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Calendrier grégorien perpétuel
    
CHAPITRE XI  (Editable avec Internet Explorer)

LA PROLÉTARISATION DES GOÛTS

    Avec la révolution donc, la propriété devenait un dogme fragile. Entaché d'un vice originel, il avait été proclamé avec trop d'emphase par ceux mêmes qui s'étaient enrichis de confiscations opérées sur les ruines de contrats multiséculaires, au nom d'un droit nouveau conçu pour jouer à leur profit en invoquant la démocratie. Et tandis que chancelait ce dogme, les divers goûts, demeurés jusque là bons, fins, sûrs, et, dans l'ensemble, portés, au couchant de l'Ancien Régime, à leur plus haut degré de perfection, devinrent incertains et commencèrent à s'altérer, les uns plus, les autres moins, alors que d'autres encore, achevant leur évolution avec retard, devaient se perfectionner le temps de quelques lustres avant d'entrer dans une décadence qu'a précipité cette apparente obligation de se mettre à l'unisson des plus avancés. Avec l'époque de la prolétarisation de toutes choses, de l'habitation notamment, et correspondant également à la désagrégation complète des mœurs et du sentiment de la propriété, la dépravation des goûts est parvenue à son comble, cependant que certains sont en voie de se perdre complètement. De ce nombre est celui de la cuisine, inséparable de l'existence du service domestique.

L'art culinaire.

    Mineur peut-être, la cuisine est en tout cas un art et un art des plus fins, n'appartenant qu'à des civilisations très hautes et très complètes. Cet art requiert des dons innés, un apprentissage, une longue et constante pratique ; il est exercé par des artistes dont il occupe toute la vie et qui, pour être d'un rang humble, n'en font pas moins fortune dès qu'ils sont bons, atteignant à la notoriété de leur temps quand ils y excellent. Or ces artistes n'existent pour ainsi dire plus. Le cuisinier, en effet, est par essence un domestique parce que les traditions de la cuisine ne se transmettent et ne se perpétuent sans se gâter, sinon se perfectionner, que dans les bonnes maisons. Les meilleures parmi elles étaient jadis de véritables écoles. Elles étaient les modèles que s'efforçaient d'égaler les plus fameux restaurants, très souvent fondés à l'origine par des chefs enrichis et formés en des demeures patriciennes réputées pour la perfection de leur table. Mais la domesticité disparaît.
    La disparition rapidement progressive du service domestique a débuté aux Etats-Unis par une raréfaction prémonitoire, à la suite du triomphe des Etats anti-esclavagistes dans la guerre de Sécession ; grand tournant de la jeune histoire démocratique de l'Amérique. Plus que partout ailleurs, dans cette «jeune» démocratie, bouture lointaine de la vieille Chrétienté, la vanité du progrès matériel a étendu l'emprise de ses mirages sur des esprits déviés, dès l'origine sociale, de l'orthodoxie religieuse et politique. Avide de concilier une sorte de moralité démocratico-protestante avec l'extension fébrile des affaires, l'esprit américain donne tout à l'action, rien à la pensée (qui cependant guide l'action), et finalement, dans un raisonnement très fruste, confond sans cesse les complications apportées à la vie humaine par les applications de la science, avec une amélioration foncière de la morale des hommes. Aux termes de ce délire sénile issu de la vieille Europe, auquel les Etats-Unis ont prêté l'enthousiasme vigoureux des éléments nouveaux et plébéiens (sinon jeunes) dont ils sont en grande majorité composés, la machine devait élever l'homme. Un matérialisme à la fois sentimental, scientifique, dogmatique, intolérant bien entendu, et surtout puéril s'établissait, à partir de là, à propos de tout. Selon une des doctrines favorites de ce matérialisme, l'activité des hommes s'appliquerait désormais, conformément aux préceptes de la «dignité humaine», à la fabrication de machines ingénieuses et compliquées, destinées à remplacer le service domestique réputé humiliant pour la «personne humaine». Les conceptions du romantisme socialiste (d'essence identique dans l'esprit d'un J. J. Rousseau, d'un Lincoln, d'un Napoléon III, d'un Hitler) rêvent toujours, en effet, de répandre la machine en sorte que chaque citoyen soit également servi par elle et puisse goûter les béatitudes d'un luxe mécanique, moyen certes, mais égal pour tous, dont on n'a garde d'imaginer les servitudes insoupçonnées. Ainsi, personne n'étant plus humilié et tout le monde étant servi, il va de soi, paraît-il, que l'esprit et le cœur de chacun, scientifiquement ennoblis ce n'est pas trop dire, seront élevés au niveau d'une moralité parfaite, grâce à la disparition des multiples turpitudes suggérées à l'âme humaine par cette envie qu'engendre l'inégalité et que l'égalité supprime en la privant de son objet.
    La culture de ces utopies infantiles et criminelles, incessantes depuis deux siècles, intensives par périodes, nous a surabondamment donné à connaître les réveils furieux dont ces rêves de bénignité universelle sont entrecoupés. Par ailleurs elle nous montre quotidiennement leur pitoyable influence sur les mœurs publiques et la moralité privée. Leur action sur les goûts n'est pas plus heureuse, si l'on admet que le mieux pour un goût est d'être fin. A considérer singulièrement la cuisine, on constate que la démocratie et la science s'unissent en sorte que l'art subtil et personnel du cuisinier soit remplacé par les ingrates commodités du bar «express», de la conserve ou du potage sec et comprimé qu'il suffit de jeter dans l'eau bouillante pour le rendre prêt à être absorbé. Dans les intérieurs, on emploie volontiers des instruments coûteux dont l'achat devient un but pour les jeunes ménages et dont le fonctionnement dépend généralement de celui du gaz ou de l'électricité ; instruments destinés, pour la plupart, à cuire en cinq minutes, sans qu'on ait à le surveiller, ce qui naguère rôtissait lentement ou mijotait pendant des heures sous l'œil vigilant du cuisinier, de la cuisinière ou de la ménagère, aux temps pastoraux où l'homme, quel qu'il fût, avait une femme qui ne «travaillait» pas. Il est vrai que, par ce moyen, ceux qui pourraient encore se faire servir s'affranchissent du joug des gens de maison, comme on dit maintenant, auxquels, avec ce nouveau nom, la démocratie triomphante a donné des prétentions proportionnelles au carré de leurs inaptitudes. Mais ces instruments, au prix de tous les raffinements, ne confèrent à leurs usagers et admirateurs qu'une indépendance fort relative. Il ne faut pas oublier, en effet, qu'ils sont fabriqués par des ouvriers syndiqués, également exigeants, plus nombreux et plus puissants que les domestiques, ne serait-ce que par leur agglomération. Il en résulte ce qui a lieu d'ordinaire avec le progrès de la démocratie : son génie fait naître des difficultés que ses principes rendent insolubles ; elle fait alors mine de les résoudre en les généralisant et, simultanément, elle les déplace en sorte de les répandre sur plus de gens progressivement plus abrutis afin d'obtenir ainsi qu'elles soient moins directement sensibles à chacun et ne produisent que des malaises sourds, universels, accumulés, devenus habituels et décourageants.
    Dans les vieux pays, plus délicats, moins mécanisés mais sombrant dans la misère et le désordre, hommes et femmes travaillant de leur métier chacun de son côté, se retrouvent le soir, fatigués et n'aspirant qu'au sommeil, pour manger ce qui demande le moins de soin à préparer. De même qu'on se plaît désormais à l'à peu près de l'hôtel, de même on va au restaurant quand on le peut, non pour manger finement, mais afin de manger chaud quelque plat simple qu'on n'a pas eu le souci de faire, dans une assiette qu'on n'aura pas la peine de laver. Telles sont, sur le goût culinaire, les incidences de la démocratie grâce à laquelle le monde n'a plus ni le temps de manger, ni le temps de digérer, ni l'art de goûter, ni l'argent de payer, ni l'autorité de faire faire. Ce processus de déformation, par les quelques déductions rigoureuses dont il ne reste qu'à achever la série, doit conduire à l'idéal du genre un peuple dont la cuisine fut celle de toute la civilisation occidentale et dans les bonnes maisons duquel, nombreuses alors, les menus de chaque jour étaient, il y a quarante ans, ceux des dîners de gala actuels. Et l'idéal du genre est en la matière, la pilule nutritive conçue pour servir à l'esclave d'Etat le nombre de calories nécessaires afin qu'il puisse accomplir le travail qui lui est assigné.
    Ces déformations, il faut le reconnaître, ont un caractère spécifiquement démocratique car le progrès matériel qui sert de complice à la démocratie n'est proprement qu'un instrument, instrument compliqué certes, mais instrument essentiellement passif dont la démocratie s'empare quand elle règne et qu'elle applique à son œuvre de prolétarisation comme il serait appliqué à l'œuvre contraire d'une aristocratie par un enchaînement de conséquences en sens inverse sur lesquels ce n'est point ici le lieu de s'étendre mais qui se conçoivent aisément à la réflexion.

De l'usure des sens.

