Après avoir examiné l'œuvre de la démocratie concernant la formation des cerveaux et le travail préparatoire, en partie inconscient, du libéralisme sur les esprits, voyons maintenant quels sont les effets de cette œuvre et le résultat de ce travail sur les personnes. En d'autres termes, voyons d'abord quelles sont les manifestations physiques et morales de la prolétarisation sur les individus, singulièrement chez ces hommes qui composent aujourd'hui la nation à laquelle ses mérites valurent jadis le nom de fille aînée de l'Eglise et dont l'élégance, l'ensemble des dons et la politesse servirent longtemps de modèle au monde civilisé.
Prolétarisation physique.
Le caractère le plus général qu'inflige sa prolétarisation au monde actuel, c'est d'être terne. A l'observateur, ce monde apparaît physiquement commun, moralement affaissé, intellectuellement pauvre. Chacun, au lieu de chercher à s'y distinguer de façon ou d'autre, s'efforce au contraire, par avance, de se confondre avec tout le monde, avec ce que l'on appelle d'un mot qui ne fait que trop image : la masse. C'est là un phénomène de repli de la personnalité qui correspond à l'usure d'une vieillesse malsaine et porte chacun à passer inaperçu. Cette modestie n'est pas normale. En certains cas particuliers, sans doute peut-elle tromper, mais une observation quelque peu attentive apprend vite qu'elle n'est point vertu ; elle est en réalité abandon, sinon lâcheté. Au demeurant, elle comporte une brève série de conséquences rigoureuses qui se déroulent en un temps relativement court et dont la société subit actuellement les dernières sous nos yeux. Il est fatal que l'individu qui, de propos délibéré, évite de se distinguer, estompe volontairement aussi, avec sa personne, les manifestations de sa religion, de son éthique, de ses mœurs, de ses goûts, de ses vertus et, partant, de ses vices. Il est donc destiné à perdre tout relief personnel et moral. Or, ce qui est comprimé, ce qui ne se manifeste pas avec un minimum de liberté, ne manque pas de s'atrophier rapidement. Bientôt, en effet, religion, éthique, mœurs, goûts, vertus, vices, tout ce qui caractérise l'homme, en un mot, se ratatine littéralement. Ayant ainsi abandonné sa personnalité, l'individu est conduit à abandonner sa personne qu'il avait commencé par diminuer. Le langage familier dit très bien qu'il se laisse aller. Il advient alors que parmi la déroute de toutes choses, dans un immense accès de lassitude à peine coupé de quelques sursauts impuissants qui se perdent aussitôt dans le dégoût, l'homme abandonne jusqu'à cet amour de soi qui lui tient lieu d'instinct et sans les diverses formes duquel il ne peut pas survivre. En conséquence de quoi, avec toutes ses richesses accumulées au long des âges et maintenant inutiles, devenues étrangères à lui-même qui les a crées, méconnues désormais, odieuses même à sa barbarie renaissante, il va s'abîmer dans le chaos de la désagrégation universelle où se débattent les éléments dissociés du vieux monde chrétien.
C'est à cela qu'à abouti l'œuvre de l'individualisme révolutionnaire qui, en isolant l'individu, a multiplié jusqu'à l'extrême du possible la surface sur laquelle portait le travail corrosif de la démocratie. La pénétration qui eût été lente, difficile, surtout incomplète, sur des corps constitués et fortement organisés, défendus par l'ensemble de leurs lois particulières, jaloux de leurs libertés et de leurs franchises, est devenue extrêmement efficace et rapidement profonde sur des personnes qui se croyaient représenter autant de petits touts et dont il devenait aisé désormais de faire une foule de petits riens. Et lorsque, par le jeu du suffrage universel, seule compte cette monnaie, non seulement menu mais fausse, de gens personnellement insignifiants et à la fois souverains, le triomphe de leur fourmillement décourage à l'avance, écarte d'emblée, ceux qui, sur le plan général, voudraient et pourraient émerger. Ceux-ci sentent d'instinct ce qu'il en coûte de sortir de la médiocrité autrement que dans une technique ; s'ils ne l'ont pas senti, ils l'apprennent bientôt et il résulte finalement de cela que toute personnalité se tient d'abord dans l'ombre, s'isole, puis disparaît peu à peu faute d'aliment. Ainsi se vérifie cette loi, aussi juste en économie sociale qu'en économie politique, voulant que partout et toujours la mauvaise monnaie chasse la bonne.
Si l'on observe le physique des hommes et des femmes de toutes les conditions sociales, ce qui frappe d'abord, c'est l'absence complète de beauté et de laideur. C'est ensuite une extrême vulgarité de visage et de corps. C'est enfin le peu d'expression des regards. La grande beauté a toujours été rare mais, ce qu'il est intéressant de noter, c'est qu'aussi rare est devenu cette irrégularité des traits pleine de caractère, cette laideur puissante, grave ou spirituelle, horrible ou bouffonne mais vive, qu'ont peintes les anciens maîtres. Ce que l'on voit, ce sont des traits qui ne sont ni très réguliers, ni très irréguliers, mais uniformément communs et parmi lesquels l'œil a si peu de plaisir à rien chercher qu'il en perd la curiosité et ne regarde plus. Ce que naguère on devinait des corps, et ce que l'on ne peut que trop facilement considérer aujourd'hui où, en été, les gens sortent à peu près nus, n'est pas plus esthétique. Ce sont les académies d'un vieux peuple occidental qui a beaucoup vécu, qui est presque uniquement composé maintenant d'une plèbe usée de gens qui peinent dans leurs vieux jours semés, par la faute de leurs propres divagations, d'avatars calamiteux au milieu desquels il ne leur reste ni le temps, ni les moyens, ni même le goût de prendre soin d'eux-mêmes à l'âge social où, comme à l'autre, on en a le plus besoin ; de prendre surtout ce soin essentiel de son corps, ce soin animal, le plus efficace de tous : le repos. Il y a des infirmités de riches, de gens trop bien nourris, et il y a des infirmités de pauvres. Ce sont ces dernières qui assaillent la Chrétienté et que révèlent par exemple (avec cette absence de coquetterie, cette indiférence au dégoût qu'on inspire, qui, dans la pauvreté, atteint jusqu'à la pudeur), les jambes trop court-vêtues de ces femmes, même jeunes, qui apparaissent sillonnées de varices comme celles de vieilles marchandes des quatre saisons. Mais, ce qui plus que tout est révélateur, c'est le regard sans animation de ces physionomies qui ne cessent d'être mornes que pour exprimer une niaiserie accablante au travers de laquelle transparaissent la platitude des âmes, la pusillanimité des cœurs et la faiblesse des esprits.
