Le régime bolchevik.
Nous avons vu sommairement, dans les pages qui précèdent, quels ont été les rapports des deux formes de la démocratie avant et pendant la guerre de 1939. Nous avons vu ensuite les positions politiques et stratégiques respectivement occupées, depuis la libération, par la démocratie dictatoriale et par la démocratie libérale. Cependant, lorsque l'emploi de certains mots se vulgarise, il est prudent, afin de ne pas s'égarer, de se demander, à un moment donné, jusqu'à quel point ces mots demeurent remplis de leur sens. Ces noms de dictature et de démocratie libérale en effet sont ceux qui se donnent eux-mêmes ces deux états de la démocratie ; mais après les avoir employés cent fois pour désigner les antagonistes, il devient indispensable, avant d'aller plus loin, d'examiner si ces deux formes démocratiques justifient toujours leur appellation.
Pour la première forme de la démocratie - si l'on tient compte des possibilités humaines à cet égard et de certaines modalités dont nous allons parler tout de suite - il apparaît qu'en s'intitulant la dictature du prolétariat elle se donne proprement le nom qui lui convient.
Seule représentante de cette sorte de régime, la Russie contient quelque deux cent millions de prolétaires (tout état social différent y étant désormais inconnu). Il est évident que ne pouvant pas plus qu'aucune autre nation être gouvernée par deux cent millions de dictateurs, elle ne l'est naturellement que par un seul, représentant des autres en qualité de mandataire d'une entité abstraite produite par la distillation savante de deux cent millions de volontés, ou prétendues telles, dont chacune, pour autant qu'elle existe, n'a en réalité d'autre droit que de soutenir le pouvoir illimité délégué par l'ensemble à un autocrate non héréditaire. Toutefois, le nom du prolétariat ici invoqué, ne l'est pas à tort. Livré à lui-même sans autre loi que ses instincts et ses passions, le prolétariat n'a que deux buts : assouvir pêle-mêle ses appétits immédiats et détruire en aveugle tout ce qui le dépasse. Or la dictature bolchevique est, de beaucoup, la plus colossale et la plus méthodique entreprise de destruction qui se soit jamais attaquée à un ordre social, à une civilisation. A ce titre et dans la mesure où elle détruit, mais en cela seulement, cette dictature est parfaitement prolétarienne. Pour le reste, c'est-à-dire pour les voies et les moyens et dans ce qu'elle a de méthodique, elle use de procédés aristocratiques, pour la simple raison qu'il n'y en a pas d'autres. On peut alors observer ceci : le régime bolchevique s'étant emparé de la tendance instinctive du prolétariat révolutionnaire à détruire, lui a fait subir une gigantesque torsion dans le sens de l'étirement, à force de discipline et de ligatures politiques, en sorte que cette tendance transformée, s'est trouvée déborder le plan national pour atteindre le plan international et y sévir. En d'autres termes, au terre à terre des aspirations naturelles de la plèbe qui voulait le partage des terres seigneuriales et la garantie de la propriété acquise, rien de plus, le Bolchevisme a réussi a substituer officiellement un sentiment iconoclaste de même nature essentielle que le simple instinct destructeur du prolétariat auquel nous venons de faire allusion, mais bien autrement vaste et d'une toute autre portée ; sentiment qui, du même coup, fait suite, sous une forme à peine différente au total, mais avec une violence ranimée, au patriotisme russe traditionnel et au panslavisme foncier de la nation (1).
D'un autre côté maintenant, pour ce qui est de la politique et de tous les actes du gouvernement comme de leur contrôle, le nom du prolétariat ne joue et ne peut jouer dans les décisions prises que le vain rôle de la plus banale des clauses de style dans un contrat. Taillant donc en plein drap sans nulle entrave, affranchi de ce contrepoids que font normalement à l'autorité souveraine les classes élevées de la société et les grands corps de l'Etat, le dictateur prolétarien reste infiniment moins retenu dans son despotisme par la masse gigantesque mais amorphe qui l'entoure et qu'il représente, qu'en son arbitraire un prince absolu croyant en Dieu ne l'est par le sentiment de la divinité invisible mais toute puissante, qui en définitive possède sur sa conscience une influence primordiale. Seulement, lorsqu'en fait le dictateur prolétarien confisque à son profit la volonté populaire dont il est le dépositaire, il ne fait somme toute qu'agir conformément aux intentions de ceux qui l'ont porté au pouvoir en aliénant aussitôt entre ses mains la plénitude de leur puissance d'un instant. Cette puissance, en effet, ils ne peuvent en user que pour élire celui qui par excellence doit connaître mieux qu'eux-mêmes les vœux à la fois suprêmes et confus de ses mandants, et, interprête de science infuse, être le plus apte à agir, pour le mieux de leur bien-être achevé, par les moyens de son choix. Ainsi se ferme le cercle des déductions logiques. Ce n'est point ici le lieu de rechercher quelle est dans son circuit la part de la fiction et celle de la réalité ; il suffit de constater que lorsque le régime bolchevique se dit être la dictature du prolétariat, il énonce une vérité, pratique quant au premier terme, théorique quant au second, entière quant au but, et qui dans son ensemble ne saurait être contredite.
Nature du libéralisme
Mais, en revanche, que dire du nom que se donne la démocratie libérale, c'est-à-dire favorable à la liberté ? Que reste-t-il de la chose et que signifie ce mot de liberté, répété à satiété, trop répété même pour que l'insistance ne prête pas au soupçon ? Comment a évolué cette chose sous l'immutabilité du terme, en quelque sorte pétrifié, qui la désigne ? Il a été dit plus haut qu'en face de la démocratie, il n'existait plus d'opposition aristocratique ; mais, au sein même de la démocratie, existe-t-il encore une opposition vraiment libérale ? En un mot, finalement, qu'est-il advenu de cette liberté sous le vocable de laquelle s'est accompli jusqu'à ce jour tout ce qui a eu lieu en ce monde dans le domaine politico-social depuis le 5 mai 1789 ?
Il est bien entendu que la liberté est toujours relative et bornée par l'exercice de celle du prochain. Elle consiste dans le pouvoir de disposer le plus possible de sa personne et de ses biens et dans la protection accordée par les lois, les coutumes et les mœurs à la jouissance de ce pouvoir. Elle consiste essentiellement dans le maximum d'autorité que l'on peut exercer sur soi-même. Ces vérités banales une fois rappelées, il convient d'observer que la plus grande liberté concevable ne saurait s'exercer hors d'un cadre de doctrines religieuses, de principes politiques et de préjugés moraux qui font d'une société humaine un corps social organisé et vivant dans une enveloppe protectrice, à l'intérieur de laquelle les activités particulières se combinent et concourent à la vie harmonieuse de l'ensemble.
Les faits ne sauraient se tromper, même lorsqu'ils contredisent les systèmes ou gênent les passions. Or, c'est un fait que dans la France du XVIII
è siècle - pour ne pas remonter plus haut - dans la Russie impériale des cinquante dernières années, dans l'Espagne actuelle, l'individu jouissait ou jouit, d'une façon absolue et non relative, d'infiniment plus de liberté qu'en France, en Angleterre ou aux Etats-Unis de nos jours. Cependant, les premiers de ces pays ne se disaient ou ne sont pas réputés libéraux tandis que les autres prétendent hautement l'être. Comment concilier ces faits avec les affirmations énoncées ?