    Au demeurant, cette régression forcée du bon goût en matière de cuisine n'est qu'un exemple caractéristique et familier de la prolétarisation actuelle des cinq sens de l'homme. Toutefois, dans cette décadence des cinq sens, il convient de faire deux parts. Il faut distinguer, d'un côté le retour à la grossièreté, phénomène de fatique qui n'affecte pas forcément le grand âge mais qui lui est imputable lorsqu'il se produit ; d'un autre côté, une déviation morbide, provenant d'une altération du cerveau de la collectivité, qui, une fois encore, se traduit sur le plan suprême de la politique par la démocratie.
    Qu'avec les siècles - comme pour l'individu avec les lustres - les sens d'une société ou d'une même génération de sociétés à leur déclin, s'usent, s'émoussent et aillent enfin jusqu'à devenir en quelque sorte infirmes, c'est là un fait qui, au total, quand il a lieu, présente un caractère simple et dont le spectacle peut inspirer divers sentiments mais ne déroute pas ; il est, si l'on peut dire, lisible d'emblée. Il est donc naturel et normal que les vieilles sociétés vivent sur les fastes de leur passé comme les individus sur leur réputation. La règle veut en effet qu'avec l'âge leur activité créatrice s'affaiblisse progressivement puis disparaisse ; que leur personnalité se fige ; qu'elles deviennent stériles. Dans le domaine de la philosophie, des lettres et des arts, c'est-à-dire de ce qui flatte l'esprit par l'intermédiaire des sens, leur fatigue cérébrale se traduit dès lors par le goût croissant de ce qui, dans tous les genres, est second, de ce qui est menu, uniquement gracieux, puis mièvre, par conséquent facilement accessible à des âmes affaiblies ; ceci désormais demeure exclusivement cultivé au détriment de ce qui appartient à l'ordre supérieur, de ce qui est élevé, puissant, grand, fort par l'idée et l'exécution, qui reste toujours admiré mais par contre ne se reproduit plus (1). Néanmoins, ces vieux peuples peuvent demeurer des connaisseurs très fins, des amateurs fort avertis, et garder les goûts les plus délicats ; autrement dit, malgré leur impuissance à rien produire dorénavant d'original, ils peuvent tout de même conserver leur jugement, l'acuité et surtout l'équilibre de leurs sens. Cela se révèle chez eux dans l'ordre le plus élevé (quelles que puissent être d'ailleurs leurs discordes politiques intestines) par un attachement et un respect inaltéré à l'égard de leurs traditions ancestrales, religieuses et sociales qui, à l'état normal, sont toujours non seulement liées, mais plutôt confondues. Tel fut le cas des peuples orientaux avant qu'ils fussent gâtés par l'Occident. En pareille occurence, ce que l'on décèle, c'est la baisse des facultés créatrices de l'esprit, c'est l'extinction de cette flamme du génie qui, avec les éléments de la connaissance dont il dispose, enfante des combinaisons nouvelles et durables ; c'est la disparition des facultés de synthèse, tandis que le reste conserve vigueur et souplesse.
    Comme il a déjà été dit, les sociétés de l'Occident moderne sont de formation postérieure à celle de l'Orient actuel. Par le nombre des années, du point de vue purement arithmétique, les sociétés occidentales sont donc plus jeunes que les sociétés orientales. Cependant, le fait, inexpliqué mais notoire, étant que les sociétés occidentales accomplissent leur évolution beaucoup plus vite que les sociétés orientales, il est exact de dire que, physiologiquement, les premières sont aussi âgées que les secondes ; de même qu'un cheval de vingt ans est aussi âgé qu'un éléphant de cent ans. Mais une seconde correction doit encore être faite aux apparences, afin de saisir ce qui est réellement, et dont surgit précisément le contraire de ce qui semble être. La vieilesse, en effet, consiste dans l'usure. Cette usure fait que chaque individu d'une génération donnée, quelque soit son âge personnel - cela devient, sur ce plan-ci, un détail sans importance - est plus vieux qu'un autre individu appartenant à la génération précédente - quel que soit son âge personnel toujours. Si, conformément à la stricte logique de ce raisonnement, on en vient à dire de plein pied en forme de règle que tout père est plus jeune que son fils, on surprendra fort son interlocuteur, pour ne rien dire de plus. Néanmoins, sur le plan humain, c'est rigoureusement exact. D'individu à individu, la différence, souvent très nette, est aussi très souvent insensible et se noie fréquemment dans de confuses exceptions. La difficulté ici est de celles qui se produisent à mesurer les distances extrêmement petites ou à peser les poids extrêmement légers. De société à société, au contraire, il en va tout autrement. L'écart entre alors dans les proportions de ceux que l'œil humain perçoit facilement et qu'il tient pour grands. Cet écart est d'un intérêt capital au point de vue sociologique et son observation permet de conclure que, finalement, les sociétés de l'Occident chrétien sont plus vieilles que celles de l'Orient. Est-ce pour cette raison que l'on constate des altérations plus grandes dans le cerveau décadent de l'Occident que dans le cerveau décadent de l'Orient ? Il est difficile d'en douter.
    Le fait est que, dans la vieille Chrétienté, on constate que la fatigue cérébrale des centres créateurs s'étend à ceux du jugement. Ce ne sont plus les seules facultés de synthèse qui baissent mais aussi les facultés d'analyse, ce sont enfin les instruments même de l'analyse qui sont atteints, ce sont les sens qui s'usent à leur tour. Et cette fatigue gagnant les nerfs, il s'ensuit une irritation qui n'épargne rien et dont les poussées font alterner avec l'abattement les fureurs de toutes sortes d'extravagances. En se généralisant ainsi, l'affaiblisement de la vieillesse atteint les fonctions physiques les plus essentielles, et les plus humbles à la fois, du corps social et, à l'imitation de ce qui se passe pour l'individu, l'extérieur de la société prend un caractère pitoyable et malpropre en même temps que mesquin. Cette usure des sens dans nos sociétés chrétiennes de la décadence est trop manifeste en ce siècle même et en trop de manières pour qu'il y ait lieu d'y insister. Pour ne parler que de l'usure de l'œil, combien d'occasions n'a-t-on pas de s'en convaincre ? Que l'on observe, par exemple, les visiteurs (donc une manière d'élite déjà) d'un ce ces musées, orgueil de la démocratie libérale, à la fois pédante et grossière comme dit M. de la Gorce, où les chefs-d'œuvre de tous les arts attendent en vain que les masses viennent se policer à leur contact et faire spontanément leur éducation en les contemplant ; que l'on suivent ces regards obtus qui ne perçoivent qu'une image vague, un contour flou, que rien ne touche ni en profondeur, ni en finesse, et qui ne peuvent rien transmettre à une pensée, à une inspiration qui pourraient d'ailleurs être naïves, frustes, ignorantes mais exister, et qui n'existent pas. Que l'on écoute ces remarques vulgaires, gouailleuses ou stupides, ou bien l'expression plate et outrée d'une admiration banale qui n'est pas réfléchie. Pour tout achever, que l'on regarde, parmi les tableaux, les copies que l'on en fait, pour les vendre aux infirmes des yeux qui les achèteront ; et l'on sera édifié. Au surplus, parmi ceux auxquels la civilisation doit savoir gré d'aimer les belles choses ou de s'en piquer, combien, mis inopinément en présence d'un chef-d'œuvre sans étiquette dans un lieu qui n'annonce pas sa qualité, combien, non pas le reconnaîtront pour tel, mais seulement, le regarderont, combien éprouveront, même très légèrement, cette attirance, puis cette sorte d'adhérence qu'exerce au passage la beauté comme un rayonnement mystérieux agissant à la façon d'un phénomène électrique d'attraction ?
    Un autre témoignage de l'usure ou de la fatique des sens, est, en toutes choses, la tendance marquée à une simplification dès l'abord suspecte, qui aboutit tout de suite à une fausse simplicité, à une simplicité non pas aisée et naturelle, qui serait celle du repos après les récentes profusions du mauvais goût ou celle de la modestie devant l'impuissance reconnue à ne rien créer que d'inesthétique, mais à une simplicité où tout dénonce l'effort maladif pour rétrograder vers la brièveté d'ellipses à prétentions synthétiques, pleines de complications obscures et mal dissimulées, produisant au total l'impression d'une nudité inquiétante, d'une nudité qui, pour partie, reflète l'indigence des âmes actuelles, pour partie évoque l'idée d'une sorte d'exhibitionisme intellectuel.
    Ce vide équivoque qu'est la prétendue simplicité moderne suffirait pour inspirer au sain instinct de conservation une défiance confinant à la répulsion si, de surcroît, il n'était soudain traversé de notes stridentes pour la raison, comparables à un cri d'aliéné dans la solitude d'une demeure de fous. C'est qu'en effet nous passons là, dans l'ordre de la décadence des sens, de cette altération qui n'est qu'usure, à celle qui devient déviation et inversion. A qui observe l'évolution actuelle du monde chrétien, il semble que les richesses accumulées au cours des âges et sans cesse croissantes, d'une civilisation déjà très ancienne, fille et héritière d'autres civilisations mortes elles-mêmes richissimes, composent un fardeau devenu trop pesant à des épaules affaiblies par le temps. On a l'impression d'une génération qui rejette pêle-mêle les trésors dont elle est née chargée, et qui les rejette rageusement, à la manière des êtres excédés, sans même vouloir conserver pour viatique et pour guide ce qui, aux nations comme aux hommes, est indispensable sur le chemin de la vie, ne fût-ce que pour l'achever. Cette répudiation violente est à la fois occidentale et moderne. Elle est le propre de peuples que l'épuisement de leurs nerfs rend les ennemis forcenés d'eux-mêmes et qui, repoussant, brisant, maudissant, piétinant ce qu'ils devraient vénérer et auraient pu se borner à laisser tomber en désuétude avec une respectueuse douceur, semblent faire quelqu'effort désespéré et monstrueux pour se vomir eux-mêmes. Nous retrouverons un peu plus loin les effets de cette déviation dans le domaine moral.
    Dans le cercle des goûts dont les sens recherchent et captent les satisfactions, les effets de la déviation démocratique se manifestent en trois étapes : d'abord par ce penchant à la vulgarité sous toutes ses formes dont il a été parlé assez longuement pour qu'il soit inutile d'y revenir ; ensuite - à titre de transition - par un certain attrait du grossier et du rude, pris pour le fort et l'énergique en vertu d'une confusion féconde en équivoques tragi-comiques de toutes sortes. Ils s'épanouissent enfin dans le culte du hideux et de l'absurde, qui dérivent l'un de l'autre.
    Ce serait s'engager dans une dissertation sans issue que de rechercher où finit le rôle des différents organes des sens qui ont pour fonction de transmettre, et où commence le rôle de l'organe qui reçoit et interprète, c'est-à-dire celui du cerveau. Car dans le corps vivant ainsi que partout dans la nature, il n'y a rien de sèchement délimité selon les conceptions artificielles de l'esprit humain qui est inhabile à embrasser l'ensemble des choses dont la diversité apparente ne recouvre cependant que superficiellement une unité évoluante et mouvante, mais foncière, que l'on aperçoit partout. Pour indispensable qu'elle soit, toute division est arbitraire et d'intérêt uniquement didactique ; et, philosophiquement, rien n'est matière à vaines discussions comme les questions de frontières. Bornons-nous donc à reconnaître qu'il existe nettement d'une part, comme il a été dit plus haut, une usure matérielle des sens, tandis que d'autre part il s'agit d'une altération du cerveau, non moins matérielle bien certainement.
    Cette altération du cerveau social a ses degrés : soit que la réceptivité reste pratiquement intacte mais ne donne point lieu au rebondissement qui participe de la volonté et de la faculté d'agir ; soit que la réceptivité elle-même soit atténuée ; soit, enfin, et c'est ce qui présentement va retenir notre attention, qu'elle dévie et s'inverse, tandis qu'au besoin, la faculté d'agir conserve une certaine vigueur au service de l'absurdité. Et, avec ces trois possibilités-types, on peut concevoir l'infinité des combinaisons qui procèdent de variations réciproques du plus au moins. C'est précisément de cette réceptivité déviée ou inversée que découlent des interprétations faussées par les goûts du vulgaire ou de l'absurde. Ces goûts eux-mêmes se ramènent au fait de tenir pour beau et bon ce qui, jusqu'ici, était réputé laid et mauvais. Or c'est là une indication capitale, étape de la conclusion de ce livre ; indication qui tire toute sa valeur de la nature philosophique du beau et du laid, du bon et du mauvais.