Le physique est évidemment très révélateur de l'âge social. Dans les sociétés organisées où règne la division du travail, où la personnalité est vive et développée, les individus ont le physique de leur classe ou de leur état ; et dans chaque état, beaucoup ont des physionomies marquantes, originales, curieuses. Dans les sociétés désorganisées, au contraire, où les classes et les états se mêlent, liquéfiés en quelque sorte comme la société elle-même, le physique des hommes reflète cette confusion par sa banalité. Jusqu'à la guerre de 1914, qui a tant avancé la décomposition du monde chrétien, les différences de classes et d'états étaient encore relativement très apparentes. Aujourd'hui, on chercherait vainement à mettre une origine ou une fonction sur un visage d'homme ou de femme. Il est, d'abord, un physique qu'on ne rencontre plus : la physionomie et l'allure aristocratiques ont complètement disparu. Outre cela, il n'y a plus de figure d'officier, de figure d'homme de robe, d'officier ministériel, d'éclésiastique, d'artiste, de domestique, de paysan. Moins encore se révèlent mille autres subdivisions : le sous-officier, le contre-maître, etc., etc. Et qui donc distinguerait à coup sûr une femme du monde d'une fille dans une société où le «monde» n'existe plus et où la prostitution est officiellement abolie ? Après 1918, le monde chrétien prenait l'air uniformément bourgeois ; avant d'avoir eu le temps de l'acquérir complètement, la marche accélérée de sa décadence démocratique l'a conduit à prendre l'air prolétaire.
L'Antiquité.
L'affaiblissement du type physique appartient à toutes les civilisations vieillissantes (1). La démocratie n'y est pour rien. Dans la passé, on peut fort bien le suivre par l'iconographie numismatique des empereurs romains car, d'une façon générale, la physionomie du prince dans une monarchie, comme celle des dirigeants de l'Etat dans une république, est l'exacte représentation, souvent la synthèse fidèle, des caractères du type contemporain ; tant son gouvernement est l'émanation de la société. Que l'on compare donc la calme et grave figure d'Auguste, (que l'on comtemple aussi celle de Livie qui respire la noblesse, la vertu, l'équilibre des qualités féminines de l'âme), que l'on compare le profil noble, dur et fier de Tibère ou bien, au hasard, le visage élégant de Domitien, rappelant celui de Louis XV, ou la figure de Titus, empâtée mais pleine de caractère, que l'on compare le physique de ces hommes à celui de leurs successeurs, à la tête de Maximilien Hercule, à celle de Constantin II, à celle de Maximin, qui rappellent ce que le personnel gouvernemental de la Troisième République a fourni de plus grotesquement laid, et l'on aura une idée de ce que devient la physionomie sociale avec l'âge, même sans la maladie (2).
L'Angleterre.
Dans le présent, un exemple particulièrement frappant nous est offert par l'Angleterre.
C'est un fait que le début de la décadence se confond avec l'apogée. C'en est un autre qu'il s'est toujours trouvé dans la Chrétienté, durant le temps de sa maturité, un peuple que l'ensemble de ses qualités, arrivées au plus haut degré de leur perfection, plaçait pendant un temps plus ou moins long à la tête de la civilisation et dont les mœurs séduisaient le goût et s'imposaient à la mode. C'est un troisième fait que les peuples les plus proches de la latinité ont connu plus tôt une mâturité plus riche. C'en est un autre enfin que plus les peuples arrivent tard à leur apogée, plus leur décadence est précipitée, comme s'il leur fallait rejoindre au plus vite la profondeur du niveau commun. Or le peuple anglais a connu une apogée tardive qui se situe au cours du long règne de la reine Victoria. Après que sa grandeur fut restée à peu près étale durant trois lustres, il a reçu, avec la guerre de 1914, une secousse matérielle qui a mis en liberté les réserves de divagations morales et politiques dont il accumulait sourdement les éléments depuis un certain temps. La dernière guerre l'a précipité au niveau de la décadence générale, en sorte que, si grand que puisse paraître le contraste de ces formes extérieures qui, en leur qualité de différences, frappent seules le public ignorant ou l'observateur superficiel, la nation anglaise aura subi en une cinquantaine d'années la même évolution fondamentale que la France, par exemple, a mis quelque deux cent cinquante ans à accomplir. Un pareil rythme, dans le cas de l'Angleterre, en faisant rentrer, de l'apogée à la décadence, les extrêmes dans le court espace d'une vie d'homme, permet au même individu d'assister à une phase considérable d'évolution et d'en saisir sur le vif les caractères.
Pour tant que le snobisme y ait ajouté ses ridicules, il n'en demeure pas moins qu'à une époque proche encore de la nôtre, ce qui se faisait de bien en Angleterre s'y faisait souvent mieux qu'ailleurs - quoiqu'en tout, manquant de cette finesse, de ce fini qui longtemps, en France, ont survécu à la perfection du goût. Et, à cette même époque, existait en Angleterre une catégorie relativement très étendue d'hommes, comprenant l'aristocratie et la haute bourgeoisie, qui joignait à un physique extrêmement distingué, un véritable savoir-vivre, l'aisance noble des manières, l'art de se bien vêtir, le don de s'exprimer dans une langue précise, sobre et élégante, le sentiment intransigeant de l'honneur personnel comme de la grandeur nationale, le respect des traditions, l'amour aristocratique de la liberté, le caractère entreprenant, et avec la richesse enfin, le goût de la magnificence. En un mot, ces hommes réunissaient l'essentiel de ce qui confère à un patriciat les marques d'une supériorité qui, par la fierté et la cohésion qu'elle engendre, supplée à ce qu'il y a toujours de moyen dans la majorité de toutes les aristocraties et à ce qu'il y avait notamment dans l'anglaise de particulièrement peu cultivé pour son temps. Dans la décadence actuelle des Anglais, au milieu de l'ouragan socialiste, au surplus, qui dévaste leurs institutions et ravage leurs âmes, on peut dire que ce physique a disparu. Il a disparu avec l'ensemble harmonieux des qualités qui le complétaient et composaient le réel, le solide et le séduisant de ce qu'on appelait le «chic»: du gentelman anglais. La société anglaise restera la dernière qui, sur une Europe encore cohérente, aura exercé une influence générale de séduction.
Les noms.
Un autre phénomène de décadence, assez mystérieux celui-là, est la laideur des noms propres. Ce phénomène tient-il à la nature des faits qui s'attachent aux noms selon les époques et, en certains siècles, projettent le reflet de leur grandeur ou de leur grâce sur les uns, et, en d'autres âges, impriment à d'autres noms la marque de leur misère ou de leur vulgarité ? Il est difficile de le déterminer. Le certain est que cette laideur des noms de personnes est très marquée dans la décadence romaine. En France, la comédie et le roman du siècle dernier l'a souvent fait ressortir ; elle avait d'ailleurs frappé celui qu'alors tout Paris appelait Boni de Castellane ; il la note dans ses souvenirs et cite en exemple à ce propos le nom d'un projet de loi qui, portant celui de ses auteurs, s'appelait le projet Waldeck-Cocula-Trouillot.