A la vérité, dans chaque siècle domine un esprit public qui donne à ce siècle son caractère et sa tournure. A chaque époque, l'âme des hommes est façonnée par une tendance générale qui imprègne leurs sentiments et dirige leurs actes comme un fluide d'une puissance irrésistible ; tendance à l'égard de laquelle la pensée, quels que soient ses efforts vers l'indépendance et l'action, quelle que soit sa prétention à l'originalité, demeurent l'une et l'autre toujours serves. Les doctrines religieuses et politiques, les goûts divers, les passions contradictoires se heurtent, s'agitent, s'opposent, se mêlent, s'assaillent, se détruisent se combinent, mais au total ne font rien de plus que les molécules tournoyant conformément à des lois supérieures, dans un corps dont elles ne sauraient franchir les limites ni déborder le souple et évoluant contour. Aux extrémités opposés du libéralisme de leur temps, Abraham Lincoln et l'empereur Alexandre II étaient cependant tous deux libéraux et, devant les conceptions, opposées aussi, que le président Roosevelt et Lénine se sont faite de l'Etat, le vieux puritain et le Tsar libérateur, se rencontrent comme dans un carrefour en une commune réaction, eussent été pareillement scandalisés.
Des phénomènes de l'évolution sociale, il en est comme de la vie même ; le plus que, scientifiquement, on en puisse dire c'est qu'ils existent. Leurs causes originelles nous demeurent impénétrables ; les connaître serait posséder le savoir suprême, le mot de cette énigme qui travaille l'esprit des hommes depuis qu'ils pensent. En revanche, si la cause initiale nous échappe complètement, le mécanisme des effets peut être mis à jour. Examinons-le donc en ce cas particulier comme si, arrêtés sur un tertre, nous nous retournions pour contempler la vue cavalière du chemin parcouru pendant les deux derniers siècles de notre histoire.
Produit tardif et chétif de la civilisation chrétienne à son déclin, le libéralisme a vu le jour au lendemain de la mort de Louis XIV et fut tenu secrètement sur les fonds par le Protestantisme et le Jansénisme évolué. Au berceau sous la Régence, il grandit au cours du XVIII
è siècle. Devenu majeur en 1789, il révéla aussitôt le mal de naissance qui le vouait à une fin prématurée. Il faillit, en effet, succomber pendant la Révolution et, après quinze ans de convalescence, il vécut sa vie effective et agissante pendant cent ans. Il est mort le 2 août 1914. Ce qu'il y a de plus remarquable en lui, c'est la brièveté d'une carrière sur laquelle le monde fondait les espoirs romantiques d'un progrès idyllique et d'une stabilité définitive. C'est l'examen de sa tare originelle qui nous donnera le secret de la transformation du monde où nous vivons et où succombe notre civilisation.
Directement né de la mésalliance contractée avec l'utopie démocratique par le principe aristocratique parvenu à la veille de l'impuissance politique, le libéralisme a introduit la conception d'une liberté spécieuse ; composé inviable d'une indépendance aristocratique, par définition inapplicable à tous au même degré, et de tendances égalitaires impitoyablement restrictives de toutes les libertés. Du libéralisme, la fragile et instable substance est la liberté, tandis que son vice de constitution, destructeur puissant de cette substance même, est l'égalité.
Dans une société saine où les hommes sont hiérarchisés et où, répétons-le, l'harmonie du corps social est maintenue par le jeu d'innombrables inégalités compensées, l'indépendance plus grande dont disposent certains individus, certaines classes de la société, certains corps de l'Etat, sert de garantie à la portion moins grande de liberté dont jouissent les autres. A tous les échelons, jusques et y compris l'esclave, ces libertés grandes ou petites constituent des droits auxquels correspondent des devoirs proportionnés. C'est dans ces conditions, et dans ces conditions seules, qu'une société peut fonctionner normalement. Sous diverses formes, avec des abus dans un sens ou dans l'autre ; avec des corrections à ces abus, imprécises, trop violentes ou trop molles ; avec cette sorte de jeu latéral qui fait progresser les institutions en de perpétuelles oscillations ; d'un mot, avec les mille imperfections propres à la nature humaine et inhérentes aux choses de ce monde, qui font que la santé sociale comme la santé individuelle pêche toujours par quelqu'endroit, ces conditions sont celles des lois ayant régi l'évolution des sociétés humaines dans le passé ; des lois sous lesquelles elles se développent, vivent et prospèrent.
Le libéralisme, au contraire, correspond à l'état d'un déclin avancé. Il est l'une des formes sous lesquelles les sociétés commencent à mourir ; sans exclure pour cela d'ailleurs, une prospérité matérielle encore persistante quoique désormais condamnée. Qu'on le veuille ou non, il existe dans la société une quantité déterminée de libertés possibles qui, pas plus que les richesses ou le bonheur, ne peuvent également être réparties parce que tous les individus n'en sont pas également dignes, c'est-à-dire ne sont pas également aptes à en profiter sans nuire à l'évolution de l'ensemble. Or le libéralisme prétend à ce que tout le monde soit également libre, chose aussi absurde que les prétentions nécessairement consécutives de faire tout le monde également riche et tout le monde également heureux, et constituant avec elles une trilogie d'utopies qui, par le jeu de l'envie universelle qu'elle déclenche, aboutit fatalement à la servitude générale, à la misère générale, au malheur général. L'égalité étant impossible, lorsque, pris de folie, les hommes tentent de l'établir par l'effacement de tout ce qui, en les distinguant, leur permet de vivre les uns des autres, ils ne parviennent jamais qu'à s'uniformiser dans le néant.
Telle que la conçoit le libéralisme, l'idée de liberté tire son origine de l'excès de sensibilité d'âmes nobles mais désœuvrées et affaiblies, c'est-à-dire plus qu'à-demi dégénérées. Mesurant la valeur de la liberté à l'usage que des siècles de rude formation leur ont appris à en faire, ces nobles âmes entreprennent de réaliser le rêve, plein de périlleuse générosité, qu'est la distribution de la liberté, comme d'une chose inépuisable, à ceux qui se trouvent en jouir dans une moindre porportion (sans d'ailleurs se demander prudemment s'il n'y a pas eu en cela quelque bon motif) ; et ce, dans l'espoir chimérique que par ce magnifique bienfait, l'esprit et le cœur des émancipés s'élèveront spontanément au niveau du leur. L'inverse en est naturellement la conséquence immédiate. C'est la liberté qui est rabaissée au niveau de ceux qui la reçoivent, dont l'excuse est, d'ailleurs, qu'ils ne la demandaient pas, mais qui, mis en appétit par un don aussi insolite qu'en majeure partie abstrait, se laissent bientôt persuader d'exiger des profits plus concrets par le truchement de ceux aux talents spécieux desquels l'avènement de la plèbe ouvre la carrière inespérée et fructueuse de la démagogie. La principale préoccupation devenant alors que nul ne reçoive de liberté (et postérieurement de fortune et de bonheur) plus que le voisin, l'objet même de la répartition disparaît, sacrifié au souci de le diviser également ; et, à partir de là, l'égalité se développe, étouffant progressivement la liberté.
Evolution du mal égalitaire.
L'évolution du mal égalitaire se fait, théoriquement, en deux phases distinctes : la première consiste, après la reconnaissance préliminaire de l'égalité devant la loi, dans la conquête de l'égalité des droits politiques ; la seconde consiste dans la poursuite de l'égalité sociale. Dans la réalité, les phénomènes de la seconde phase se manifestent dès le début de la première, tandis que ceux de la première se prolongent longtemps dans la seconde ; comme toujours et en tout. Historiquement, en effet, le prophète de la démocratie, J.J. Rousseau, était allé du premier coup, dans le Contrat Social, jusqu'à l'extrême conséquence du dogme démocratique : le communisme, en préconisant : "l'aliénation totale de chaque individu avec tous ses droits, à la communauté". Lorsque la Révolution éclata, elle posa d'abord la liberté comme un principe si absolu qu'elle privait définitivement tout individu de la liberté même de ne vouloir point être libre (2). Par ailleurs, on connaît les excès communistes de l'époque révolutionnaire, stricte application des théories du Contrat Social (3).