Le beau et le bon. Le laid et le mauvais.

    Cette étude se rattache directement à trop de sujets pour qu'il soit matériellement possible d'approfondir ne serait-ce que les principaux d'entre ceux auxquels elle se rapporte. Un livre est comme un parc ; il faut l'enclore. Seulement, tout en le circonscrivant, il faut s'efforcer, partout où l'on trace une allée, non seulement de ne jamais boucher la vue, mais encore de la prolonger jusqu'à ses limites extrêmes ; si possible de lui montrer l'infini. Lors donc qu'on se borne, il ne faut point borner les autres, au contraire, et il convient, au bout de cette allée, de ne mettre qu'un saut de loup ménageant la perspective sur la nature et laissant l'œil découvrir qu'il existe au-delà beaucoup de choses à observer. Une lecture vaut souvent autant, parfois plus, par ce qu'elle invite à connaître ou par ce qu'elle suggère que par ce qu'elle apprend.
    Singulièrement, pour ce qui est du beau et du laid, du bon et du mauvais, ne pouvant être très long, on ne peut qu'être très bref. Ce sera donc une simplification extrême sans doute, mais non excessive, de dire que tout ce que l'être crée pour vivre, c'est-à-dire pour lutter contre sa décomposition au cours de son mouvement évolutif et, partant, pour se conserver, soit dans son individu, soit dans la personne de ceux qu'il engendre, est œuvre belle et bonne à ses yeux. Tout ce que cet être tient normalement pour beau ou bon est donc tout ce qui peut profiter à son existence sous la forme de l'utile ou de l'agréable, tout ce qui constitue, à l'égard de cette existence, le nécessaire ou le superflu, tout ce qui peut soutenir ou rehausser sa vie, en un mot tout ce qui, directement ou indirectement, se présente comme favorable à cette concentration passagère d'éléments disparates et voyageurs qui le composent, et à la mystérieuse tonicité qui, en en retenant les éléments, maintient la-dite concentration. En vertu des mêmes causes, ce même être tient pour laid ou pour mauvais, et, par conséquent, a en horreur, normalement et d'instinct, tout ce qui peut provoquer sa mort, tout ce qui tend à accélérer sa mort ou celle des siens, tout ce qui participe de cette déchéance qui présage la mort de l'individu ou de cette dégénérescence qui annonce, avec la dissolution de la société dont il est une partie constitutive, l'anéantissement de sa descendance et de ses œuvres.

De quelques objections.

    Pourtant il n'est guère d'affirmation qui, autant que celle-ci, fasse surgir à l'esprit une telle profusion d'exemples ayant l'apparence superficielle de la démentir, ni qui offre à la contradiction plus d'espérances trompeuses de succès, aussi faciles à concevoir d'ailleurs qu'aisées à confondre.
    L'on peut, en effet, se tuer à force de choses belles et bonnes. Mais la nature n'a-t-elle pas ainsi fixé les conditions de la vie que tout y résulte de l'opposition entre elles de forces de signe contraire, en sorte que les meilleures choses doivent être contrariées afin de n'être pas excessives ? Nous en sommes chaque jour témoins dans les affaires petites et grandes : au-delà du champ dans lequel tout peut osciller sans dommage, du plus au moins et du moins au plus, c'est-à-dire, sans appeler une rectification naturelle, au-delà de ce champ donc, le moindre défaut dans la sus-dite contrariété amène au déséquilibre dans un sens ou dans l'autre, mais en sorte que le résultat final soit le même et que, par exemple, le débordement du succès, ou l'abus de la satisfaction donnée aux appétits, produise en fin de compte le même effet que l'échec ou la privation démesurée. Car - toujours aussi simple dans ses procédés que complexe dans leurs manifestations infiniment variées - la naure a placé dans cet excès même du bon, qui grandirait l'individu au-delà de la mesure tolérable, le correctif destiné à conserver ses proportions à l'ensemble de son œuvre ; correctif consistant dans cette destruction prématurée qui est la sanction habituelle de la nature contre tout ce dont la démesure naissante menace le rythme de l'évolution générale. Mais cela n'empêche en rien la chose favorable qui se trouve l'objet d'un excès, d'être en soi favorable à la vie, autrement dit, d'être belle ou bonne. Sous ce rapport, il en est exactement de même par exemple des excès de la gloire militaire et de ceux de la bonne chère.
    On peut également, depuis le poignard jusqu'au canon, trouver beau un instrument de mort bien fait. Mais, par une opération familière de l'esprit, ce que l'on considère avec admiration dans un instrument de mort, c'est le moyen de donner la mort et non de la recevoir ; c'est la possibilité de donner à l'ennemi privé ou public cette mort qui est souvent une des conditions les plus essentielles de la vie. Ce qui en toute occasion fait horreur à l'être, c'est sa mort ou celle du prochain quand celle-ci évoque les conditions possibles de la sienne, non celle des autres quand elle peut renforcer sa propre vitalité ou améliorer son sort. En pareil cas, l'aberration consisterait à trouver bon le coup qui vous frappe, tandis qu'il est sain et normal de trouver bon le coup qui frappe l'adversaire et beau l'instrument qui permet de le bien porter.
    On peut enfin trouver admirable la description d'un massacre ou des pires souffrances, magnifique la représentation du plus triste des drames, sublime le portrait d'une morte ou une statue de la mort, sans faire autre chose que se rattacher plus fortement à la vie par le spectacle du contraste en admirant l'art ou le génie, l'habileté ou la puissance essentiellement vivantes de l'artiste dont l'œuvre produit cette réaction par antithèse (2).

Le goût des ruines. L'humanisme.