Ce que la démocratie ajoute aux injures du temps, à l'effacement des traits physiques et moraux, aux déformations de l'âge, à la laideur et aux infirmités qui accompagnent la double vieillesse sociale et humaine des sociétés européennes, comme elles accompagnent le plus souvent la vieillesse de l'individu, ce que la démocratie ajoute à tout cela, c'est le goût, on pourrait dire le snobisme, parfois presque le culte, de cette laideur et de ces infirmités. Et cette étrange propension, ce penchant littéralement pervers, fait lui-même partie de la laideur spécifique de la vieillesse démocratique ; il en est l'un des attributs. Cependant, là encore, selon toute apparence, intervient la question de l'âge de l'humanité, car les Grecs, qui ont connu toutes les atteintes de la démocratie, n'en ont pas perdu pour cela le sens esthétique, à beaucoup près, et, même déchue, conquise, politiquement anéantie, la Grèce n'en est pas moins demeurée le foyer des lettres et de la philosophie, la patrie des arts, et l'école du goût (3). C'est proprement une particularité de la démocratie moderne d'avoir définitivement porté une génération entière vers tout ce qui est bas, vil ou morbide ; génération qui, elle-même, a enfanté cette jeunesse sans grâce, fânée de corps et d'âme, et dont la pose esr de se mettre à l'unisson de l'universelle grossièreté.
Le vêtement.
Le vêtement est ce qui tient le plus au physique ; il complète ce que la nature, en le créant industrieux, a négligé de donner à l'homme. Rien donc ne tient de plus près à l'individu que son vêtement et rien n'est plus conforme à son instinctif amour de soi que de parer sa personne et de porter ainsi ostensiblement le signe de son rang, de sa dignité, de sa richessee, de sa supériorié, si petite soit-elle ; en un mot, la marque de son autorité ou de sa qualité particulière. Rien n'est plus conforme à ce même instinct que d'orner la nudité ingrate du corps humain pour la satisfaction de le rendre attrayant ou de cacher ses défauts, avec un désir d'élégance qui peut être, dans son genre, aussi heureusement paysan que noble et qui, normalement, répond à un goût universel du genre humain. La recherche, au meilleur sens du mot, dans l'habit, et le penchant à se parer, généralement répandus dans une société, sont la preuve d'une vitalité, bien insuffisante certes pour se soutenir à elle seule, mais d'une vitalité certaine tout de même. On peut citer des sociétés, comme la bysantine, qui ont succombé dans tout le faste de leurs ornements ; on n'en saurait trouver qui fussent débraillées dans la beauté de leur âge et moins encore dans la force de leur apogée, même dans un moment de tonicité passagère durant leur décadence.
Jusqu'au début du règne de Louis XVI, le vêtement avait intégralement conservé ce que l'habit a toujours représenté, dans la plénitude de son rôle et de sa signification. Dans les dernières années de l'Ancien Régime, toutefois, le vêtement masculin (4) se simplifie, tout comme le meuble et, signe très remarquable, l'habitude, plus de dix fois séculaire, du port de l'épée, marque effective et efficiente d'une supériorité primordiale, se perd, et se perd avec affectation, avec cette affectation que mettent les faibles à se désarmer en répudiant une supériorité qu'ils sentent échapper à leur impuissance morale. A partir de là jusqu'en 1914, tandis que les bijoux deviennent de plus en plus discrets, que l'on porte de moins en moins de bagues et de breluques et que les montres deviennent tout unies ou à peine guillochées, le vêtement ne cesse de son côté de se simplifier. La dentelle, les broderies d'habit, les boucles de souliers disparaissent successivement ; puis le mélange harmonieux des couleurs dans les trois pièces du vêtement disparaît presqu'entièrement à son tour ; on en vient à l'uniformité du «complet» dont les couleurs elles-mêmes s'assombrissent de plus en plus et tendent à s'effacer.
La guerre de 1914 a donné le coup de grâce au vêtement militaire, également très simplifié en France depuis la Troisième République et devenu aujourd'hui, moitié celui d'un joueur de tennis, moitié celui d'un mécanicien. Elle a achevé la décadence du vêtement civil. Jusqu'alors, les hommes avaient été habillés d'une façon devenue uniformément sombre, d'une façon que l'usage du pantalon notamment rendait fort laide, mais qui cependant était proprement convenable, c'est-à-dire adaptée aux circonstances de la vie et dans les hautes classes, malgré sa relative simplicité, mises à l'unisson des diverses activités quotidiennes de chacun par des nuances parfois subtiles, mais justes et de bon goût. Après 1918, l'habitude n'est jamais couramment revenue, comme avant 1914, de s'habiller pour le soir. Une sorte de veston à revers de soie dont naguère, quand subsistaient les rafinements d'une haute civilisation, les Anglais usaient pour passer au fumoir afin de ne pas imprégner leur habit de l'odeur du tabac, le smoking autrement dit, remplaça presque toujours l'habit lorsqu'on s'habillait. A vrai dire, le veston devint pratiquement le type unique du vêtement. Tout tendait, désormais, vers un habillement plus fruste. Les couleurs reparurent, non plus franches, mais ternes, artificielles, impossibles à nommer de noms connus, entremêlées en motifs généralement menus et d'une vulgarité croissante, et, dans les pays du nord, avec une note souvent étrangement fausse, criarde et ridicule. Enfin, la mode fut alors de porter à la ville des vêtements faits d'étoffes plus ou moins bourrues et de coupe prétendue sportive ; elle se répandit aussi, pour fouler l'asphalte unie des trottoirs, de chausser des souliers renforcés, conçus spécialement par les Anglais afin de marcher longtemps sans être mouillé dans l'herbe humide des golfs ; un peu plus tard ce furent des souliers de gros cuir fauve à semelle excessivement épaisses, copiés des chaussures portées par les trappeurs dans les neiges du Canada. C'étaient là les signes d'une propension à ce qui est illogique et inutilement grossier par opposition délibérée à ce qui est rationnel et fin ; propension qui est allée s'accentuant entre les deux guerres et qui annonçait l'invraisemblable débraillé, le quasi nudisme, dont nous devions être témoin depuis. Simultanément, on passait du linge blanc et empesé au linge de couleur non empesé et, après le chapeau de soie haut-de-forme, condamné en 1914, le chapeau melon, coiffure encore rigide seyante d'ailleurs, s'effaçait rapidement devant le chapeau mou, destiné lui-même à disparaître peu à peu devant le béret basque. Des motifs d'ordre économique justifiaient sans doute quelques-unes de ces transformations, celle du linge notamment, mais, si l'esprit public avait été autre, ces motifs n'auraient du les justifier que passagèrement et inspirer aussitôt un autre genre d'élégance. Ce qu'il y eut de caractéristique au contraire, c'est l'empressement avec lequel furent saisis, alors et depuis, tous les prétextes pour abandonner la tenue correcte de naguère et la bannir définitivement. Or, à leur goût de la parure, si naturel aux hommes, on peut mesure le cas qu'ils font d'eux-mêmes.