C'est seulement après l'Empire que commença le grand siècle libéral. Ce siècle connut des équilibres politiques divers coupés de soubresauts marquant leurs changements en accentuant chaque fois la tendance à l'égalité, mais cependant, la liberté n'y fut jamais plus que passagèrement compromise. Toutefois, à partir de 1830 déjà, nombre d'esprits clairvoyants et sincèrement libéraux s'affligèrent. Ils discernaient avec tristesse sinon avec effroi (comme Royer-Collard par exemple) à quel destin était promis ce libéralisme qui, dans leur conception, se bornait à l'égalité des citoyens devant la loi et à l'élection d'une représentation nationale par un suffrage censitaire. Leurs craintes étaient justifiées. En 1848 en effet, le suffrage universel fut introduit. Celui-ci d'ailleurs produisit une Assemblée en grande majorité très attachée au principe de la propriété et à l'ordre public qu'elle eut tout de suite à défendre contre les assauts répétés du désordre. Elle le fit tant bien que mal, non sans beaucoup de peine, ni parfois un réel mérite ; tandis que le socialisme grandissant minait sourdement mais très activement le pays. Après une retouche qui, sans entamer le principe, diminuait tout de même sensiblement le nombre des électeurs,le suffrage universel fut confirmé et rétabli dans son intégrité par la proclamation du 2 décembre. Il fonctionna durant le Second Empire sous une pression gouvernementale progressivement moins efficace, car il n'est pas de moyens pour rendre longtemps stable ce qui par nature ne l'est pas, ni pour tirer l'ordre d'un principe essentiellement générateur de désordre, tout en laissant agir ce principe. A la longue, des préfets dévoués et habiles patronnant des candidatures officielles ne suffirent pas plus à retenir les suffrages que des pieux plantés ça et là à fixer des sables soumis à l'action du vent ; les démocrates extrêmes le savent bien et manœuvrent en conséquence dès qu'ils en ont la possibilité.
Enfin la constitution de 1875 institua définitivement le suffrage universel. Retenues jusque-là, les conséquences de l'égalité des droits politiques réalisée en 1848 allaient désormais commencer à se dérouler ; autrement dit, l'égalisation sociale allait être entreprise. Et en fait, comment concevoir à l'état stable, d'un côté la puissance politique des masses et de l'autre côté les richesses concentrées aux mains débiles d'une minorité politiquement émasculée, sans pouvoir, sans inflence dans l'Etat ? Ce ne peut être là que le fait passager d'une ère de transition entre un équilibre ancien que la transformation de certains de ses éléments rend chaque jour plus précaire, plus près de se rompre, et un nouvel équilibre en voie de formation avec les éléments transformés du premier (5). Et en pareil cas, la ressource qu'ont éventuellement les riches de corrompre ne donne elle-même qu'un répit éphémère car, à l'égard des faibles, l'adversaire se trouve bientôt assez fort pour arracher ce qu'il recevait honteusement. Quelles allaient donc être sur la liberté les conséquences de cette transformation égalitaire ?
Dans un opuscule écrit en 1873 (5) Henri Lasserre s'exprime ainsi : "Le suffrage universel n'est autre chose que l'invasion des barbares dans l'ordre de la politique...Le peuple souverain s'avance ! L'armée du désordre se met en ordre. - Depuis la montée du déluge, depuis les invasions des hordes barbares, rien n'est comparable à ce qu'aperçoivent en ce moment les quelques hommes qui ont des yeux... L'heure arrivera, et elle n'est pas loin, où les classes ignorantes et, comme elles le disent, déshéritées, auront seules des représentants au pouvoir. Tout le reste sera systématiquement exclu : tout le reste aura la minorité partout...
Le monde social sera renversé brusquement et légalement :
Ceux qui ont besoin d'être gouvernés gouverneront, et gouverneront seuls.
Ceux qui auraient la capacité nécessaire pour gouverner n'auront plus d'existence politique... Ils seront comme n'étant plus... Ils seront noyés sous ces masses comme au fond de la mer les vaisseaux engloutis.
L'impôt sur la propriété sera voté, à l'exclusion des propriétaires, par les gens qui n'ont rien.
La transmission des héritages et le retour de la richesse à la communauté sociale seront réglés par les individus sans patrimoine.
Les lois sur l'instruction et l'éducation seront faites par les hommes sans éducation et sans instruction...
L'ignorance et la déraison... auront en main l'autorité régulière. Ce qui est illégitime sera légal. Ce qui est anti-social sera à la tête de la société. Les ennemis de l'ordre public commanderont la force publique. Les brigands occuperont le Ministère de la Justice et nommeront la Magistrature. Les voleurs auront à leurs ordres la Gendarmerie."
Cette puissante vision se réalise aujoud'hui.
A vrai dire, la fortune privée avait été attaquée dans ses fondements dès l'aurore de la Révolution par deux mesures essentielles : d'une part, la nationalisation des biens du clergé d'où découle toute une série de transformations de la notion de propriété, et d'autre part, l'abolition du droit d'aînesse (6).
cependant, la Révolution était comme ces ouvertures où l'on entend pendant un quart d'heure les principaux airs de l'opéra qui va suivre. L'Empire venant ensuite, aménagea aux principes essentiels de la Révolution un terrain parfaitement conditionné pour leur développement. Quand donc l'autorité impériale eut disparu, le travail de la démocratie reprit méthodiquement en consolidant ses gains à chaque progrès. Néanmoins, aussi longtemps que la conquête de l'égalité politique accapara les ambitions démocratiques, la richesse matérielle fut laissée dans une paix aussi complète que trompeuse. C'est seulement quand l'égalité politique fut acquise sans retour et quand le suffrage universel, libéré des lisières dans lesquelles l'avait tenu le Second Empire, commença d'être discipliné par la démagogie, que l'égalisation des conditions sociales fut activement envisagée. De 1880 à 1914, sans qu'elle fùt directement attaquée, le siège fut mis devant la richesse privée et la tranchée ouverte autour d'elle.
Lorsque la démocratie existe, la guerre est le phénomène le plus propre à en accélérer le développement ; et cela avec une vitesse d'autant plus grande que la démocratie est plus avancée. C'est ce qui eut lieu en 1914. Un siècle de libéralisme, en portant à l'extrême les effets de l'individualisme révolutionnaire, avait mis les sociétés européennes dans cet état de dissolution intime qui se révèle brusquement au premier choc sérieux ; état qui en s'accommodant progressivement de toutes les servitudes, appelle toutes les formes de la tyrannie. Réduites à une poussière de citoyens dont chacun est surtout porté à envier l'autre, les nations, parvenues à ce stade de leur existence, deviennent facilement indifférentes à la liberté pour ne plus se soucier que d'une égalité à la poursuite de laquelle la misère, compagne habituelle de ces tristes âges, donne un caractère de jalousie particulièrement âpre. Des divers pays, les uns sautèrent le pas très vite, les autres mirent plus ou moins d'hésitation à le franchir et, au-delà, chacun se trouva dans une position momentanément un peu différente mais identique pour la tendance et, au bout de quelques années, pratiquement tous étaient arrivés à un point tel que, dans l'ensemble, force est de considérer que la date du 2 août 1914 comme ayant ouvert l'ère effective de l'égalité sociale, tandis que le libéralisme disparaissait comme un régime usé, destiné à ne plus reparaître dans l'histoire de notre civilisation.
Evolution de la notion de propriété dans la démocratie.
Avant de voir comment les sociétés chrétiennes sont passées de l'une à l'autre, comparons les deux conceptions de la répartition des biens qui sont celle de l'état de santé sociale et celle de l'extrême décadence démocratique.