    Toutefois, dira-t-on, une ruine a sa beauté, elle a son charme ; et l'on évoquera les souvenirs de la Renaissance, puis les peintures de Claude Gelée, les tableaux d'Hubert Robert... A propos de cela, plusieurs remarques peuvent être faites. La première est que, en tous les cas, la ruine d'un bel édifice conserve cette beauté qu'est la noblesse, comme le squelette d'un être humain qui fut beau possède sa beauté en tant que squelette : les os en sont solides, polis et fins, le crâne est élégant, sa forme régulière, ses dents complètes et belles, et ces débris, cette ruine d'homme, offre une double impression de beauté, d'abord parce qu'elle est, techniquement si l'on peut dire, une belle matière de vie, ensuite parce qu'elle évoque une belle œuvre vivante.
    La seconde est que la Renaissance est le temps où s'assemblent et se rangent en ordre de marche les éléments de la future décadence. Néanmoins, il faut reconnaître que ce que la Renaissance a pris à l'Antiquité, ce sont de ces éléments qui, à proprement parler, ne meurent jamais ; elle en a alimenté l'évolution de la Chrétienté, l'a renforcée et a relancé ainsi son génie devenant un peu court de souffle et moins fertile après la longue période d'ardente spiritualité et de contreverse philosophique passionnée du Moyen Age. Il n'y a proprement rien qui porte à la faiblesse dans l'admiration de l'Antiquité et dans le goût des lettres anciennes, au contraire. C'est un fait indiscutable cependant que cette admiration et ce goût initiés à la Renaissance et, sous le nom d'humanisme, combinés en une manière de doctrine avec d'autres tendances qui flottaient dans l'air dès cette époque, ont finalement produit un affaiblissement dans une société qui allait s'affinant sans cesse jusqu'à s'effriter moralement, avant de s'effriter matériellement. Mais, tout compte fait, cet affaiblissement tenait au vieillissement même de l'âme chrétienne. Cette âme chrétienne a tourné l'humanisme en faiblesse comme elle aurait tourné à sa place toute autre doctrine qui, aussi bien, aurait pu servir d'aiguillon à une société en voie de se renforcer.
    Une troisième remarque encore est que le goût mélancolique des ruines appartient à l'ère de la décadence. On n'en trouve pas plus que des traces imperceptibles au XVIIè siècle et c'est durant la seconde moitié du XVIIIè siècle qu'il devient commun. Il ne fera que se répandre pour devenir sous plusieurs formes l'une des manies du XIXè siècle. Et ici nous voilà ramenés à ce dont il vient d'être question au chapitre précédent. En prose, en vers, par le dessin, on illustrera en effet de ce goût des ruines, la longue explosion de tristesse, de regrets, et de lassitude, auxquels le romantisme a joint, avec un curieux mélange de réticences, d'enthousiasme, d'appréhensions et de fatalisme, les espérances les plus insensées.

Le XIXè siècle et l'erreur politique.

    A ce XIXè siècle, arrêtons-nous maintenant une fois de plus. Il est le siècle au cours duquel la notion du beau et du bon, du laid et du mauvais s'est déformée dans l'ordre matériel et renversée dans l'ordre moral ; le siècle où les erreurs politiques se sont établies qui, en progressant, se sont généralisées et fondues en un immense vice du sens commun.
    L'erreur politique - on pourrait aussi bien dire l'erreur sociale ou morale, car tout cela va ensemble et en réalité ne fait qu'un - l'erreur suprême sous l'Empire, sous la dictature de laquelle évolue notre époque et agonise la civilisation chrétienne, pousse des racines jusqu'au fond des âges. En tant qu'erreur finie et définie, elle date du XVIIIè siècle. Jamais le dérèglement ne s'est paré de plus de séduction qu'alors ; jamais le mal n'a été si bien dit ; jamais idées plus fausses n'ont été exprimées avec autant d'avenante et claire simplicité ; jamais forme plus pure n'a revêtu les plus redoutables impuretés de la pensée. Cependant, durant le XVIIIè siècle, durant sa seconde partie surtout, le sens esthétique n'a été qu'énervé ; et encore n'était-ce perceptible que dans le style littéraire. C'est pendant tout le siècle suivant qu'il se déformera de plus en plus pour finalement s'inverser au XXè siècle. Et tout l'essentiel de la vie matérielle dégénérera suivant le même rythme. Conformément aux règles éternelles de la logique, la transformation morale, engendrant l'autre, était en avance sur elle d'une étape. La déformation morale s'est donc produite au XVIIIè siècle ; l'inversion morale s'y est articulée et s'est terminée à la fin du XIXè siècle, de telle façon qu'il ne restât plus qu'à traduire dans la réalité quotidienne les élaborations abstraites de ce mouvement de l'esprit social ; ce qui a eu lieu en effet à partir de 1914 à la faveur de la première guerre mondiale.

Rôle particulier de la génération de 1900.

    Dans ce XIXè siècle qui, à tant d'égards, mérite de fixer l'attention philosophique, attachons-nous seulement à la génération de 1900 ; et cela pour deux raisons : d'abord, parce que, dernière du siècle, elle réalise en elle l'évolution parachevée de cette centaine d'années et qu'on la surprend sans cesse allaitant l'avenir que nous vivons aujourd'hui. Ensuite, parce que, toute déviée et tarabiscotée qu'elle est, sa vie morale garde un assemblage semi-cohérent ; assemblage d'idées fausses sans doute, s'étirant vers l'extravagance actuelle, mais assemblage dont les erreurs se déduisent encore tant bien que mal en conservant un lien visible avec l'axe, bien rouillé il est vrai, d'une orthodoxie qui, dans peu de temps, ne sera plus qu'un amas de poussière informe livré au gré du vent, puis de la tempête.
    Aux yeux de tous ceux qui étudieront l'évolution de la démocratie dans la décadence chrétienne, ce qui distinguera la génération de 1900 entre toutes, c'est d'avoir organisé le triomphe de la déraison. Or, le monde où les évènements se déroulaient étant d'essence chrétienne, la chose revenait à établir le triomphe de l'hérésie sous toutes ses formes. Afin de préparer (bien à son insu, soit dit en passant, à la honte supplémentaire de son intelligence !), afin de préparer donc l'inversion des règles, cette génération a commencé par s'affranchir définitivement de ce qui restait de leur forme saine en la dissolvant. Pour ce faire, elle a d'abord - employons le jargon moderne - laïcisé l'idée du devoir en sorte qu'il en est resté tout ce qu'il peut rester d'un catholique dont on a fait un mécréant. Les bornes chrétiennes renversées, les égarements de l'esprit et du cœur ne devaient plus en rencontrer d'autres.

D'un caractère de la morale chrétienne.

    Considérée sous un certain angle, il en est de la morale chrétienne comme de la musique ou de la poésie dont on peut faire un hymne sacré ou un air de ballet, une marche héroïque ou un rondeau, un poème épique ou une satire, une tragédie ou un sonnet, tout en observant strictement les lois de l'harmonie ou de la prosodie. La musique la plus légère, les poésies les plus licencieuses qui répondent aux goûts vulgaires et résultent du besoin universel qu'ont les hommes de chanter ou de rimer lorsqu'ils ont communément de la voix (3), n'enfreignent que certaines règles de l'art ; elles ne les nient pas et, destinées à tomber dans l'oubli, leur existence éphémère ne disqualifie pas plus le grand art que l'existence des courtisanes et des filles ne disqualifie une société pratiquant dans l'essentiel des vertus majeures (4). Or la génération de 1900 n'a point abusé de ce qui, dans le domaine moral, correspond à la musique légère ou à la poésie licencieuse, elle a fait tout autre chose : elle a décidément achevé de supprimer ce qui restait des lois de l'harmonie et de la prosodie dans le grand art et préparé ainsi la cacophonie morale de l'époque actuelle. En proie plus que nul autre à cette frénésie sénile d'innover qui a été celle du siècle et dont il a déjà été parlé au cours de ces pages, elle a brisé définitivement les règles que la souplesse du génie créateur manquait désormais pour observer dans la seule façon saine et durable qu'il y ait de créer. Comme il se produit nécessairement lorsque la prétention s'allie à l'impuissance, elle a cherché l'originalité dans la licence et dans l'absurdité, c'est-à-dire là où les besogneux de l'esprit croient facile de la trouver. Cette abolition des règles se traduira avec sa plus extrême audace dès la fin du XIXè siècle dans la poésie, et à partir de la guerre de 1914 dans la musique proprement dite. Au temps de la génération de 1900, elle n'affectait gravement que les lois de l'harmonie morale et consistait essentiellement à faire un principe de subordonner le devoir à la passion au lieu de faire triompher le devoir de la passion. Toutefois, comme l'on mettait alors quelque pudeur encore à nier l'existence des lois que l'on renversait ; comme l'on n'osait pas encore exalter la «morale de l'ambiguité», on appela moral ce qui, dans la vie privée, était immoral. On fit ainsi ce que l'on peut faire de pire, en appliquant l'antique et austère nom de la sagesse sur cette satisfaction donnée à l'intérêt immédiat que l'on adapte avec une fausse habileté au gré de penchants mal réfléchis dans le mouvement des circonstances d'une vie restée opulente et facile.

La moralité de 1789 à 1880. L'inversion de 1900.