Parallèle entre le Directoire et notre temps.
Ce qui, en tous genres, est beaucoup plus grave que, si grande soit-elle, la catastrophe elle-même en tant que conséquence logique et inéluctable de fautes antérieures, c'est, après la catastrophe, l'absence de réaction ou bien la fausseté des réactions. Or, après les évènements de 1940, les réquisitions allemandes certainement, mais plus que tout cette misère, proprement organisée ensuite, qui s'étendit sur la société, a donné le coup de grâce aux derniers vestiges de la décence dans le vêtement comme de la pudeur dans les mœurs.
On entend parfois rapprocher le débraillé, comme le brigandage, la corruption politique, la dépravation des mœurs, autrement dit les manifestations matérielles et morales du désordre actuel, des manifestations semblables qui, dans la période révolutionnaire, marquèrent particulièrement l'époque du Directoire. C'est là une de ces comparaisons que suggère une connaissance superficielle de l'histoire. Il faut se garder de ces rapprochements faits à la légère, car, s'il est vrai que l'histoire se répète sans cesse, encore n'est-ce qu'en comparant ce qui est comparable, soit entre les évènements, soit entre certains éléments de ces évènements. Afin de ne se point égarer en des similitudes trompeuses, il importe de toujours tenir compte des âges sociaux respectifs et de ne jamais oublier que des effets présentant des analogies voyantes mais superficielles peuvent être - et sont souvent en fait - produits par des causes profondes très différentes sinon opposées. On observera d'ailleurs alors qu'à les examiner de près, ces effets eux-mêmes, pour présenter, dans le vague, une identité apparente, ne s'en différencient pas moins par des nuances importantes - indices souvent subtils de la diversité de leurs origines essentielles - qui changent plus ou moins complètement leur signification (5). L'histoire se répète comme se ressemblent les hommes dont jamais aucun ne peut être identique à l'autre. Il n'y a de constant en elle que ce qui fait le fond du caractère humain ; encore faut-il tenir compte de son incessante évolution.
A vrai dire, la France sous le Directoire, était, de loin, le pays le plus peuplé d'Europe. Elle restait par ailleurs la nation de la Chrétienté la plus riche en ressources matérielles, malgré le désordre extrême qu'elle y avait mis ; elle était riche, surtout, en hommes pourvus de ces trésors que de longs siècles de civilisation avaient accumulés en eux ; elle avait, malgré l'anarchie dans laquelle elle traînait sa lassitude après dix années d'orgie révolutionnaire, elle avait encore un potentiel considérable de réaction, c'est-à-dire d'ordre vital, en la personne de ces excellents fonctionnaires de l'Ancien Régime que Bonaparte allait bientôt employer, les amalgamant à d'autres en un tout précieux que l'Empire léguerait à la Restauration. Le cerveau de la nation n'avait pas subi l'usure qui, en un siècle d'agitation fébrile, l'a épuisé plus que les dix précédents ne l'avaient fait. La France était victorieuse et redoutée ; elle possédait enfin un homme dont le génie pour l'administration civile égalait le génie militaire, quelques nombreuses et graves que soient les réserves qu'appelle son œuvre. Une observation les résume toutes : la France, sous le Directoire, avait cent cinquante ans de moins ; différence considérable, à l'âge où le déclin se précipite, pour des sociétés occidentales dont la longévité est de quelque douze ou quinze cents ans.
A la fin de la Révolution, le fait le plus grave consiste dans une mutation accomplie, dans une semence jetée. Cependant le désordre moral était encore beaucoup moins profond, beaucoup moins étendu surtout, qu'on ne le croit en général. L'immense majorité de la nation demeurait attchée à ses principes et à ses coutumes. Elle restait en grande partie passive, sans doute ; elle souffrait beaucoup et n'entreprenait guère, n'étant plus conduite, mais elle restait très vivace néanmoins. Si les liens qui l'attachaient à ses anciennes traditions étaient relâchés chez les uns, entamés chez les autres, ils étaient dans l'ensemble encore solides. Il restait à persévérer afin de les désagréger plus avant. Au demeurant, ce débraillé révolutionnaire était provoquant, non point passif ; il était d'ailleurs militaire surtout. Quant à la tenue civile, là où elle se faisait remarquer pour sortir de l'ordinaire, c'était par son exentricité ; or, dans l'exentricité, il y a quelque chose de tapageur et d'exubérant qui est du dernier mauvais goût sans doute, mais qui est la marque d'un excès de vitalité. Tel était le Directoire à cet égard ; telle se montrait alors dans ses réactions après les tragiques années de compression révolutionnaire, la jeunesse qui devait conquérir l'Europe, molester le monde pendant quinze ans et couvrir sa patrie d'une gloire superflue, coûteuse et immortelle.
Les caractères du vêtement actuel révèlent un état d'âme profondément différent de celui qui régnait dans la société sous le Directoire. Laissons de côté le débraillé plus ou moins grand de la tenue des fonctionnaires de tous ordres ; dans la mesure où il existe, il est le signe par lequel les gens de cette catégorie manifestent le degré de leur indépendance, c'est-à-dire de l'autorité sur eux-mêmes qu'ils ont conquise par lambeaux sur ceux qui doivent la détenir. Ce débraillé appartient à tous les genres de l'anarchie sociale, et s'il se développe avec la démocratie libérale, il tend, au contraire, à disparaître avec la démocratie autoritaire lorsqu'elle s'organise, autrement dit, lorsque, ayant complètement envahi la société, elle introduit dans certaines parties l'organisation indispensable pour désorganiser le tout. En revanche, le débraillé général et croissant chez les particuliers a une signification d'une toute autre portée.
Altération du sens du convenable.
