et le modèle qu'elles nous ont transmis de la «brevitas imperia». Que l'on songe seulement à cela et l'on concevra que l'anéantissement est de tous les temps et qu'hier pas plus qu'aujourd'hui, la mort n'a épargné les sociétés comme les individus.
    (3)    Non point que les instruments de la vie aient été incommodes auparavant ; loin de là, mais rien, ou presque, n'était fait pour choyer des corps, naturellement rudes, qui n'éprouvaient pas le besoin de l'être.
    (4)    En des temps de stérilité sénile où l'on ne crée plus, on ne peut guère prétendre qu'à conserver les témoignages d'une fécondité passée qui fait l'ornement et l'orgueil du présent. En la matière, il n'y a qu'une seule doctrine qui est celle de l'amour intelligent des choses et se résume en quelques courts préceptes : respecter l'âme des choses, c'est-à-dire leur caractère et la synthèse qu'elles représentent toujours plus ou moins, et respecter leur état matériel, c'est-à-dire leur conception ; au surplus, consolider quand c'est indispensable, tenir propre, n'user de la restauration qu'avec une extrême discrétion et une science scrupuleuse excluant toute fantaisie ; en principe, laisser les choses comme elles sont, y compris les ruines ; bannir la reconstruction, déplacer les choses le moins possible et, autant que faire se peut, leur garder jalousement leur cadre ; enfin, ne jamais entamer, fût-ce en y plantant un clou, ni la pierre, ni la brique, ni le bois, qui n'ont pas la propriété de se régénérer et qui demeurent détériorés pour toujours.
    Or l'activité déployée depuis un siècle autour des richesses artistiques de la nation équivaut à un massacre. Lucrative pour une coterie de gens qui en vivent, cette activité est proprement une activité de rongeurs. Dans un pays digne de conserver les trésors de ses ancêtres, la cupidité dévastatrice des entrepreneurs serait découragée d'avance. On ne verrait pas mutiler sans retour des monuments par tout un système abominable de tuyauterie en y installant inutilement l'électricité dont ils s'étaient fort bien passés jusqu'ici ; en y installant aussi le chauffage central qui fait jouer les boiseries des vieilles demeures, dégrade les meubles, abime les peintures, les papiers, les reliures des livres ; et encore des avertisseurs qui n'ont pas empêché de se multiplier les vols, devenus singulièrement faciles, et qui ne remplaceront jamais des équipes de gardiens triés sur le volet, anciens militaires jadis, impeccables dans leur uniforme, corrects dans leur tenue, vigilants dans leur surveillance. On éviterait la honte des pots-de-vin qu'étale avec un cynisme tapageur l'horreur des installations d'éclairage plantées jusque dans la pierre des monuments comme on les a vues sous forme de chaudrons multiples contre les trophés des pavillon de Gabriel. On éviterait aussi l'infamie du même ordre qui a conduit à creuser la façade des monuments à la rencontre de trois pierres pour enfermer une cartouche dessicante dans un trou fermé d'une grille de bronze triangulaire en sorte que le palais de Versailles ou le palais Mazarin semblent grêlés par la petite vérole. On n'aurait pas recontruit l'hôtel de Sens en béton, ce qui est la honte des hontes ; on n'aurait pas remis à neuf les arènes de Lutèce, avec des escaliers en ciment dont la rampe imite le bois «rustique» ; on n'aurait pas refait le hameau de Marie-Antoinette mieux qu'à l'époque, avec des jardins dont le seul mérite aura été de satisfaire les manœuvres d'un horticulteur et la cupidité de certains fonctionnaires ; on n'aurait pas vu creuser le sol du Louvre et en dégrader l'intérieur pour y ménager des effets nocturnes de lumière qui conviennent aux music-halls et aux présentations de modèles de couture ; on n'aurait pas eu à déplorer les ravages définitifs que l'avidité de petits bourgeois ignorants, sans goût et remuants a fait subir à notre patrimoine artistique avec la complicité de fonctionnaires prévaricateurs, tant sous forme de démolition que sous forme de reconstruction.
    Quant aux expositions, il n'en faut user que très sobrement. Cette agitation de chefs-d'œuvre est inadmissible à tous égards. Il est intolérable, d'abord, que l'on puisse venir en un tel endroit afin de voir telle chose pour apprendre qu'elle est en déplacement et se trouvera pendant plusieurs mois à cent lieues de là. Ensuite, il n'est pas de déménagement, si soigneusement fait soit-il, qui ne cause quelque dommage ; entre autres, par exemple, il est déplorable de remuer des pastels. Enfin, les peuples comme les individus, lorsqu'ils sont devenus incapables de faire quoi que ce soit convenablement, gagneraient à s'abstenir de prendre des initiatives dans l'ordre du superflu. Voici ce dont j'ai été témoin à ce propos : visitant l'exposition des Goncourt, organisée en 1947 aux Arts Décoratifs, j'ai vu soudain, dans une grande salle où était réunie une quantité de tableaux et dessins du XVIIIè siècle plus beaux les uns que les autres, le pastel de Louis XV par La Tour entre autres, j'ai vu dis-je, tomber à terre deux dessins de moyenne grandeur, près desquels nul ne se trouvait à ce moment. Un gardien, jeune prolétaire indifférent et mal tenu, coiffé d'une casquette informe pour tout uniforme, s'approcha, visiblement contrarié d'être troublé dans sa quiétude, en disant : «Encore ! avant-hier c'en était deux autres là-bas. Ce sont les cordons qui ne valent rien ; ils sont neufs cependant», ce qui était vrai. Les dessins furent ramassés par le-dit gardien avec le principal souci de ne pas se couper les doigts ; le premier en «faisant couler» le verre dont l'angle pointu d'un morceau fit une longue éraflure sur la figure ravissante d'une femme de Boucher qu'il plaça sous son bras pendant qu'il ramassait l'autre dessin de la même façon.
    Au surplus, voici donc une nation, bénéficiant depuis longtemps des inépuisables bienfaits régénérateurs de la démocratie, devenue également incapable de défendre ses biens les plus précieux contre les voleurs ordinaires (on en a vu plusieurs exemples depuis peu d'années), et contre les pillages de l'ennemi, et qui, après avoir semé en 1940 l'épée d'Austerlitz dans un fossé, n'est plus capable de faire tenir au mur les tableaux qu'elle y accroche. Quel nom donner à cela ?
    (5)    Cet engouement de la Restauration pour le style ogival a largement débordé sur l'art profane. Postérieurement, il s'est mêlé à celui de la Renaissance pour former un style composite étrangement ridicule au regard d'une archéologie même élémentaire. Pendant une cinquantaine d'années se sont élevées, de ci, de là, des constructions de ce style, hôtels particuliers pour la plupart, dont on peut voir un certain nombre de spécimens à Paris. Plus tard, les hôtels particuliers du même ordre s'inspireront, avec la même fantaisie, des styles Louis XV et surtout Louis XVI.
    (5)    Est-il besoin d'ajouter que le phénomène est européen, si l'on excepte dans une certaine mesure les pays neutres dont l'état n'est certainement qu'un sursis.