    A vrai dire, depuis 1789, qu'avait-on fait sinon de vains efforts pour donner ses lois au désordre ? A quoi a-ton abouti sinon à circonscrire les ravages de la démocratie que l'on avait déchaînée, et à planter, non sans peine, dans le champ d'un développement exubérant, des bornes qu'à chaque sédition on a benoîtement reculées à la limite de ses nouveaux empiètements, avec l'air et le ton de s'excuser d'avoir momentanément vaincu la révolte ? Si puissantes étaient néanmoins les chimères politiques qui hantaient l'esprit des hommes que non seulement cette longue et sévère suite d'échecs n'altéra pas les espoirs, mais encore qu'elle laissa à peu près intacte - parfois même améliorée - leur moralité privée. Pour la moralité, cette persistance dura jusque vers 1880, date qui, avec celle de la véritable Troisième République, marque l'avènement de beaucoup de choses. Cependant le mouvement de l'évolution humaine est très rapide, pour nos yeux humains mêmes. A chaque tiers de siècle, dans n'importe quel temps, le monde change très sensiblement. Dans l'espace d'une longue vie d'homme, où s'emboîtent trois générations environ, il devient relativement méconnaissable. Or, entre la génération qui avait trente ans en 1870 et celle qui avait le même âge en 1900, il y a une différence capitale. Au temps du maréchalat, il existait très exactement, entre la moralité du siècle précédent et celle admise jusqu'alors, le même rapport qu'entre la poésie classique et la poésie romantique qui, ayant proclamé l'abolition des anciennes règles, n'avait pas encore abusé de sa victoire. A partir de 1880, les habitudes morales de la génération déclinante s'amollissent dans l'âme de la génération montante ; la morale perd les derniers vestiges de son ossature et devient proprement invertébrée comme si toutes les fibres de la raison et du cœur se trouvaient désormais distendues chez les individus de ce temps.
    Ce n'est pas à dire que cette génération d'hommes fût, au sens banal du mot, plus mauvaise qu'une autre. Ceux qui la composaient étaient, au contraire, de commerce particulièrement agréable et, pris individuellement, ils valaient certainement mieux que l'œuvre qu'ils façonnaient collectivement. En ces temps à la fois si proches et si lointains, le monde était parvenu en l'un de ces points où paraît s'être donné rendez-vous tout ce qu'il y a d'agréable dans le bien et dans le mal ; où tout ce qu'il y a d'hésitation encore dans les sévérités de l'avenir et d'aménité dans les forces bienfaisantes et lasses du passé semble conspirer pour offrir à l'existence des hommes une douceur qu'ils ne sont d'ailleurs jamais capables de lui conserver longtemps. Le mal affermissait péniblement sa marche maladive et encore prudente. Vieillard respecté, le bien ne raisonnait plus guère mais marchait encore avec assurance ; il en imposait et détournait ainsi l'attention de faiblesses qui, peu après, devait le clouer, débile et déchu, dans cette voiture d'infirme où le mal, devenu audacieux et puissant, le roule hypocritement devant lui dans la direction de ses progrès. Et cette époque dont, par un véritable symbole, le mauvais goût typique se corrigeait un peu par la recherche et l'amour des belles choses anciennes ; cette époque où, sous le nom de confort, se rencontraient les derniers restes de l'ancien service domestique et les commodités des nouvelles découvertes, et où, coiffé de scientisme, on ne soupçonnait même pas l'effroyable tribut dont il faudrait bientôt payer les quelques bienfaits, tous équivoques d'ailleurs, de la science moderne ; cette époque où il faisait si bon vivre, où il était moins triste d'être pauvre que d'être riche aujourd'hui et vers laquelle se reporte avec dilection l'esprit de ceux qui l'ont connue comme l'on pense aux jours heureux durant une nuit d'angoisse et d'insomnie ; cette époque a été l'une des plus négatives qui fut jamais.
    La génération de 1900 a prisé au-dessus de tout la facilité. Elle n'a réellement montré d'intolérance que pour protéger cette tolérance sous le couvert, bien transparent cependant, de laquelle le mal cheminait en toute sécurité (5). Son passage a marqué dans l'ère démocratique l'apogée de la phase libérale, et tout ce qui la caractérise, caractérise également le libéralisme.

Ce qui orne et ce qui soutient.

    Il existe dans l'ordre moral entre les passions ou les fantaisies d'une part, et le devoir d'autre part, la différence qui existe dans l'ordre matériel entre ce qui orne et ce qui soutient (6). Or, au cours du XIXè siècle, le romantisme avait peu à peu introduit dans les âmes l'admiration, sinon le culte, de ce qui orne au mépris de ce qui soutient, en sorte que le système moral de la société, comme le système moral de l'individu, étant l'un et l'autre de plus en plus alourdis et de moins en moins soutenus, étaient voués tôt ou tard à s'effondrer (7). La génération de 1900 est celle qui a mis, sinon le plus d'art, du moins le plus d'activité à développer l'un au détriment de l'autre. Tandis qu'il faut, en principe, mettre tout son cœur, toute son ardeur, toute sa passion à réaliser les œuvres conçues par la raison, elle a, au contraire, avec ce qu'elle avait d'intelligence et d'habileté, mis les méthodes de la raison aux ordres des conceptions divagantes du sentiment et du romantisme politique du siècle, apportant à la réalisation des rêves morbides de la décadence les ressources des disciplines encore excellentes qu'elle avait reçues. Et il est une chose beaucoup plus grave que de mal faire le bien, c'est de bien faire le mal. La froide analyse oblige à reconnaître que tel a été le fait de cette aimable génération dont le propre est d'avoir absolument manqué du sens des choses les plus élevées de la vie sociale.

Indulgence sentimentale de la génération de 1900.

    D'âme émotive et mièvre, la génération de 1900 a pratiqué jusqu'à l'obsession cette indulgence sentimentale qui n'est qu'une mollesse foncière plus coupable que la dureté. Glorifiant inlassablement la défaillance sous toutes ses formes, réservant ses complaisances au mal destructeur et son ironie ou les rigueurs de sa désapprobation au bien conservateur, elle aura été souverainement injuste, si l'on admet que la justice humaine, dans son acceptation la plus haute, consiste dans un ensemble sobre de règles fixes dont l'observation, en maintenant l'ordre, conserve à la société son principe d'existence ; tandis que l'injustice (dont la justice démocratique est une variété) consiste dans un ensemble touffu de règles changeantes dont l'esprit, en organisant le désordre, tend à la dissolution de la vie sociale et conduit la société à la ruine. La génération de 1900 n'aura pas été charitable non plus en définitive, car elle a été foncièrement faible et parce que, humainement comme chrétiennement, il n'y a pas de charité sans justice, il n'y a pas de justice sans sévérité, et il n'y a pas de sévérité sans force.
    Il ne s'agit point ici de reprocher leur conduite à des ombres qui, aux yeux du philosophe, ne forment qu'un anneau de plus dans la chaîne vieillissante des humains. Mais force est de constater les erreurs qu'il leur était réservé de commettre ; erreurs que l'on peut appeler fautes car, dans les affaires du monde, toute erreur est une faute et toute faute est une erreur.

La raison source de vie et le sixième sens.

    Si maintenant, laissant de côté les gens, on examine les idées, il apparaît clairement, à la faveur du bouleversement démocratique, qu'il s'établit un rapport étroit entre la morale (dont la religion est à la fois la source et la suprême expression), la raison et la vie sociale. La saine raison est conforme à la morale, tandis que la vie politique et sociale obéit à la saine raison. Et c'est en cela que la saine raison est source de vie.
    Entendue dans son rôle le plus vaste, la raison est un véritable sens, un sixième sens, le sens de la vie, donc le sens bon, autrement dit le bon sens ; sens commun aux époques de vie, sens qui se confond avec l'instinct de conservation individuel et social ; sens qui est pour l'homme ce que l'instinct est pour la bête et le réflexe pour l'être inférieur ; sens puissant et si grand qu'il englobe tout et que tout se ramène à lui, participe de lui.
    Présentement, je ne dirai rien de plus sur ce sixième sens. Ses rapports avec la démocratie feront l'objet des deux derniers chapitres. Continuons seulement d'observer ce qu'a été sa déviation et où son altération a conduit.

Conséquences morales et matérielles de l'évolution démocratique de la raison.

    Quand on contemple à vol d'oiseau l'évolution de la raison chrétienne depuis deux cents ans, on peut se représenter un navire majestueux qui, après avoir autorisé de sérieuses inquiétudes au XVIè siècle et avoir été remis d'aplomb au XVIIè siècle par une réaction puissante jusqu'à la brutalité, mais forcément éphémère d'autant, aurait donné fortement de la bande au XVIIIè puis qui, après avoir été au moment de sombrer dans la tempête, se serait à peu près redressé, mais par des moyens de fortune, et serait finalement allé s'enfonçant de nouveau, grâce aux mêmes causes, pour flotter aujourd'hui la quille en l'air. Sur cette quille, les survivants se sont rassemblés pêle-mêle, désormais sans chef. Ils l'ont aménagée tant bien que mal pour y vivre et y ont planté un mât pour la faire aller comme elle peut jusqu'au jour où cette épave même sombrera.
    De ce sixième sens, en fait de ce bon sens, l'altération a subi le processus ordinaire : elle a atteint d'abord les fonctions morales les plus hautes, celles qui commandent la vie spirituelle et la vie politique ; puis, partant de ce centre, elle a progressivement gagné la périphérie. Il s'en est suivi, dans le domaine moral et politique, une sorte d'attraction qui, comme le plus sûr des instincts, dirige les Chrétiens vers tout ce qui est socialement destructeur, et inspire à l'individu, sous forme de préjugés nouveaux, le culte exclusif et irréfléchi de tout ce qui peut nuire à la société, et donc à lui-même ; tandis que dans le domaine esthétique, tout se passe comme si, par un curieux phénomène d'adaptation, les principaux des cinq sens, appelés à flatter le sixième, étaient désormais passés au service de la déraison.
    Corrupteurs plus que corrompus, faisant généralement figure de gens qui distillent consciencieusement le mal, les gens de 1900 ont surtout, sous prétexte d'émancipation, orienté l'esprit des hommes en sorte qu'il devienne réfractaire à toute discipline morale, inapte donc à cette maîtrise de soi qui tient l'individu en état de tonicité parmi les siens. De la sorte, il était fatal que, finalement désagrégé en tant que société humaine organisée, le troupeau amorphe des citoyens s'offrit un jour en servitude à la démocratie autoritaire.
    De cette lente dégénérescence qui, après la génération de 1900, a fait assez de ravages dans l'ordre moral pour se manifester dorénavant dans l'ordre matériel, il est résulté cette laideur, cette tristesse, cette inélégance universelle qui vont avec la démocratie. Dans le monde bourgeois moderne où l'on prend volontiers pour utile ce qui n'est qu'ennuyeux, tout est dévié, tout n'est plus qu'équivoques, car, en démocratie, le ton est donné par la foule des moyens et des petits, désormais entre eux, qui prennent leur suffisance pour de la supériorité, leur médiocrité pour de la vertu, leur indigence pour de la simplicité, leur envie pour de la justice, leur passivité pour de l'héroïsme, leur susceptibilité pour de la fierté, leur servilité pour de la discipline, leurs lâchetés pour de la souplesse, leurs platitudes pour de l'habileté, leur air bourru pour de la force, le droit d'étaler leur sottise pour la liberté, leur haine des supériorités pour l'égalité, la grossièreté de leurs rapports pour la fraternité, et tout cela avec une assurance croissante depuis la raréfaction de ces gens de goût et d'esprit qui n'appartiennent qu'aux sociétés patriciennes, et dont il n'y a plus à redouter la censure ou l'ironie, moins encore parce qu'ils n'existent plus guère que parce que ceux qui restent n'ont plus de public.
    Il en est allé de même dans le domaine matériel. Durant le siècle passé, le cossu a de plus en plus remplacé le magnifique, comme une prodigalité en général stérile remplaçait le faste de jadis. D'autre part, l'absurdité envahissante des formes, succédant vite à leur platitude et jointe à la fausseté des couleurs, a littéralement déformé l'œil. L'homme d'aujourd'hui est saturé d'imitations. Il a perdu toute notion de la belle matière ; il n'est même plus capable de reconnaître ce que les Anglais appellent «genuine», et, les impressions confondues, le jugement embrouillé par l'imprudence des audaces esthétiques et par la profusion des opinions contradictoires à leur sujet, non seulement il n'a acquis aucune intelligence des choses de l'art, mais encore il a perdu, définitivement peut-être, tout sens artistique naturel instinctif (8).