Le laisser-aller actuel ne provient pas de ce que l'on brave les convenances (ce qui impliquerait la notion forte de leur existence), il provient de ce que l'on a perdu le sens du convenable (ce qui est un vide). Mais ce sens du convenable lui-même, de quoi est-il fait ? Car il est le sens de ce qui convient ; mais de ce qui convient à qui ? Bien qu'à propos d'un sujet qui, légèrement envisagé, peut paraître secondaire, la réponse est de celles qui s'étendent à toute l'esthétique et, à travers l'esthétique, touchent au nœud vital des sociétés. Le convenable donc est une ellipse qui désigne ce qui convient aux hommes animés d'un triple sens, éminemment aristocratique - ou si l'on préfère éminemment sain. Ce triple sens comprend celui de la dignité, c'est-à-dire de ce respect de soi sans lequel aucun respect profond ne peut être obtenu des autres ; celui de l'harmonie, qui est l'équilibre vivant ; et enfin celui du ridicule, ce dernier n'étant que la sanction (très grave lorsqu'elle a cours) appliquée à ceux qui, par vice ou maladresse, manquent de dignité et violent les lois de l'harmonie. Et par devers le triple sens du convenable, au-delà du respect de soi et du sens du ridicule, on arrive, conduit par celui de l'harmonie, à cet instinct de vivre propre aux êtres vivants, à cet instinct de conservation, soutenu chez l'homme par les formes les plus achevées de l'amour de soi, dont les manifestations vives consistent en un état de tonicité qui est la vie même ; par opposition à son contraire, l'atonie, qui est l'image de la mort. Cela nous conduira à considérer les rapports du beau et du laid, du bon et du mauvais, avec la vie et la mort. Nous viendrons en détail à cette notion dans un prochain chapitre. Contentons-nous, pour l'heure, de constater les faits : le vêtement, tel qu'il est actuellement, montre que, vautrés dans cette inertie morale qui résulte de la défaillance des instincts essentiels, les hommes renoncent à faire l'effort nécessaire pour sortir de l'abandon d'eux-mêmes où ils sont tombés.
Lorsque les hommes se trouvent collectivement sur la pente raide et glissante de la déchéance, ils la decendent très vite et - chacun se voyant entouré - ils perdent bientôt conscience de la rapidité de leur chute ; rarement au-delà d'un certain âge social, ils trouvent en eux-mêmes assez de force pour s'arrêter sur cette pente, et la sagesse devrait leur indiquer qu'ils n'ont pas trop de toute leur énergie pour éviter de s'y placer. Cette sagesse, qu'ils n'ont guère en aucun temps, ce sont les préjugés sociaux qui en jouent le rôle et y suppléent. Quand ces préjugés sociaux ont disparu, il ne reste plus rien : ni avertissement, ni frein. C'est ainsi, en ce qui concerne le seul vêtement, que lorsqu'en été les hommes ont pris l'habitude d'aller sans chapeau, ils ont retiré leur gilet, puis se sont mis en bras de chemise ; une fois en bras de chemise, ils ont successivement et très vite supprimé la cravate, ouvert le col, retroussé et ensuite coupé les manches ; enfin ils ont supprimé la chemise, les chaussettes et le pantalon, en adoptant, pour sillonner la ville dans des voitures particulières ou publiques, une sorte de tenue de courreur à pied qui serait à l'extrême limite de ce que la décence autoriserait à un pousse-pousse dans un pays tropical. Il est inutile d'insister sur un spectacle que tout le monde a sous les yeux et de décrire les diverses manifestations de l'inconscience qui, de nos jours, porte les gens à exhiber de leur personne des parties naguère cachées, dont ils sembleraient devoir être les premiers intéressés à vous épargner la vue. Moins encore est-il nécessaire de parler de cette variété d'aliénés dont on ne saurait décrire le costume faute d'objet et dont la seule existence prouve jusqu'où peut aller le vertige de la régression qui sévit actuellement dans tous les domaines. Ce qui importe ici est de rechercher la signification de cet état particulier des mœurs. Une relation de cause à effet frappe alors la réflexion. Durant un siècle, les hommes ont, dans la vie privée, subordonné de plus en plus le devoir à la passion ; du domaine moral, cette inversion s'est finalement transposée sur le plan matériel où, par une conséquence logique et en vertu d'une déduction moins indirecte qu'on ne pourrait le penser, les enfants de ces hommes ont également subordonné, au mépris d'un ridicule qu'ils ne sentent plus, leur dignité, leur respect d'eux-mêmes, à ce qu'ils considèrent comme le sommum de leurs aises et le comble de leur commodité.
La fausse simplicité.
Il existe une tendance fort ancienne qui apparaît lorsque les sociétés subissent une crise de conscience ; une tendance qui se manifeste sous diverses formes selon les époques et qui a inspiré les doctrines des principales hérésies chrétiennes. Se donnant pour but l'épuration extrême et intime des sentiments, cette tendance consiste dans la répudiation, dans l'horreur même en certains cas, des manifestations extérieures de ces sentiments, dans le mépris de leur symbole esthétique, dans la négation, enfin, de la valeur de ce symbole, réprouvé comme une hypocrisie, ou repoussé comme l'exubérance quelque peu primitive et superflue d'un état d'âme qu'il est indigne d'un esprit pur et évolué de traduire publiquement. Le protestantisme est tout imprégné des débris émoussés de cette tendance qui a subsisté en s'accommodant aux lieux et aux circonstances et se manifeste par diverses affectations de simplicité. Cette tendance, qui a eu sa grandeur et qui a produit autant de persécuteurs que de martyrs, on la suit à la trace dans une foule de domaines. C'est au nom de cette tendance, par exemple, qu'il est prétendu inutile de porter des vêtements de deuil, sous prétexte qu'ils sont le signe parfois trompeur et toujours vain d'un chagrin que l'on doit ressentir dans son cœur et à la sincérité duquel, si cette sincérité existe réellement, la couleur de l'habit ne saurait rien ajouter, etc., etc...Cette tendance vaudrait théoriquement pour des âmes exceptionnellement fortes et élevées, se complaisant dans les ellipses de l'abstraction pure ; où elles finissent d'ailleurs elles-mêmes par se perdre, condamnées qu'elles sont à suivre la voie d'un purisme toujours plus grand, plus immatériel, plus surhumain, et, finalement, plus inhumain. Pour le commun, il ne s'y mêle jamais rien d'une élévation dont il est incapable, et cette tendance ne représente que la porte ouverte à l'anarchie des esprits et des cœurs. Quant aux cerveaux réellement équilibrés, ils donnent aux formes l'expression du fond et si, en certains cas, ils considèrent dans leur for intérieur que les formes ne correspondent pas au fond, ils respectent néanmoins ces formes, non par lâcheté ou hypocrisie, mais par une haute conscience de leur valeur sociale. Ils les respectent avec raison parce qu'ils reconnaissent en elles les gestes de l'ordre, autrement dit les gestes de la vie sociale et parce qu'ils savent que l'on maintient, que l'on renforce cette vie en s'associant à ses gestes, tandis qu'on la condamne, qu'on la désagrège, en exigeant qu'elle ne palpite pas, en se dissociant de ses mouvements traditionnels et en lui en inspirant de faux. Nier l'ascendant ou la séduction qu'exercent la correction et l'élégance de la mise, c'est, conformément à cette tendance, affecter de repousser tout ce qui compose le sens éternel des choses de la vie. Au demeurant, l'adaptation du vêtement à la condition, à l'âge, aux circonstances, comme le soin de la personne, est une preuve d'ordre social en même temps qu'une preuve de cet ordre personnel, moral et matériel, qui est la santé de l'esprit et du corps, et dont la propreté n'est qu'un aspect ; il est une preuve de tonicité qui, sous une forme quelconque, appelle toujours la déférence. En revanche, aucune considération ne va jamais à ceux qui, par mollesse de l'âme, sacrifient les convenances et l'harmonie à l'amour étroit de leur bien-être immédiat ; aucun respect ne subsiste à l'égard de ceux qui se respectent assez peu pour se négliger eux-mêmes et inviter ainsi à les négliger.