Le monde est ainsi fait qu'il est normal et salutaire qu'à des degrés divers les richesses se concentrent en de certaines mains plus aptes que les autres à les acquérir et à les conserver, comme en des réservoirs aux fontaines desquels vient s'abreuver la foule de ceux qui sont incapables d'en constituer de semblables (7). Du reste, il ne faut pas s'y méprendre, même aux temps où les lois sont le plus protectrices de la fortune privée, la richesse change de titulaire plus souvent et plus vite qu'on ne l'imagine communément, et les familles dont le patrimoine et censé avoir traversé plusieurs siècles, outre qu'elles sont rares, ont en réalité dû le reconstituer nombre de fois, tant par leurs entreprises que par leurs alliances. Seulement, en ce cas, les mouvements de la richesse s'accomplissent à un rythme à peu près conforme aux besoins de l'évolution sociale et non à la cadence affolée qu'ils prennent lors des bouleversements de la décadence.
La première des richesses est la propriété foncière. Au-delà d'une certaine étendue, la propriété foncière, pour être effective, doit avoir un caractère que l'on peut appeler seigneurial, c'est-à-dire qu'elle suppose des rapports d'obligations réciproques et un lien de subordination des habitants au propriétaire. Sous des formes dont la diversité ne doit pas faire illusion, il en était ainsi dans l'Antiquité comme dans la Chrétienté ; il en fut et il en sera partout et toujours ainsi parce que cela tient à la nature des choses. Les phénomènes fondamentaux de la vie sociale, de même que ceux de la vie individuelle sont éternels et cycliques ; ils reviennent perpétuellement sous des aspects dont la variété est aussi infinie que celle de la physionomie des hommes. Le fait donc de la propriété seigneuriale n'appartient pas exclusivement à un passé aboli, car le passé se perpétue dans l'avenir cmme le père dans ses fils ; et déjà, avec toutes les modifications qui découlent du progrès matériel, on devine le retour d'un mode de propriété comparable, on l'entrevoit se profilant dans une brume épaisse aux limites extrêmes du plus lointain horizon.
La richesse mobilière, celle surtout qui fait l'objet de ce que l'on entend par le capitalisme, n'a pas les vertus sociales de la propriété foncière. Outre cela, le présent prouve assez qu'elle est aussi vulnérable que l'autre lorsqu'on entreprend de la traquer et, malgré les illusions longtemps entretenues à cet égard, sa maniabilité ne fait que déplacer, rendre mouvant, et souvent multiplier les risques de sa perte.
Qelle que soit la nature de la richesse, en tous temps et en tous lieux, elle n'est jamais détenue, en définitive, que par ceux qui, dans leur ensemble, sont capables de l'acquérir et de la défendre. La conservation de la richesse implique donc, pour ses détenteurs, une influence effective dans l'Etat sous une forme quelconque ; car la richesse n'a pas de vie propre, elle n'est qu'un attribut essentiel de la puissance politique ; séparée de cette puissance politique, elle s'atrophie et ne tarde pas à se déplacer pour aller la rejoindre en reprenant vie là où elle se trouve. Que dans un Etat sain la puissance politique ne représente pas les vains privilèges que seul imagine le matérialisme de la mentalité moderne ; que, pour honorifique qu'elle soit, elle constitue une charge souvent lourde ; qu'elle signifie un ensemble équilibré de droits et de devoirs, toujours beaucoup plus complexes que ceux des conditions inférieures ; qu'il s'y attache, comme à la propriété elle-même, une idée de dépôt et de mandat qui n'est pas seulement chrétienne, mais que toutes les hautes civilisations ont conçue dans un esprit très élevé, c'est là un ensemble de vérités dont la méconnaissance fait la ruine du monde actuel. Il demeure que si, alliée à l'influence politique, la richesse est une force, privée d'elle, non seulement elle cesse d'être une force suffisante mais, réduite à une commodité éphémère, elle devient encore un élément de faiblesse, un gage que l'adversaire plus fort a sur le détenteur désormais convaincu lui-même de la précarité de son état.
De l'esclavage d'Etat.
L'essence des principes est immuable et c'est uniquement sur les différences, relativement superficielles, de leurs manifestations que jouent nos intérêts ; c'est de l'agencement de ces différences et de leurs proportions que dépendent nos espoirs et nos craintes, nos joies et nos peines, nos satisfactions et nos dégoûts. Riches et pauvres il y aura toujours dans toutes les collectivités d'hommes ; et la différence entre l'état social normal et celui de la dégénérescence communiste, c'est que dans le premier il y a toute une hiérarchie de possédants, maîtres de leurs biens dans un cadre de lois protectrices, tandis que dans le second il n'y a qu'un riche, unique et anonyme, l'Etat, dominant un peuple d'esclaves. Comme le maître antique, à chacun de ses esclaves l'Etat communiste distribue la nourriture et le vêtement ; il lui assigne sa résidence et lui désigne un métier ou une fonction ; il possède ses enfants et les élève pour lui ; il ne l'autorise à détenir qu'un infime pécule viager. Cependant l'égalité est si contraire à la nature qu'elle ne peut même pas régner parmi les esclaves du communisme. Il y a chez eux des intellectuels, des artistes, des directeurs d'entreprises, des ingénieurs qui reçoivent une ration moins misérable que les autres. Il y a surtout les innombrables fonctionnaires qui administrent les biens d'un maître qui possède tout et rationne tout, qui défendent ce maître à l'intérieur et à l'extérieur et qui sont les plus favorisés. De même il y avait dans la maison antique des esclaves grammairiens, des esclaves mathématiciens, des esclaves musiciens et danseurs, des esclaves secrétaires, intendants, gardes du corps, surveillants des autres et mieus traités qu'eux. Là, toutefois, s'arrête une comparaison purement théorique car l'esclave des particuliers grecs ou romains faisait partie de la famille ; en général, il travaillait peu et s'élevait dans la hiérarchie de l'esclavage s'il avait le moindre talent ; il devenait parfois riche, malgré la loi qu'on lui laissait tourner avec quelque complaisance ; enfin et surtout il avait la perspective, incomnnue dans une société où la condition d'homme libre n'existe pas, de l'affranchissement, si fréquemment pratiqué, avec l'espoir de voir son fils citoyen. On ne saurait non plus comparer le serf communiste à l'Ilote lacédémonien, si dure et si dégradante qu'ait été longtemps la condition de ce dernier. A considérer l'ensemble de cette sorte d'esclaves, force est de reconnaître que la structure de la société d'alors, même de la société spartiate, ne permettait pas de rendre leur condition aussi uniformément oppressante que celle de l'esclave bolchévique. A vrai dire, celui-ci n'est comparable à rien dans l'histoire des peuples. Cela tient à ce que jamais dans le passé, le principe socialiste n'avait pris une pareille extension. Cela tient à ce que, de mémoire d'homme, aucune collectivité humaine, en retranchant de la vie tout ce qui vaut humainement la peine de vivre, n'avait placé l'homme dans un milieu aussi complètement inhumain. Cela tient, autrement dit, à ce que nulle société jusqu'ici, en supprimant méthodiquement à l'individu ce qui est acquis, ne s'est avisée d'abolir toutes les supériorités et, par conséquent, cet espoir d'y accéder qui soutient dans n'importe quelle situation ceux qui ne sont pas nés pour rester au fond de l'état social. Car, aussi longtemps que l'humanité s'est développée, il ne s'est pas rencontré de société pour briser de propos délibéré le ressort de ce développement et pour faire sa doctrine de cet œuvre de suicide social.
La transition entre l'une et l'autre de ces deux conceptions de la société est en train de s'accomplir ; peut-être de s'achever. Commencée en 1914, elle a évolué à la faveur de deux guerres, faisant un pas de géant à chacune d'elles, grâce aux habitudes d'autorité prises par l'Etat au moment du péril commun, puis conservées devant la passivité générale et adaptées aux besoins de la démocratie.
Rôle et conséquences de la fiscalité démocratique.
Le propre de l'Etat communiste est de posséder toutes les choses et tous les gens. Afin de tout s'approprier, le seul moyen est d'exproprier les citoyens, après quoi, une fois entièrement dépouillés, l'Etat n'a plus qu'à prendre ceux qui ne s'offrent pas spontanément à lui et à tuer ceux qui résistent.