Réaction et progrès ; leur véritable sens politique.

    Arrivés à ce point d'une décadence que le jeu du suffrage universel, né de cette décadence même, ne peut qu'accentuer et doit mathématiquement développer jusqu'à ce qu'elle soit complète, les hommes pris dans l'inexorable engrenage de la machine qu'ils ont mise en marche et dont ils s'enorgueillissent de ne point arrêter le mouvement, deviennent radicalement impuissants à faire autre chose que préparer la débâcle de la société dont la conservation, cependant, assure la leur. Une fatalité pèse sur eux. Cette fatalité, d'ailleurs, est ce qu'elle est, non parce qu'elle produit directement les évènements néfastes - ce qui n'est pas le fait - mais parce qu'elle semble frapper les hommes d'un égarement, puissant comme un vice, qui leur interdit de revenir à de sains principes. Ces sains principes instaureraient instantanément, cependant, des causes favorables à la vie sociale, dont les effets, contraires à ceux des causes antérieures, se manifesteraient aussitôt en entraînant un changement propice dans les évènements... «Quos vult perdere Jupiter dementat», ont souvent répété les Anciens qui ont tout pensé et tout dit. Le langage courant, au reste, l'indique assez. Est-il rien, en effet, dont on se défende plus âprement de nos jours, que d'être réactionnaire ou conservateur ; ni rien dont on se vante avec plus d'empressement que d'être partisan du progrès et révolutionnaire ? Passe pour conservateur en un temps où (dans le domaine politique et moral s'entend) rien n'est à conserver et tout à restaurer ; mais pour réactionnaire, c'est bien là le nom que devrait avoir sans cesse au cœur et aux lèvres tous ceux qui prétendent vouloir réellement le bien de la société et son rétablissement. Car réagir, ce n'est pas proprement revenir en arrière - ce qui serait revenir vers la jeunesse, chose enviable sans doute mais qui, hélas, ne fut jamais. Réagir, c'est revenir à la santé lorsqu'on est malade. Même vieux, il n'est pas interdit de se bien porter. Mais quand, en proie à une paralysie envahissante et couvert de plaies, on affecte de prendre ces plaies pour autant d'ornements nouveaux et que l'on prétend progresser dans la voie où l'on s'est engagé, cela ne peut s'entendre que progresser dans le mal pour aboutir finalement à la mort. Maintenant, si c'est cela que l'on entend, il est vrai que dans l'existence des individus et des peuples vue de haut, la mort n'est qu'un ultime progrès, un de ces grand progrès même qui, au sens exact et plein du mot sont une révolution, dont les pauvres hommes d'aujourd'hui se plaisent tant à balbutier le nom en tremblant devant la chose, tout en se ruant au-devant d'elle.

De l'obligation de gagner beaucoup et vite et de ce qui en résulte.

    Quoi qu'il en soit, l'homme moderne, même le croyant, même le pratiquant banal, n'a pas une vie spirituelle qui lui permette d'élever effectivement ses espoirs au-delà de ce monde. D'un autre côté, il se trouve subir à présent les conséquences de l'idée socialiste si chère à ses parents (même quand ils n'étaient pas socialistes) et que, pour sa part d'ailleurs, il ne partage plus guère. Selon la doctrine socialiste, l'héritage est «immoral» ; chacun doit «se faire soi-même» et gagner sa vie. Partant, nul n'a plus l'espoir de pouvoir transmettre à ses enfants, solidement assise, sagement établie et édifiée par eux avec amour, une fortune qu'il leur appartiendrait d'augmenter ou de conserver. Si l'on peut acquérir quelque chose dans ce monde croulant, ce ne peut être que des jouissances immédiates. Afin donc de se les procurer, il faut gagner de l'argent ; il faut en gagner beaucoup et vite. Or le système du monde veut que ce soit le même désordre, produit par les mêmes hommes, qui, seul, ait le pouvoir de faire gagner, de façon ou d'autre, beaucoup et vite et de détruire le gain avec la même rapidité. Il s'ensuit que les ambitieux de la seule chose qui se puisse ambitionner, portent nécessairement, puis soutiennent au pouvoir les hommes de désordre, avec l'espoir de profiter du premier mouvement et - Dieu sait comment - d'éviter le second. On reconnaît là ce défaut de sens propre aux âmes médiocres et aux esprits inéducables qui conservent l'illusion toujours renaissante de pouvoir profiter d'une cause en échappant à ses effets ou, pour le moins, d'être capables d'arrêter les conséquences à la limite du point où elles vont les atteindre.

La faillite des principes de la Révolution Française.