Plus loin, nous reviendrons encore à cette question du respect que tout conspire pour rebuter, de ce respect qui est un sentiment profondément humain et dont la nature, sans doute parce qu'il est une nécessité sociale, a fait un besoin pour l'individu. Car l'homme est enclin au respect parce qu'il est enclin à la crainte. Rendu humble par le grand nombre de ses besoins et de ses désirs, maintenu dans l'humilité par ses constantes faiblesses, il cherche naturellement à vénérer, afin d'être protégé des dieux et de ceux parmi les siens auxquels il attribue le pouvoir de manier un peu de leur puissance. Pour que le respect s'en aille, dans des sociétés façonnées à la hiérarchie par de longs et féconds siècles d'ordre, il faut qu'il soit obstinément découragé par le spectacle de l'impuissance de chacun sur soi-même, et par la faillite de tout ce qui soutient et impose l'autorité. Encore ne s'en va-t-il jamais bien loin ; il se borne, chez le commun des hommes, à changer d'objet et à s'appliquer aux pires, ne demandant, au reste, qu'à reparaître envers les meilleurs dès qu'ils justifient son retour.
A ne considérer que les effets du vêtement sur le respect, il faut convenir qu'à eux seuls, ils sont très grands. Qui respectera la femme, la mère, l'aïeule, qui défendra la sœur, la fille, dont la pudeur atrophiée tient toute entière, et plus ou moins bien, entre le bas-ventre et la naissance des cuisses ? Qui obéira à l'individu dont le débraillé proclame le mépris de toute contrainte ; et qui craindra l'homme dont la demi-nudité révèle les laideurs, les ridicules et la pauvreté d'une anatomie débile ? Dans le terne appareil de la pseudo-simplicité démocratique, dans l'extravagante inconvenance du laisser-aller prolétarien, qui respectera le prêtre, l'officier, le magistrat ; que deviendra le prestige des vieillards que l'on vénérait jadis, quand ils étaient vénérables ?
Au surplus, dans les temps où la subordination était la plus stricte, aux temps même de l'esclavage, la tenue des valets a toujours été à l'image de celle des maîtres. Il n'entre pas dans les possibilités de la nature humaine d'obtenir des serviteurs une correction dont on ne donne pas l'exemple. Or on ne verra pas longtemps des garçons de restaurant colletés et boutonnés servir en été des clients sans veste, le cou et les bras nus ; et comment des maîtres en bras de chemise à table ou au salon, exigeraient-ils la bonne tenue d'autrefois du peu de domestique qui existe encore, devant lesquels ils tiennent, d'ailleurs, des propos qui n'auraient pas été admis dans l'office d'une maison convenable il y a quarante ans ? Pour tout dire, des gens débraillés ne sont dignes ni d'un service, ni d'un salon. Ils ont déjà à peu près perdu l'un. Par la force des choses, ils vont bientôt perdre l'autre.
Le langage.
Avec son vêtement, rien ne tient plus au physique de l'homme que son langage, vêtement de ses sentiments, vêtement de sa pensée quand il en a une. Rien n'est plus révélateur de son âme que sa façon de s'exprimer. Rien n'indique mieux l'âge social que le degré d'évolution de la langue qu'il parle et la pureté plus ou moins grande de cette langue selon qu'elle se forme ou qu'elle décline.
Ce n'est point s'abuser que de dire le Français une des plus belles langues qui furent jamais, une des plus riches en nuances, une des plus propres à exprimer la souplesse d'une pensée profonde ou déliée, à rendre les finesses d'une observation pénétrante et délicate. Ce Français que tant de maîtres ont rendu classique dans le monde entier, les jeunes générations non seulement l'apprennent mal, mais n'en sentent plus le génie. Elles parlent imparfaitement une ou deux langues étrangères et ne savent désormais plus manier la leur. Cependant, si elles ne savent plus manier la leur, ce n'est point parce qu'elles en apprennent d'autres mais parce que leur connaissance sommaire ou nulle des langues anciennes, le défaut de méthode, la tournure vague de leur esprit font qu'en aucune langue elles ne peuvent avoir cette précision, qui devient facilement de l'élégance, et que l'on apporte volontiers aux autres idiomes quand on en a l'habitude dans le sien.
Point n'est besoin de revenir sur ce qui a déjà été dit à cet égard ; il convient toutefois de le compléter.
Nous avons parlé précédemment de la dégénérescence du style en tant qu'il est le fait du déclin de la culture des humanités. Il est une autre dégénérescence parallèle, qui est celle des mots. Quand elle se maintient, la pureté du langage est le fait de tous : des illettrés comme des lettrés. Il existe des régions de l'Europe, telle la Castille par exemple, où, pour des raisons auxquelles il a été fait allusion au début de cet ouvrage, la vieillesse sociale est moins avancée qu'ailleurs, et où les gens du bas peuple, souvent analphabètes, parlent une langue excellente. Pour des motifs analogues, c'est le cas, c'était du moins le cas il y a peu d'années, de certains Russes de la même classe, fixés en Roumanie depuis plusieurs générations. Et c'est là un phénomène très compréhensible, le langage étant une des projections le plus immédiates du cerveau, et donc de son âge, tant social qu'individuel. Que l'on écoute attentivement, au contraire, le langage des Français d'aujourd'hui et, si l'on se reporte à des souvenirs peu anciens, si on fait abstraction de l'habitude, on sera confondu par le nombre et l'importance des altérations qu'a subi la langue. Il s'est opéré, depuis une trentaine d'années surtout, des mutations telles dans le vacabulaire que le sens du parler courant de la jeunesse actuelle échapperait en bonne partie à un étranger cultivé, sachant parfaitement - comme il y en avait beaucoup naguère - une langue apprise dans les auteurs français, de Molière à Anatole France (6). A vrai dire, la jeunesse sème ses propos entrecoupés de mots inconnus dont la seule consonnance révèle une niaiserie proprement imbécile. De toute évidence, une société où l'on peut avoir été «zazou», être passé dans la zone «nono» et y être devenu «fifi», après avoir connu des émotions qui vous ont laissé «flagada», est une société qui présente des signes de ramollissement cérébral indiscutable et fort inquiétants. Dans cette niaiserie pénible, empreinte de la plus extrême vulgarité, réside le principe de la transformation de la langue française dont nous sommes témoins. Dans la Chrétienté, peut-on dire - car le même phénomène s'observe plus ou moins dans la plupart des pays d'Europe - cette transformation du langage n'a pas seulement le caractère de la déformation sénile qui marque le latin des IV
è, V
è, VI
è siècles ; il s'y ajoute l'élément primordial de cette affectation démocratique qui imprime à la langue une tournure spécifiquement prolétarienne.