Pour ruiner les individus, l'Etat, tel qu'il est encore actuellement conçu, dispose depuis très longtemps déjà de deux instruments, à peine différenciés dans la pratique d'ailleurs : la confiscation et l'impôt, lequel, au-delà d'un certain taux, revient à une confiscation à peine déguisée. Toutes les autres mesures restrictives de la liberté ne sont qu'accessoires, relativement à celle-ci. Or, grâce à ces deux instruments, l'histoire de ces trente dernières années n'est que celle d'une évolution précipitée vers la misère générale.
Les excès de la fiscalité sont la forme sous laquelle s'introduit l'oppression égalitaire de la démocratie. Celle-ci procède en détournant de son objet primitif pour en faire un véritable instrument de confiscation, l'appareil de l'impôt, normalement destiné à percevoir, pour l'entretien des services publics, des taxes assises de façon à ne pas entamer dangereusement la fortune privée. Dès lors, l'impôt ne correspond plus à des services rendus ; il n'est plus qu'un agent de nivellement ruinant les contribuables pour alimenter le mal même qui les dévore.
Quatre dispositions fiscales concourent à cette œuvre : l'impôt sur le revenu ; l'impôt sur le capital dont l'énormité des droits de mutation après décès est une des modalités (8) ; le système de la progressivité déjà prôné par Montesquieu dans l'Esprit des Lois ; la preuve contraire à la charge du contribuable là où elle existe.
A côté de ces manifestations purement fiscales, s'est développé un phénomène qui est à la fois impôt et confiscation, bien qu'il ne porte aucun de ces deux noms : la dévaluation de la monnaie. En effet, ce que l'on appelle improprement la monnaie-papier n'est pas une monnaie, c'est un titre d'emprunt sans intérêts, une reconnaissance de dette donnée aux particuliers par l'Etat en retour de l'or qu'ils lui ont confié, et qui circule momentanément à sa place (9). Lors donc que l'Etat dilapide le gage qu'il a reçu de la confiance des citoyens, il commet un vol ou opère une confiscation ce qui, en l'espèce, est la même chose ou aboutirait, dans le cas d'un banquier ordinaire, à une faillite frauduleuse (10). L'inflation est une maladie sociale produite après 1914, de même que tant d'autres, par les nécessités découlant des circonstances de la guerre ; la démocratie s'en est emparée, comme de tous les maux qui servent ses desseins et qu'elle-même n'aurait pu provoquer qu'à la longue. La preuve en est que lorsque les progrès de la démocratie ont marqué un temps d'arrêt, une mesure, médiocre et incomplète sans doute mais relativement bienfaisante, est intervenue ; la stabilisation ; tandis que la dévaluation a été aussitôt remise en train dès que la démocratie a repris sa marche en avant. Au demeurant, la dévaluation monétaire revient à un gigantesque impôt indirect et constitue le plus puissant moyen qui soit d'uniformiser la misère. Par le jeu combiné des autres impôts et des augmentations de salaires dont la baisse du papier fournit le prétexte justifié, elle permet de ruiner les uns sans enrichir les autres.
Une autre variété de confiscation est celle qui s'est appliquée aux entreprises de l'industrie privée. Elle s'est opérée sous trois formes. D'abord, pendant la période comprise entre les deux guerres, les impôts, les manipulations monétaires, les lois sociales, le bouillonnement d'affaires malsain, puis la crise profonde qui suivit et dont on n'est jamais sorti, enfin une gestion souvent dépourvue de perspicacité, mirent en mauvaise posture d'importantes entreprises qui firent appel à l'Etat. Il fut convenu qu'une question de prestige national interdisait de laisser mettre ces firmes en faillite et l'Etat vint à leur secours en posant des conditions qui établissaient son ingérence directe et allaient jusqu'à la mainmise complète, comme dans le cas des compagnies de chemins de fer. C'était d'ailleurs une époque où il était acquis que personne ne devait faire faillite, et où l'Etat Suisse, par exemple, comblait le déficit de ses hôteliers tout comme l'Angleterre payait ses chômeurs.
La seconde forme est celle de la confiscation d'industries, prononcée après la libération par arrêt de justice pour collaboration ou sous prétexte de collaboration avec l'ennemi ; modalité qui s'est étendue à nombre de biens ordinaires et jusqu'à des créances importantes que l'Etat entendait s'approprier.
La troisième forme est celle des nationalisations purement et simplement décrétées par un vote de l'Assemblée. Ces nationalisations ont, entre autres, fait passer du patrimoine des particuliers dans celui de l'Etat, outre les grandes banques et les principales compagnies d'assurances, la plus importante de toutes les industries par les capitaux qu'elle représente, par l'utilité primordiale de sa production et par la multiplicité des besoins qu'elle alimente, c'est-à-dire l'électricité, livrée alors à un ministre communiste, pratiquement omnipotent dans son fief pour y faire exécuter les instructions du dictateur russe.
Politiquement on ne tue jamais que ceux qui renoncent à vivre. Or, il faut le dire, si l'Etat s'était trouvé en présence d'un grand nombre d'hommes énergiques, propriétaires d'entreprises de proportions humaines, et véritables patrons, dignes par leur ferme bienveillance d'un personnel dévoué, non seulement ces nationalisations n'auraient pas eu lieu, mais encore l'on n'eût jamais songé à la possibilité de les entreprendre. Au contraire, l'Etat n'a rencontré en face de lui, dans chaque branche de l'économie, qu'un nombre relativement très petit d'hommes qui, entichés d'américanisme, n'ayant pas assez de sagesse pour borner leurs ambitions et voyant trop grand pour leur intelligence et leur caractère, avaient "trusté" presque toutes les affaires de quelque importance, par des procédés d'une loyauté souvent douteuse (11). Ces hommes se trouvaient ainsi trop embrasser pour bien étreindre. Généralement doués pour leur technique, acrobates sur leur piste mais, hors de là, d'esprit court et d'âme hésitante, pusillanimes même et parfois sordides à l'égard de leurs subordonnés, ils n'étaient qu'à demi respectés. Au surplus ils étaient - comme le sont les patrons petits et grands qui restent encore - las des difficultés économiques croissantes, découragés par la tension, également croissante, de leurs rapports avec leur personnel, accablés enfin de ces règlementations d'Etat, de ces entraves officielles qui ligotent les entreprises dites libres par habitude, causant l'irréparable perte d'un temps énorme, prodigué en négotiations avec le monde de l'administration et de la politique. Singulièrement dépourvus du sens des affaires publiques d'ailleurs, peu clairoyants par conséquent et guère aptes à conserver le bien habilement acquis, ils demeuraient, faute de traditions, sans grand souci de le transmettre. Et cet ensemble de raisons, partagées entre l'incompréhension, le dégoût et l'indifférence, composait un état de faiblesse qui, en fait, rendait ces mêmes hommes secrètement résignés à devenir les fonctionnaires irresponsables de l'Etat en dirigeant pour son compte, moyennant un traitement opulent, une affaire dont les soucis étaient désormais trop lourds pour eux - calcul que l'Etat a naturellement déjoué dès qu'il a été de force à le faire.
D'un autre côté, l'Etat a rencontré des techniciens de valeur, dirigeant les entreprises de grandes sociétés sans y avoir personnellement des intérêts très importants et qui, souvent mal satisfaits, ne voyaient aucun inconvénient pratique à passer sans heurt au service d'une autre société anonyme, justement réputée moins exigeante quant à la probité et au rendement. Et c'est ainsi que finalement, l'Etat n'a fait que tuer ce qui consentait à mourir, en nationalisant si facilement tant d'entreprises par la puissance desquelles il affectait, pour les besoins de la cause, d'être terrorisé.