    Au demeurant, tout contribue à déconcerter les hommes, qui se sentent mourir du venin même qu'ils distillent ; car, après tout, rien n'est changé aux conditions physiques de la vie sur la planète, et si la civilisation actuelle succombe, sous quel faix est-ce donc sinon sous le poids de ses propres aberrations ? S'il était dans leur complexion d'avoir quelque sagesse, s'ils avaient seulement l'intelligence ordinaire des faits et la mémoire banale des évènements, s'ils étaient capables de se juger, les hommes pourraient alors tourner avec sévérité leurs regards vers eux-mêmes et méditer.
    Il y a aujourd'hui plus d'un siècle et demi qu'est faite la Révolution qui devait régénérer l'humanité. Ou bien le résultat maintenant doit être considéré comme le perfectionnement de ce vers quoi l'on tendait ; ou bien tout ce qui a été dit et fait, tout ce qui a été proclamé, enseigné, cru, préconisé, imposé, tout ce pourquoi tant de gens ont vécu et beaucoup sont morts, n'est que la manifestation du plus gigantesque, du plus absurde, du plus sinistre délire auquel l'humanité ait jamais été en proie.
    Il y a aujourd'hui quelque cent cinquante ans qu'aucun obstacle ne se dresse plus devant le bonheur qu'en 1789 le peuple devait se créer. Ces obstacles étaient, a-t-on prétendu, la tyrannie du prince, l'obscurantisme du clergé et l'oppression de la noblesse. Tous dépouillés de leurs richesses, le prince a été mis à mort, le clergé a été dispersé, la noblesse a été déchue de ses privilèges. Par le truchement de ses élus, le peuple souverain (9) s'est donné, s'est imposé à lui-même l'instruction - la lumière, paraît-il - dont la majorité a imposé à la minorité de faire les frais. Depuis cent ans, par le suffrage universel, il est, sans aucune restriction (car on ne saurait supposer des lisières à une maturité si fortement proclamée) le souverain maître de ses destinées ; le champ est libre devant lui et les outils de son avenir sont dans ses mains. Q'en a-t-il fait ?
    La monnaie qu'il possède est la sienne (10) ; la justice qu'il reçoit est la sienne : indirectement lorsqu'elle est rendue en son nom par des magistrats nommés par ses élus, et directement lorsque, après avoir aboli à grand fracas l'arbitraire de l'Ancien Régime, il juge au criminel les causes déférées par le hasard à la souveraineté de son incompétence. Les guerres qu'il fait sont aussi les siennes puisqu'il n'y a plus de monarques afin de les fomenter, soi-disant pour les vaines satisfactions de leur amour-propre ; les contraintes qu'il subit sont les siennes encore, et aucun prolétaire ne saurait se plaindre ni de ses élus, ni des hommes choisis par ses élus, sans condamner le système qui fait de lui ce qu'il est si fier d'être : un électeur souverain, un futur prolétaire-dictateur.
    Cependant l'électeur souverain en est arrivé, en fait de liberté, à ne pas pouvoir manger un morceau de pain ou un plat de lentilles sans une autorisation compliquée à obtenir du souverain, c'est-à-dire de lui-même (11) ; en fait d'égalité, il en est à voir se réaliser l'esclavage général ; en fait de fraternité, à déchaîner, par amour de la paix, des guerres perpétuelles et titanesques dans lesquelles, en horreur de l'état militaire, tout le monde est soldat désormais, jusqu'aux femmes. S'il a abouti à cela ; s'il a abouti à se créer une foule de besoins superflus en se montrant chaque jour moins capable de s'assurer le nécessaire ; si en prétendant s'élever par l'instruction, il n'a abouti qu'à établir une brutalité uniforme dans les cerveaux ; si dans un monde où tout est dorénavant fait pour lui, il n'a pu aboutir qu'à tout renverser pour en mettre les débris informes à sa portée, au ras de terre ; si, résolument matérialiste, il a annoncé le perfectionnement infini de l'humanité grâce aux bienfaits de la démocratie, pour n'aboutir qu'à se mettre dans une condition souvent nettement inférieure à celle de l'animal sauvage, car la complexité de ses dons veut que l'homme ne puisse être au-dessus ou au-dessous, meilleur ou pire que la bête, s'il a abouti à cela, le citoyen souverain ne saurait s'en prendre ni au prince, ni au clergé, ni à la noblesse ; il ne saurait non plus s'en prendre au capital qu'il a terrassé, et il ne peut que trouver tout parfait ou s'en prendre à lui-même. Il ne peut même pas s'excuser sur ce qu'il est étranger aux affaires car, en démocratie, tout citoyen, mâle ou femelle, devient conseiller d'Etat à vingt et un ans (12) ; en conséquence, appelé par son choix à trancher les questions les plus importantes du gouvernement, nul ne saurait se dire neutre, ni avouer qu'il ne s'occupe pas d'une politique qui s'occupe tellement de lui, sans découvrir cette faute très grave qui est de ne pas remplir la fonction publique dont on est investi.
    Enfin, le peuple souverain peut tout désormais. Il sait tout aussi, depuis le temps qu'il reçoit l'instruction. Or il a tonné en disant qu'il voulait la paix, la vertu, l'économie, l'ordre, la dignité. Que l'on explique donc pourquoi il a abouti à la guerre, au scandale, au gaspillage, au désordre, à l'ignominie.
    Le 4 août 1789, l'antique monarchie a transmis à la jeune démocratie un patrimoine richissime ; elle qui prétendait à toutes les perfections, qu'en a-t-elle fait ? A la vérité, les principes de la Révolution ont fait une faillite telle que l'on n'en conçoit pas de plus complète. Cette faillite, la majorité des hommes l'a perpétrée de son cerveau et de ses dix doigts ; aussi l'amour-propre humain ne peut-il se résoudre à l'avouer. Répudiant désormais les voies chrétiennes, qui par la pénitence conduisent à la rédemption, l'homme qui porte aujourd'hui le nom de chrétien subit sans comprendre une expiation à laquelle il ne peut pas plus échapper qu'aux conséquences rigoureuses d'une loi de physique et, pitoyablement, il est conduit à chercher dans l'universalité de son échec la consolation de ce qu'il est absolue et définitif. Cet échec même est si immense que l'individu le perçoit mal ; d'une part parce qu'il s'y accoutume et d'autre part aussi parce qu'il manque, à sa portée, de ces points de comparaison qu'il devient, par ailleurs, trop ignorant pour trouver dans l'histoire du passé. Et il avance ainsi, clapotant à tâtons dans une boue sanglante, car, dans les affaires du monde, lorsqu'il y a beaucoup de boue, il s'y mêle toujours du sang. Il avance en proie à l'hostilité même des choses parce que c'est la folie des hommes qui les fait ce qu'elles sont. Il avance misérablement dans un monde où chacun vit d'une façon précaire de ce dont tous meurent d'une façon certaine.
    Il ne faut pas ruser avec les faits et, si l'on veut se rendre compte de ce qui est, il faut se représenter qu'il y a deux cents ans l'esprit dévié des hommes a édifié tout un système faux, basé sur quelque chose qui n'existe pas, sur un rêve, sur une utopie. Puis, de ce rêve, on a prétendu faire une réalité. Or il est dans la nature orgueilleuse des hommes d'être prisonniers de leurs conceptions, pour ensuite devenir esclaves de leurs entreprises, de leurs tentatives même. Ils se sont donc entêtés, échouant sans cesse et, chaque fois avec l'assurance inlassable d'une vanité stupide, recouvrant leur échec d'un échec plus grand, jusqu'à établir finalement le règne général d'une absurdité inouïe, dont les effets mêmes sont tels qu'elle est soigneusement entretenue et perpétuellement aggravée par tous ceux, maintenant déchaînés, qui, à ce désordre sans nom, gagnent momentanément comme individus plus qu'ils n'y perdent comme citoyens.
    Cependant, rien ne rend le commun des hommes si humble que d'échouer. En proie à un découragement à-demi avoué et à une stupeur à-demi consciente, l'homme moderne apparaît frappé, dans son désarroi, d'une manière d'imbécillité qui ne fait que s'accroître, et, profondément désemparé, ne sachant plus quoi croire, ni qui maudire, et moins encore à qui se vouer, il révèle finalement ce qui constitue de nos jours l'un des caractères les plus remarquables et le plus négativement accentué du monde actuel : sa ductilité.