A l'habitude de certaines crudités qui existaient couramment dans les termes au XVI
è et au XVII
è siècles, qui subsistaient même au XVIII
è siècle et consistaient à appeler les choses par leur nom, a succédé, durant le XIX
è siècle, un langage de plus en plus châtié sous le rapport de la pudeur. N'employant que des périphrases pour tout ce qui en relevait, ou bien procédant par allusions voilées et lointaines, ce langage, à force de réserve, aboutit, autour de 1900, à une véritable pudibonderie, correspondant aux us et coutumes généralement reçus à l'époque. En cela comme en autre chose, car tout se tient, la guerre de 1914 a amené une réaction violente et la langue qui, jusque là, vieillissait lentement, a brutalement dégénéré en quelques années. Ce n'est point que des expressions, généralement très imagées du reste, de la langue verte ou de l'argot soient passés directement et en foule dans le langage courant. C'est autre chose et pire que cela. C'est le fait d'un laisser-aller général combiné avec la rage de s'abaisser, qui a perpétué cette recherche de vulgarité, née à l'origine de l'engouement pour ce qu'il y avait dans le «poilu» non de grand mais de petit. Tout le monde se souvient comme on affecta alors d'introduire dans l'ordinaire de la vie le jargon des tranchées, lui-même très composite, fait, dans le grand malaxage des quatre années de guerre, de mots paysans de toutes contrées ou tirés d'argots faubourien et militaire, le plus souvent déformés ou des moins imagés, plus puérils encore que franchement populaires, inspirés par les circonstances à une population hétéroclite, en grande majorité humble, à la fois mêlée, dépaysée et désaxée par la force titanesque des évènements et qui s'étaient créée, à son image de soldat prolétaire, un langage dont le genre a survécu et tend à dominer.
Ce genre possède un certain nombre de particularités qui carractérisent le parler moderne et, depuis trente ans, ce parler s'est si bien généralisé que beaucoup de gens, élevés cependant au meilleur langage, l'ont plus ou moins adopté, soit que, emportés par l'accélération de la transformation, ils y cèdent inconsciemment, soit que, vaguement séduits par elle, ils s'y adaptent comme on suit nonchalamment une mode absurde pour ne pas se singulariser. La première de ces singularités est l'abus inconsidéré du tutoiement qui a déjà été mentionné. Il faut ajouter cependant que, par une singulière contradiction, jamais le tutoiement ne s'est autant prodigué sans réciprocité de supérieur à inférieur. Or le tutoiement, dans les langues où la distinction existe, est une finesse de plus indiquant la parité, mais au-delà de son objet, il n'est qu'une grossièreté supplémentaire. Une autre particularité est que les expressions et les mots les plus crûment grossiers sont passés dans le langage courant et sont communément employés dans les milieux où, avant 1914, le seul mot «embêtant» était tenu pour malsonnant et, prononcé dans un salon, classait comme mal élevé qui s'en servait pour exprimer l'ennui. C'est là, d'ailleurs, une manifestation du penchant de l'époque pour la fausse vigueur, et il semble aujourd'hui qu'il faille le secours de la canaille des mots pour prêter au discours l'apparence d'une énergie dont on ne sait plus lui donner la réalité noblement ; de même croyait-on, au siècle dernier, que quelques gouttes de sang d'une plèbe dont on ne voulait pas voir la vieillesse pouvaient «régénérer» d'antiques familles en leur infusant la force d'une jeunesse supposée.
Une autre particularité encore est l'envahissement de la langue par une quantité de mots de toutes origines et la plupart si inexpressifs par eux-mêmes qu'on n"en saurait deviner le sens si on ne le connait pas, mais qui font paraître recherché le simple et clair langage de naguère (7). Pour achever, tout cela s'exprime sur un ton faubourien qui, lorsqu'il n'est point affecté, n'est que trop naturel ; car le son de la voix se prolétarise comme les mots qu'il énonce, comme l'être physique dont il émane, comme les pensées qu'il rend ; la déchéance elle-même ayant sa lugubre harmonie. En fin de compte, de ces particularités du parler moderne il résulte un ton général qui, lorsqu'il n'est pas vainement grincheux, est celui d'une puérilité gouailleuse qui s'attache à rabaisser tout ce qui est élevé, à avilir tout ce qui est sacré, à tourner en dérision tout ce qui est respectable, à affaiblir tout ce qui est fort, à épaissir tout ce qui est fin, à engoudir tout ce qui est vif, à prolétariser, en un mot, tout ce qui est noble.
Le sens critique et l'esprit de répartie.
Quand une langue ne se prête plus à l'expression de sentiments fins ou nobles ; quand le hommes perdent l'intelligence des mots abstraits les plus simples et des métaphores les plus claires ; quand les mots d'honneur, de vertu, de décence, de délicatesse, de sagesse, sont devenus désuets sinon ridicules, c'est le signe que l'esprit humain s'est épaissi ; cela veut dire que le tour de l'esprit des hommes qui, en parlant, façonnent cette langue, est lui-même devenu grossier et, au sens propre et étymologique du mot, ignoble.
Il est de fait, au demeurant, que les réactions ne sont plus rapides, souples et nerveuses comme autrefois. Les esprits, naguère si rompus aux ellipses de la pensée, n'évoluent plus aujourd'hui que dans le matériel et dans l'absurde (qui se touchent plus qu'on ne le croirait). Ils doivent être guidés pas à pas à travers les étapes successives du raisonnement, comme ils l'étaient par les philosophes Grecs il y a quelque deux mille cinq cents ans, lorsque grandissait en apprenant à raisonner la civilisation dont la fille meurt présentement en déraisonnant.
Du point de vue intellectuel, deux facultés ont considérablement décliné, jusqu'à disparaître à peu près dans la jeune génération. Le sens critique d'abord, cette coutume de l'intelligence, qui devient une seconde nature et qui fait passer dans une sorte de vestibule de l'esprit les idées qui se présentent afin de les examiner avant de les admettre, qui les interroge, les discuten et, comme fait un bon huissier, prend une certaine habitude de les classer sur la mine qui, à la longue, ne trompe guère. Le sens critique est à l'intelligence ce que le sens du goût est à l'estomac ; sans lui l'esprit absorbe tout ce qui se présente comme aliment et n'est à l'abri d'aucun poison, même le plus grossier. Le sens critique, en fin de compte, n'est guère qu'une forme active du bon sens ; exaspéré, il rend l'individu insociable, mais généralement aboli, il rend une société amorphe et prépare cette ductilité extrême dont il sera question plus loin (8).