Parallèlement à toutes ces mesures, tendant directement ou indirectement à une confiscation générale, des modifications essentielles ont été apportées au droit, naguère commun. Les innombrables lois sur les loyers ou celle concernant la révision du prix de vente des fonds de commerce, par exemple, sont des types de ces altérations démocratiques du code. En beaucoup de ses parties, d'objectif le droit civil est devenu subjectif et, suivant, par exemple, sa condition d'homme marié et de père de famille ou ses titres d'ancien combattant, selon surtout que, présumé riche ou pauvre, l'individu est supposé appartenir à une catégorie plus ou moins nombreuse d'électeurs, le législateur, qui est aussi son élu, ne lui impose pas les mêmes obligations en retour des mêmes services ; cet individu ne doit pas payer autant que les autres pour recevoir la même chose et il n'est pas astreint aux mêmes devoirs pour jouir des mêmes droits (12). "Toute inégalité dans la démocratie, dit Montesquieu, doit être tirée de la nature de la démocratie et du principe même de l'égalité (13)". En effet, à mesure qu'elle se développe, la démocratie découvre dans l'égalité instaurée par elle au début, une inégalité permanente qu'elle tente de compenser par une inégalité nouvelle et soi-disant correctrice des "iniquités de la nature ou du sort", sans naturellement aboutir à autre chose qu'à compliquer encore son chaos spécifique.
Pour achever ce qui concerne les spoliations, il faut ajouter que l'Etat démocratique joue avec une facile habileté du fait que, si tout le monde réclame l'égalité, nul ne s'en soucie pour soi-même et que, dans la misère générale, chacun s'emploie avidement à la recherche de menus privilèges. Partant de là, la démocratie a trouvé moyen d'intéresser à la curée de la fortune privée différentes catégories d'électeurs taillés en sorte d'englober chacune, et de lui amener d'un coup une masse considérable de citoyens, à la fois souverains et clients. C'est ainsi que les locataires, petits propriétaires, commerçants, métayers et fermiers, anciens combattants et, plus tard, prisonniers, etc..., sont devenus tour à tour l'objet de sollicitations exceptionnelles et intéressées. L'étonnant dans l'affaire, c'est que, possédants pour la plupart, il eût semblé logique que ces hommes fussent en grand nombre adversaires de la politique démocratique dès qu'elle cesse d'être libérale ; il paraîtrait naturel que les uns se dressassent avec indignation contre l'établissement du privilège des autres. Il n'en est rien cependant, car ce ne serait pas humain. C'est au contraire un concours au pillage qui s'établit selon la pente du caractère des hommes ; et cela enlève à cette vaste manœuvre démocratique le caractère du tour de force dont elle a l'apparence au premier abord.
En réalité, le monde est pris dans l'engrenage. Ceux qui possèdent, dépossédés aux trois quarts déjà, se trouvent par là même amenés à recevoir, avec un empressement à répercussion électorale, les avantages, les subsides, ou pour mieux dire l'aumône tendue de la main gauche et prélevée sur ce que la main droite leur a pris. Désormais, l'homme démocratique n'a plus le choix, et force devient à chacun de tâcher de profiter en particulier de ce à quoi tous succombent en général. Au fond, schématiquement exprimé et en forçant à peine, le système revient à ceci : la démocratie, en le dépouillant, empêche le riche de donner du travail au pauvre et, avec l'argent qu'elle lui a pris, elle paye les chômeurs qu'elle l'oblige à faire en lui réservant une sportule misérable à titre d'"économiquement faible". Arrivé là, le but de la démocratie est atteint.
Mettons ici à part, avant d'aller plus loin, la foule immense de ceux qui occupent une fonction de l'Etat ou participent en quelque manière à son œuvre ; la masse donc, car c'en est une, de ceux qui, à parler net, vivent du gâchis public, de ceux il est vrai, qui, pour le commun, en vivent chacun petitement, mais qui fourmillent hélas, et dont, active ou passive, la désagrégeante irresponsabilité et jusqu'à l'inutile présence sèment d'entraves les activités vitales de leurs concitoyens responsables - responsables de tout, y compris du régime qui les anéantit. Ces hommes étant éliminés, qui d'ailleurs ont aussi leur servage, ne considérons que les autres : ceux qui travaillent effectivement, ceux qui, par excellence, devraient être des hommes libres. Or de ces derniers, on constate qu'ils donnent sous diverses formes, dont l'impôt est la principale, les quatre cinquièmes au moins de leur temps et du meilleur de leur activité à un Etat qui, incapable de les défendre contre l'ennemi de l'extérieur et d'assurer, au sens le plus large du mot, la police de la nation, n'est bon qu'à organiser la ruine des jobards qui l'entretiennent. Au surplus, ces mêmes hommes voient le temps qui leur reste et l'activité que leur laisse un surmenage quotidien hypothéqués par l'irritation nerveuse et le dégoût que provoque en eux l'âpre conscience de leur situation. Il ne faut pas que les vestiges d'un semblant de luxe qui leur reste fasse illusion ; non seulement par rapport aux besoins que la civilisation leur a infusés, mais encore d'une façon absolue, ces hommes sombres, préoccupés et harassés donnent à l'Etat, en quantité et qualité, plus que le serf de la glèbe ne donnait à son seigneur, sans d'ailleurs rien perdre de cette gaîté qui appartient à la jeunesse sociale comme à l'autre. Ne l'oublions pas, en effet, ce ne sont pas les ouvriers des usines bolcheviques, mais les anciens serfs russes qui ont créé et chanté, qui ont créé et dansé ces chants et ces danses que les temps actuels ne peuvent que reproduire sans le cachet de leur joyeuse spontanéité (14) ; ce ne sont pas les prolétaires de la Confédération Générale du Travail dans leurs pauvres complets de confection, mais les paysans de nos anciennes provinces, avec leurs jolis costumes faits pour eux, qui ont créé et chanté, au temps où la semaine avait un vrai dimanche et où l'année avait ses vraies fêtes, ces chansons mélodieuses, naïves et sereines dont quelques-unes ont encore charmé nos jeunes années.
Et cependant, ce servage moderne est toléré puisqu'il existe. En fait, si cet état de choses laisse les gens sans révolte et n'est matière qu'aux bougonnements de l'intimité, c'est qu'à tout prendre il satisfait secrètement la passion générale et sénile de l'envie qui dévore le monde actuel, foncièrement démocratique et devenu incapable de se sacrifier à autre chose qu'à la stérilisante et mortelle tendance à l'égalité. "On sera ruiné, entend-on répéter à tout bout de champ depuis des années, mais qu'importe puisque tout le monde le sera." Toute l'irréflexion de l'époque tient dans cette phrase décourageante..."Mal de muchos, consuelo de tontos", dit le proverbe espagnol. Il est évident que les hommes en tenant de tels propos révèlent une mentalité qui conduit droit à la misère. Ils y sont tombés en effet, et ils subissent et subiront encore les terribles conséquences qu'elle entraine.
La richesse seule n'élève pas mais elle assure une certaine indépendance que la démocratie ne tolère avec impatience que lorsqu'elle ne peut pas faire autrement (15) ; elle conserve aussi aux mains de ceux qui la détiennent un potentiel dangereux pour le régime démocratique, au cas où ils sauraient s'en servir. La richesse seule, donc, n'élève pas à proprement parler, mais, quand elle disparaît, la misère advenue par incapacité à conserver, la misère consentie par faiblesse de l'âme, cette misère avilit terriblement et sans retour. Elle fait d'abord des pauvres honteux, puis bientôt des besogneux sans vergogne ; elle amène un déclassement général et un encanaillement cynique ; elle efface toute notion d'honneur et de probité ; elle rend le cœur insensible et étranger à toute délicatesse ; elle écrase l'âme sous la matière ; elle rétrécit l'intelligence ; elle engourdit les facultés de l'esprit par la faim et le froid ; elle produit une sorte d'asphyxie morale et rend tout un peuple amorphe, n'exaspérant en lui que l'envie désormais attachée aux plus humbles objets ; elle amène enfin la société à ce point de débraillé et de renoncement, à ce degré de déchéance qui frappe une génération de la faiblesse indispensable au communisme pour établir sa domination.