    (1)    C'est, parmi nos nations chrétiennes, un phénomène des plus saillants. Dans les arts du dessin, par exemple, le genre maître est le portrait, les genres seconds, la scène de genre et le paysage. Or, il y a longtemps déjà que dans le goût du public sinon des amateurs, ce sont ces deux genres qui l'emportent de beaucoup sur le premier. Il est indiscutable en effet qu'une scène de Le Nain est plus accessible à l'entendement moderne qu'un portrait de Philippe de Champaigne ; il n'est pas douteux qu'une composition de Jean Steen (le plus grand de tous les peintres de genre, il est vrai, et d'un génie confinant à celui du portraitiste) ou d'un Théniers est mieux comprise qu'une tête de Rembrand ou de Frans Hals ; et c'est assez significatif.
    Pour la littérature, il en va de même. Le genre supérieur est celui de la peinture des caractères et des sentiments forts ; ce genre est celui du XVIIè siècle, du grand siècle. Dès le XVIIIè siècle au contraire, on prend le goût pré-romantique du sentimentalisme et des descriptions émues de la nature, qui sont le tableau de genre et le paysage de la littérature. C'est à la littérature du XVIIIè, comme tout ce qui appartient à ce siècle, que va le goût du public moderne lorsqu'il en a encore ou affecte d'en avoir un ; tandis que le XVIIè siècle, trop loin de la mentalité actuelle, conserve le respect, mais non des lecteurs.
    (2)    Il n'est pas de peuple comme l'espagnol, qui sans doute est resté le plus vivace de l'Europe, pour se complaire à tout ce qui est macabre. Par contre, il professe un extrême dégoût pour les manifestations frénétiques de l'art moderne. Les quelques malades qu'il produit dans ce genre sont contraints d'aller chercher le succès au-delà des Pyrénées en attendant que le retour du désordre dans leur pays y fasse triompher la démocratie dans le goût comme dans la politique.
    (3)    Ce sont les peuples forts et heureux qui chantent, il n'est pas superflu de le répéter parce que cette observation n'est pas sans portée. Dans la vieillesse, à mesure que les malheurs et les infirmités les accablent, leur voix s'éraille, se brise et s'éteint. Dans leur maux, les vieux peuples et les vieilles gens ne chantent plus, ils grognent.
    (4)    Aux époques d'ordre, les hommes apportent de l'ordre jusque dans leurs désordres, tandis qu'aux époques de désordre, ils sèment le désordre jusque dans leurs meilleures intentions. Ils paraissent ne pouvoir que détruire. Or ce n'est pas si hors de propos qu'il peut paraître, d'observer ici que l'ensemble des habitudes que l'on groupe sous le nom de prostitution est d'autant plus développé et réglé par la loi ou par la coutume, que la vertu des femmes est plus stricte et le respect qu'on leur porte plus grand. Elle est une des manifestations de la division du travail, chantée comme le plus honorable des progrès par les économistes de la démocratie libérale. Au contraire, la nature humaine étant peu ou prou ce qu'elle est, la prétendue suppression de la prostitution ne correspond qu'à la généralisation du vice dans la société. Car, enfin, si la prostitution est réellement supprimée, c'est, de deux choses l'une : ou bien donner une pauvre idée de la virilité des hommes, ou bien imposer une triste opinion de la vertu des femmes. D'un autre côté, si elle n'est supprimée qu'en apparence, c'est une hypocrisie dangereuse à tous égards ; si elle est réduite par la contrainte, on pourrait se demander quelle en est la cause et quel en sera l'effet si on ne le savait que trop. Pour tout dire, ces accès de pudibonderie appartiennent au genre de morale des sociétés bibliques socialisantes. Ils s'allient comme par hasard avec l'ignorance volontaire de la dépravation diffuse la plus triste, et n'ont rien à voir avec la vertu. Ils ne sont, à proprement parler, qu'un désordre de plus, un désordre à la fois anti-sanitaire et anti-moral pour faire allusion au nom d'une fameuse société de prophylaxie ; et un désordre très grave ajouté à tant d'autres.
    (5)    Il faut bien reconnaître que lorsqu'on est convaincu de la supériorité d'un principe, on ne saurait admettre son contraire sans renoncer, selon sa conviction, à tendre vers le mieux. Ce serait se placer ainsi sans frein sur la pente du pire. Il s'ensuit forcément que tout individu qui se croit tolérant est inévitablement conduit à cesser de l'être afin de sauvegarder sa foi ou son opinion. Comment, par exemple, défendre sans cela la liberté contre la tyrannie, ou la pensée dite libre contre celle qui ne prétend pas à l'être ? Il n'y a pas le choix ; seulement, intransigeances ou intolérances de ce genre, qui est tout négatif, sont affaiblies par la nature même de leur objet. Pour cela elle sont destinées à succomber devant des intolérances de signe contraire, plus fortes par définition.
    Au surplus, l'intolérance implique un ensemble de façons de se comporter et de réagir que l'on peut grouper sous le nom de fanatisme. Or le fanatisme appelle inévitablement le fanatisme, ne serait-ce que pour ce motif sans réplique qu'à l'égard d'un fanatique il n'y a que deux attitudes possibles : le tuer ou dire comme lui.
    (6)    Est-il besoin d'ajouter qu'il y a des passions honnêtes (celle du collectionneur, par exemple) et des ornements nécessaires ? Nul, d'ailleurs ne peut vivre sans tant soit peu de superflu, ni sans accorder quelque chose à la nature qui a mis dans l'homme le besoin de plaisir comme le besoin de repos. Tout ce qui est philosophique doit être entendu avec quelque souplesse et lu avec un entendement de bonne foi.
    (7)    Si, au lieu de s'attacher à ce qu'il y a de particulier dans l'une des formes d'un phénomène, on recherche ce qu'il y a d'universel dans le principe dont il découle, on reconnaîtra là une conception qu'il est aisé de transposer. C'est, en effet, une tendance générale des décadences que d'augmenter l'importance de l'accessoire en laissant pour ainsi dire s'atrophier le principal sous son développement exagéré. Ne citons qu'un exemple contemporain et considérons les spectacles, où se développent toutes les minuties de la forme : vêtement, décor, machinerie, etc..., au détriment du fond que compose la valeur du texte ou de la musique, la diction et le jeu des acteurs, la voix des chanteurs et la danse lorsqu'il y a ballet. Cette exagération dans le soin donné à l'illusion matérielle qui est secondaire, le défaut progressif d'exigences du public quant à l'essentiel, sont très caractéristiques de la décadence simple.
    Lorsque la décadence se complique du mal démocratique, on retrouve le même phénomène dans le domaine politique et social, mais avec un caractère extrêmement offensif, tirant sa virulence de l'inversion préméditée et complète introduite dans l'ordre des valeurs. A ce propos que l'on considère donc maintenant la production d'un livre. L'auteur d'un livre, dans l'état actuel des choses, n'est pratiquement rien ; il est seul. Membre d'une association de commerçants, l'éditeur est déjà beaucoup plus. Mais les typographes, clicheurs, brocheurs, commis, livreurs, etc...sont tout ; ils sont le nombre et le nombre organisé. Ce sont eux que l'Etat honore, flagorne et feint d'écouter ; ce sont eux et eux seuls qu'il nomme travailleurs ici, producteurs là, ce sont eux qu'il soigne quand ils sont malades, dont il instruit et envoie gratuitement en vacances les enfants ; ce sont eux dont il satisfait les exigences aux frais de l'éditeur écrasé de taxes et n'ayant pour compensation qu'un loyer réduit quasi à rien, au détriment du propriétaire, spoliable à merci par définition. Quant à l'auteur, il serait indiférent - s'il n'était pas suspect. En tant que propriétaire de ses œuvres, la démocratie a hâte de le dépouiller et de faire tomber ses productions dans le domaine public. Mais le plus sûr pour elle est qu'il ne produise rien, donc qu'il n'existe pas ; et elle fait ce qu'il faut pour cela. Néanmoins, comme un monument parmi l'agitation des hommes, le raport éternel des valeurs reste immuable. Très visible si l'on prend ici les extrêmes, il se mesure commodément à ceci : plus ou moins vite, l'auteur pourra toujours faire ce que fait le livreur ; quoi qu'il tente, jamais le livreur ne pourra faire ce que fait l'auteur.
    Maintenant que l'esprit du lecteur s'exerce en songeant combien, dans tous les domaines, on entoure de soins les détails d'un objet mal conçu et inviable ; combien l'on dépense d'activité, d'argent et d'ingéniosité afin de prévenir les menus désirs ignorés jusque là de ceux mêmes que l'on prive simultanément des conditions essentielles de la vie ; combien parfaite est devenue la technique de la fabrication des espèces monétaires tandis qu'on se montre impuissant à avoir une monnaie, etc..., etc...Cette longue note forme un de ces «sauts de loup» au delà duquel il y a beaucoup d'éléments pour la réflexion.
    (8)    Beaucoup, éprouvant confusément quelque gêne de ne rien connaître de ces splendides musées que les temps modernes ont conçu pour eux, s'excusent sur ce «qu'ils n'ont pas l'instruction pour», comme ils disent, avec cette feinte humilité destinée à faire passer l'amertume d'un reproche sous-entendu. Il est indiscutable, évidemment, que la connaissance intime des choses, la notion des circonstances de tous ordres auxquelles se rattache leur existence, et de celles auxquelles on peut les comparer, augmente infiniment le plaisir artistique qu'elles procurent en y ajoutant nombre de jouissances de l'esprit. Il reste néanmoins que, par elles-mêmes, ces choses suffisent à donner l'émotion que produit normalement la beauté à un ignorant ou à un illettré comme à un connaisseur, s'il a l'esprit droit.
    A l'excuse ci-dessus, on peut donc répondre en demandant d'abord à celui qui la donne pourquoi donc lui, souverain-électeur, destiné à juger des choses les plus graves de la politique et appelé, lorsqu'il est juré, à condamner ou absoudre au criminel sans rien savoir du droit, pourquoi ce citoyen de science infuse n'a pas acquis cette instruction qui lui est offerte, imposée même gratuitement ? On peut lui dire ensuite qu'à un être sain, il ne faut pas plus d'instruction pour distinguer communément la beauté de la laideur, qu'il n'en faut pour distinguer dans son assiette une aile de poulet d'une charogne.
    (9)    Par le peuple, je n'entends point ici la plèbe, j'entends la majorité ; et par la majorité, j'entends aussi la minorité ; autrement dit, j'entends la population en général ; exactement l'ensemble des citoyens sauf ceux qui, pour leurs opinions et agissements non démocratiques, sont matériellement ou moralement «bannis de l'Etat». Pour m'exprimer ainsi, je me fonde sur la plus vénérable autorité de la démocratie pure, celle du plus grand et du plus ancien des pères de l'église démocratique. Au surplus, voici le texte de J. J. Rousseau : «Si donc, lors du pacte social, il s'y trouve des opposants, leur opposition n'invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu'ils n'y soient compris : ce sont des étrangers parmi les citoyens. Quand l'Etat est institué, le consentement est dans la résidence ; habiter le territoire, c'est se soumettre à la souveraineté.
    Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres ; c'est une suite du contrat même. Mais on demande comment un homme peut être libre et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n'ont pas consenti ?
    Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu'une. La volonté constante de tous les membres de l'Etat est la volonté générale : c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale, qui est la leur : chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus ; et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était pas. Si mon avis particulier l'eut emporté, j'aurais fait autre chose que ce que j'avois voulu ; c'est alors que je n'aurais pas été libre.»
    (Contrat Social, Livre IV, Ch. II.)
    Comme on le voit, la démocratie, par la magie du suffrage universel, opère un véritable transfert de substance électorale de la minorité à la majorité puisque, quand un vote a révélé sous le nom de générale la volonté de la moitié plus un des votants, la volonté opposée de la moitié moins un, ne reste pas ce qu'elle est, mais, convaincue de son erreur et sous les peines exprimées plus loin au Ch. VIII (déjà cité en chapitre 3, note 3), vient se fondre dans celle des 51 pour cent.
    Cela explique bien des choses, notamment la façon cavalière dont les démocraties de bon teint, telles que l'hitlérienne et la bolchévique, ont traité et traite ce prétendu droit des minorités, droit éminemment anti-démocratique, que les démocraties libérales et repues ont tenté d'établir en 1918 et n'ont jamais pu faire respecter.
    (10)    A proprement parler, il n'a plus de monnaie depuis le 2 août 1914. La matière de la monnaie ne consiste généralement que dans un métal précieux. Le billet de banque, répétons-le car on ne le dira jamais trop, n'est une monnaie en aucun temps ni en aucun lieu. Il n'est qu'un récipissé au porteurs d'un emprunt (celui du métal) ne portant pas intérêt. Lorsqu'il a cours forcé, il sert obligatoirement de bon d'achat ; le choix des achats, d'ailleurs, pouvant être libre (à l'intérieur des frontières seulement par définition) ou bien, tout se perfectionnant et par le jeu des diverses cartes imaginables, ne l'être pas. Le cours forcé, pratiquement inséparable de la dévaluation, peut être passagèrement excusable en raison des circonstances, comme la mobilisation des hommes ou la réquisition des choses se justifient en temps de guerre (étant entendu qu'un terme y soit mis dans les conditions d'ordre et de probité où l'Etat anglais a rétabli sa monnaie après les guerres du Premier Empire par exemple). Mais il ne faut jamais oublier que le cours forcé est le geste préliminaire obligatoire de l'Etat lorsqu'il projette de mettre la main sur l'économie privée et de s'emparer des biens des particuliers.
    (11)    (voir chapitre 3, note 16)
    (12)    «Car, dit J. J. Rousseau, dans le gouvernement populaire, tous les citoyens naissent magistrats...» Contrat Social, Livre III, Ch. V.