Ainsi généralisée, la misère est proprement une désorganisation ; elle est le plus irrémédiable des désordres. Or ce n'est que dans l'ordre que peuvent régner, non point la liberté qui ne répond à aucune réalité précise et stable, mais certaines libertés essentielles et déterminées, assurant à l'individu le maximum d'indépendance dans sa condition ; les libertés grâce auxquelles se développent la personnalité, l'originalité, les initiatives, tout ce qui, en un mot, est indispensable à l'exercice de l'activité créatrice de l'homme dans tous les genres. C'est pourquoi, aux époques mêmes où les guerres se sont prolongées, où les pires discordes religieuses ou politiques ont sévi, les talents n'en ont pas moins fleuri avec profusion, car, en ces temps jeunes et forts, les fondements de l'ordre social n'étaient pas bouleversés ; en conséquence, la pauvreté personnelle avait toujours autour d'elle la ressource d'une richesse qui se prodiguait et dont la seule ambiance d'ailleurs suffisait à soutenir l'âme vigoureuse de ceux, à qui elle manquait, par l'espoir constamment justifié d'y atteindre en se distinguant.
L'ordre est fait d'une hiérarchie d'autorités, depuis celle du prince jusqu'à celle du plus humble père de famille, et c'est l'autorité seule qui peut garantir les libertés car chacune est une autorité dans son domaine. Par conséquent, l'absence de cette hiérarchie d'autorités correspond au retrait de toutes les libertés ; elle provoque, par l'individualisme, la dissolution sociale ; elle entraîne la liquéfaction de la société en même temps que la déroute morale de chaque individu dans la société, avec le développement d'une puissance de l'Etat proprement monstrueuse. Que dans un avenir lointain, après avoir beaucoup conquis et détruit, cette puissance de l'Etat soit destinée à se morceler ; qu'un jour, les hommes, depuis longtemps confondus, mêlés, malaxés par l'uniformité de leur servitude, se "recommandent" à des fonctionnaires devenus puissants et tendant à se détacher d'un Etat affaibli ; que ces hommes marchandent alors une stabilité relative et une tyrannie limitée pour échapper à une oppression sans bornes ni frein et reconquièrent de la sorte des libertés précises ; qu'ils se regroupent ainsi en collectivités organisées avec une hiérarchie renaissante sur des territoires dont l'étendue et la situation répondront, selon l'évolution matérielle de l'époque, à la possibilité de satisfaire un ensemble harmonieux d'intérêts communs ; c'est là une hypothèse qu'autorise un passé maintes fois répété sous d'autres formes, mais qui concerne un futur encore enveloppé de voiles trop épais pour que nos yeux puissent les percer. Pour le présent, ce qui est certain, c'est que des nations dans l'état que l'on a décrit plus haut ou qui en approchent ; des nations courbées sous le joug inquisitorial d'une fiscalité étouffant toutes les possibilités des citoyens et dont les incidences logiques les paralysent jusque dans l'exercice des droits qui ne leur sont pas directement contestés ; des nations où l'on ne peut ni manger, ni se loger, ni se vêtir, ni se chauffer, ni voyager sans l'agrément de l'Etat (16) ; des nations où la seule liberté admise sans entrave est celle de contribuer à anéantir la liberté même ; des nations où le manque presque absolu de service domestique fait de chacun le serviteur exaspéré de soi-même et constitue la tare la plus lourde, la plus décivilisatrice, si l'on peut dire, qui puisse peser sur une société ; des nations qui, dans leurs mœurs comme dans leurs lois, ont poussé la "prolétarisation" au point qu'elle se reflète dans l'uniforme vulgarité des visages et des allures, dans l'inélégance générale des habitudes et dans l'inexpression des physionomies ; ces nations, ayant décidément répudié la liberté au profit de l'égalité, peuvent certes se dire démocratiques, mais elles ne peuvent se qualifier de libérales que par le plus impudent abus de langage.
A vrai dire, dans les pays qu'elle a occupés en 1940, l'Allemagne a instauré un régime de contrainte qui ne leur convenait que trop bien. Dans les autres, elle a créé, pour les vaincre, une nécessité de la copier à laquelle ils ont pris goût avec un singulier empressement. Les Allemands avaient introduit un ordre essentiellement destructeur, mais un ordre tout de même, dont le monde était en mal ; et pour cela cet ordre a séduit nombre de gens au jugement superficiel, en faisant illusion aux esprits courts et sans principes fermes qui furent éblouis, sans apercevoir la destruction, et moins encore l'inévitable catastrophe. L'œuvre nationale-socialiste a été reprise et poursuivie dans l'incohérence. A cet ordre destructeur, la Libération a substitué un désordre destructeur des mêmes choses ; elle a désorganisé à tort et à travers dans le vertige d'une sorte d'orgie anti-sociale ce que les Allemands désorganisaient avec leur lourde méthode ; elle a fait cela d'ailleurs, tout en s'appropriant, parmi leurs moyens, un choix de procédés vexatoires qu'elle a souvent aggravés. Et si un jour le communisme russe doit étendre son hégémonie sur ces nations, leurs gouvernements actuels apparaîtront comme ayant fait entre les deux servitudes l'office d'un trait d'union, zigzagant et gauchement tiré, mais continu. En tous cas, moralement et matériellement, au lieu de réédifier et de consolider ce qui restait, ils auront considérablement hâté la destruction, depuis longtemps entreprise, comme si la victoire allemande avait été une aubaine pour leurs desseins. A l'ennemi, s'il vient, ils ne laisseront que des ruines à ravager. C'est ainsi que se désagrège une civilisation. C'est comme cela que meurt un monde.
Maintenant, après cette revue des faits matériels, voyons quelles en sont les causes immédiates, c'est-à-dire les causes morales.
(1) Ce genre de transformation, artificiellement obtenu, présente une analogie frappante avec le fait naturel de cette part de l'instinct de conservation personnelle que l'individu, sur les plans respectifs de la famille et de la société à laquelle il appartient, transpose normalement à leur profit, ainsi qu'il sera dit dans les derniers chapitres deu présent ouvrage. Dans le cas présent il y a transposition - transposition de serre chaude si l'on peut dire - au profit de l'humanité. Et là précisément l'on touche par plusieurs côtés le caractère hérétique si marqué de la démocratie bolchevique. Ces notions peu familières ne sont mentionnées ici que pour attirer dès maintenant l'attention sur elles ; elles s'expliqueront mieux à l'esprit du lecteur lorsqu'il sera parvenu à la fin de ce livre.
(2) "Ces gens-là (les Chouans) auront la liberté à coups de baïonnettes puisqu'ils ne la veulent pas autrement." (Lettre de Julien, délégué du commité de Salut Public, aux représentants Prieur et Bourbotte, 8 frimaire an II)
C'est dans le même esprit que beaucoup plus tard, l'instruction qui pouvait être offerte, fut imposée par ses élus au peuple souverain, serviteurs qui, sachant évidemment mieux que leur maître ce qu'il lui fallait, lui refusèrent au nom de l'égalité la liberté de ne pas s'instruire.
(3) Il y a une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit pas. Il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable...Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort." Contrat Social, livre IV, ch. VIII.
A rapprocher de ce texte, le mot de Saint-Just : "Ce qui constitue une république, c'est la destruction totale de tout ce qui lui est opposé."
(4) Il ne faut jamais oublier qu'à l'égard de la vie, la mort n'est qu'un équilibre nouveau, et différent, des éléments répandus dans le monde.
(5) "De la Réforme et de l'Organisation Normale du Suffrage Universel."
-Passim.
Après des pages prophétiques dont on va lire un extrait, Henri Lasserre propose un mode de scrutin aboutissant à l'élection de deux chambres d'un nombre égal de députés, issues, l'une d'un vote familial, l'autre d'un vote censitaire, La pratique n'eut certainement pas répondu à ce que la théorie pouvait avoir de séduisant car, encore une fois, on ne saurait aménager pour la logique du bien ce qui est intrinsèquement mauvais et absurde, ni adapter aux lois de la vie les principes de la mort.
(6) Consacrée avec un soin jaloux par le code portant le nom de Napoléon qui peu d'années après devait instituer les majorats afin de fixer une nouvelle noblesse. Que l'on observe avec quel souci ombrageux le législateur de 1804 a veillé à ce que le droit d'aînesse ne puisse subsister par aucun détour. Il faut voir notamment à cet égard les dispositions de l'art. 896 interdisant toute substitution fideicommissaire, en se remémorant la place que tenait cette institution dans notre ancien droit.
Il n'est guère, dans l'histoire du droit, de question comme celle des successions, qui soit plus complexe, dont la portée sociale soit plus grande, et dont l'évolution, d'ailleurs si révélatrice, se prête moins à être résumée en peu de mots. Il importe cependant de noter succintement ici une particularité intéressante et très significative se rapportant à notre sujet.
Si, dans l'ancien droit, les motifs d'exhérédation étaient beaucoup plus nombreux que ceux, réduits à l'état squelettique, admis par le Code civil, la liberté de tester, toutefois n'a jamais exité. Sous le nom de "légitime", ce que nous appelons la part réservataire était généralement instituée. Dans l'ensemble, malgré des variantes, parfois considérables, entre les pays de droit écrit et les diverses coutumes des autres, il y avait un fonds de stipulations dont l'esprit était le même, qui faisaient droit commun et se rapprochaient sensiblement de celles du Code civil, lequel, en effet, les a empruntés à l'ancien droit.
Il convient d'ailleurs d'observer que le souci de l'égalité du partage entre les enfants ne date pas d'hier. Certaines coutumes même étaient jadis très rigoureuses à cet égard. Il est particulièrement aisé de s'en rendre compte en examinant les articles du droit coutumier relatifs à l'obligation du rapport. Cela fournit, au surplus, l'occasion de remarquer en passant que cette délicate question était réglée dans l'ancien droit avec plus de détails, de souplesse, de minutie, plus finement pourrait-on dire, qu'elle n'est tranchée par le Code civil, simplifié jusqu'à en devenir presque frustre parfois, et qui du reste, en la matière, n'est ni sans lacunes, ni sans contradictions.
Ceci dit, en particulier concernant les biens nobles (possédés en grand nombre par des bourgeois, ne l'oublions pas), et en général dans l'ensemble de ses dispositions, l'ancien droit comportait un souci dominant de conserver le groupement des biens et de protéger les patrimoines constitués. De cela, le corps des lois de 1804 est littéralement décapité. Et l'on peut constater ceci de curieux : en matière d'héritage, la démocratie aura sauté à pieds joints sur l'ère libérale. La liberté de tester que la Révolution aurait dû instaurer, semble-t-il à première vue, avec une série d'autres libertés, quitte à les confisquer peu à peu par la suite comme c'est devenu le cas en effet, aura toujours été inconnue en France. Elle n'aura même pas vécu l'espace fictif de ce que l'on pourrait appeler un moment symbolique.
La suppression du droit d'aînesse condamnait définitivement la noblesse. Elle y trouva cependant des partisans pour cette raison bien humaine que, dans une famille de plus de deux enfants, les cadets sont le nombre. Cependant, après les salons des divagations philosophiques du XVIIIè siècle, la Révolution avait donné à réfléchir et, dans une classe où le respect des traditions et de l'autorité paternelle restait, malgré tout, très grand, il n'est pas douteux que pendant plusieurs générations, un usage eût été fait de la liberté de tester qui eût pu mettre gravement en péril l'avenir de la démocratie.
Le principe de l'héritage étant admis jusqu'à nouvel ordre - et c'est bien là tout ce qu'il y a de libéral dans l'affaire - la démocratie, devant une telle menace, est allée droit à l'extrême de ses conséquences. Sacrifiant donc entièrement et sur-le-champ au principe sacro-saint de l'égalité, cette liberté primordiale qui est celle de tester, elle a instaurer de plein pied le communisme dans la famille, ainsi nivelée à chaque génération.
(7) Cette comparaison m'est inspirée par le mot de Rivarol : "Maintenant, que peuvent donner des riches opprimés à des pauvres révoltés ? On a renversé les fontaines publiques sous prétexte qu'elles accaparaient les eaux, et les eaux se sont perdues." Journal Politique National, 2è série, No 1.
(8) Il a été question de renverser le principe de l'héritage en stipulant qu'au lieu d'admettre que le mort saisit le vif, à charge pour ce dernier d'acquitter des droits correspondant à la garantie effective donnée par le Prince d'assurer la dévolution régulière des biens du testateur conformément à ses volontés, il serait au contraire acquis que l'Etat serait seul héritier universel de tout le monde et rétrocéderait par une sorte de mesure bienveillante, toujours possible à rapporter, une part de l'héritage, plus ou moins grande selon leur degré de parenté avec le testateur, aux héritiers désignés par lui. Cette proposition qui, dans la pratique, si elle avait été adoptée, n'eût pas changé grand chose sur le moment, est typique de ce que peut renfermer de conséquences une inversion de principe sans bouleverser sur l'heure la condition des faits.
(9) La soi-disant monnaie-papier est tellement un emprunt que les premiers assignats émis en décembre 1790 par la "Caisse de l'Extraordinaire" et gagés sur les biens du clergé, portaient intérêt à 5%.
(10) On peut répondre à cela que les citoyens souverains, qui, pour justifier le changement, doivent faire mieux que les rois, n'ont qu'à mettre leur confiance dans des mandataires qui en soient dignes, et que, s'ils se trompent sans cesse, ils ne doivent en définitive s'en prendre qu'à eux-mêmes, sinon se convaincre que leur systême ne vaut rien. C'est là un argument très fort qui pourrait s'employer constamment en faveur du personnel démocratique et qui innocenterait souvent les politiciens dans la mesure où on ne les considère pas également comme citoyens. A vrai dire, opposer l'Etat au pays dont il est l'émanation n'est, en bonne partie, qu'une fiction commode pour s'exprimer brièvement.
(11) Ce qui a le triple inconvénient, en supprimant la concurrence, de nuire à la qualité et à la diversité des produits, de désarmer le consommateur et de l'accoutumer par avance au genre de production uniforme que lui fournira l'Etat un jour.
(12) Voir sur ce sujet le remarquable ouvrage de M. Ripert : Le régime démocratique et le droit civil. Lib. Gle de Droit, 1937.
(13) Esprit des Lois, Livre V, Ch. V.
(14) "Je n'ai point, d'ailleurs, remarqué dans ce peuple (les Russes en 1807) la tristesse résignée qu'on lui suppose, dit le comte de Ségur dans ses Souvenirs. L'air leste et décidé des paysans m'a souvent frappé." Et le général de Ségur continue. "...Malheur à l'Europe si leur vaste empire, plus peuplé et mieux pourvu de communications plus rapides, ne se divise pas !..." Tout le passage est intéressant.
(15) C'est bien pourquoi le Komintern n'admet aucune autonomie financière des organismes du parti ni de ses membres, et pousse sur ce chapitre l'intransigeance jusqu'à la dernière rigueur. c'est de sa part la sagesse même.
(16) Les cartes d'alimentation, de textile, de charbon, de tabac, ont fini par disparaître en France, non sans peine, depuis que ces pages ont été écrites. Elles reparaîtront à la première alerte qui pourra servir de prétexte à leur rétablissement. Les habitudes prises désormais et l'ensemble de la mentalité du temps font que la règle est devenue leur existence tandis que leur suppression sent le momentané et l'exception. Il est inconcevable en effet qu'un régime de dictature socialiste puisse fonctionner sans rationnement.