L'esprit de répartie ensuite, l'art, français entre tous, de répliquer, sinon toujours avec esprit en tous cas avec cet à-propos, cette rapide justesse qui en imposent comme un tir précis à l'interlocuteur le plus mordant, l'esprit de répartie se perd complètement. De son défaut il résulte que les gens, lorsqu'ils veulent échapper à la gaucherie du silence, tombent dans une niaiserie grincheuse ou bien se réfugient dans l'exubérance exclamative d'une vulgarité trop facile. Au surplus, on ne sait pas plus dire qu'on ne sait répondre. On ne sait plus ni remettre quelqu'un à sa place avec dignité, ni complémenter avec goût, ni louer avec mesure, ni demander avec tact, ni remercier avec grâce. Il semble que le mieux que l'on sache faire est, proprement, de se rebiffer et, par l'effet même de la prolétarisation, dans tous les milieux s'est répandue, avec une affectation plébéienne de brusquerie, la pratique populacière de ce genre d'imprécations par le fracas desquels les esprits grossiers cherchent à se dérober aux explications qu'ils se sentent inhabiles à formuler. Pour tout dire, de nos jours, il faut parler durement et crûment si l'on veut se faire comprendre. L'âme épaissie et calleuse des sociétés prolétariennes est devenue insensible aux nuances, impénétrable aux finesses qui, il y a encore un tiers de siècle, faisait si vivement réagir son extrême sensibilité d'alors. L'ancienne courtoisie que l'on mettait dans les rapports sociaux, la mesure que l'on conservait toujours dans les termes, même lorsque les intérêts s'opposaient, tout cela a disparu, dispersé par l'âpreté des convoitises sordides et la multiplicité des plus humbles besoins matériels, par la gêne de tous, par l'énervement de chacun, par le dégoût général et le désordre universel.
La politesse.
A qui contemple les rapports sociaux et les mœurs dans le monde moderne, la civilisation chrétienne offre l'image d'une mécanique brisée dont les rouages gisent épars, en proie à la rouille qui les rend méconnaissables en les rongeant et les décomposant petit à petit. Dans ce monde qui retombe à la barbarie, tout redevient fruste, tout est émoussé, plus rien n'émerge - ou à peine - tout se confond dans un universel affaissement, il n'est pas jusqu'à ceux qui s'en aperçoivent qui deviennent plus rares chaque jour.
Quasi rien ne subsiste plus de cette ancienne politesse qui apprenait le tact et y suppléait constamment, qui maintenait le sens de la mesure, qui tenait lieu de délicatesse à ceux qui en manquaient et les rendait ainsi supportables aux leurs ; qui, enfin, équilibrait les rapports des hommes entre eux. Condamnée par l'esprit démocratique, l'ancienne éducation a cependant survécu durant le XIX
è siècle, quoiqu'en s'affaiblissant à chaque génération ; mais le XX
è siècle a affecté de ne plus voir dans les bonnes manières de la vieille urbanité que de gênantes conventions et de vaines contraintes. C'était l'indice que leur signification n'était plus comprise et le signe prémonitoire de leur prochaine disparition. Or, on peut dire avec raison que la véritable politesse vient d'un sentiment profond de dignité personnelle, du sentiment du respect que l'on doit à soi-même et que l'on impose aux autres ; toutes notions qui impliquent la maîtrise de soi et qui, d'essence aristocratique, se sont perdues dans la Chrétienté moderne démocratisée. On peut dire également que chez les personnes d'âme élevée, la politesse vient principalement du cœur, qu'elle prend sa source dans un sentiment mâle de charité (n'ayant rien de commun du reste avec cette sensiblerie rousseauiste qui a tant gâté l'âme humaine depuis le XVIII
è siècle). On peut dire surtout qu'elle naît d'un sentiment essentiellement chrétien, ce qui est fort exact pour la société chrétienne. Cependant la politesse existait très rafinée avant le christianisme, sous des formes à peine différentes parfois de celles qui furent les nôtres ; elle subsiste, souvent très cérémonieuse encore, dans les hautes civilisations païennes actuelles ; elle ne laisse pas enfin d'être extrêmement développée à sa manière chez les peuples demeurés sauvages jusqu'à nos jours. Le fait est que les causes diverses et immédiates que l'on donne ordinairement à la politesse des nations ont elles-mêmes une cause commune plus lointaine. En dernière analyse, la réciprocité de certains égards - qui constitue le fond même de toute politesse - est imposée par les nécessités de la vie collective dès que les hommes se rapprochent d'une façon cohérente pour former une société. Cette réciprocité d'égards procède par là d'un sentiment aussi fondamental qu'inconscient de sa cause initiale, comme tout ce qui participe de l'instinct de conservation sociale. Ce sentiment est capital car il est partie de celui de l'ordre qui règle la vie des collectivités humaines. Si l'on en suit l'évolution par rapport aux instincts animaux, on voit chez l'homme ce sentiment - ou cette portion d'instinct - prendre corps et s'organiser sous le nom de politesse. Comme toutes les qualités sociales, la politesse se dégage de l'obscurité dans laquelle se perdent ses origines en ce point où l'ensemble des lois constituant l'éthique sociale en formule les règles et lui donne au grand jour cette origine vénérable et seule perceptible, unique forme sous laquelle les institutions humaines, pour favorables qu'elles soient au développement de la société, peuvent s'imposer à elle.
C'est ainsi que la civilité courante n'est que l'expression la plus familière de l'ordre social. A ce titre, la politesse, de quelque façon qu'elle soit entendue, est une manifestation vitale. Qu'à ce propos l'on pèse donc ce que contient ce mot si lourd de sens : le savoir-vivre. Et, observant que l'on ne sait plus vivre, non point faute d'éducateurs mais parce que les hommes ont généralement perdu, avec l'instinct aristocratique de la vie colective, le désir banal de savoir vivre, que conclure de l'avenir d'un monde où, sous le prétexte d'une simplicité dont la réalité est tout autre chose, on pratique dorénavant la grossièreté sous toutes ses formes ; où celui qui s'aviserait de se conduire comme par le passé et prétendrait observer des convenances qui ne conviennent plus à ce monde, s'y mettrait comme hors du jeu et semblerait un dément s'obstinant à payer en louis d'or des hommes parmi lesquels n'a plus cours, en guise de monnaie, qu'un papier sans véritable valeur ?
D'autre part, la politesse, dans ses formules et dans ses gestes, est ce par quoi s'exprime le plus constamment la hiérarchie existant entre les hommes. Elle reflète, par des variantes subtiles, l'infinité de ses moindres nuances. Elle rend continuellement présents à l'esprit des uns et des autres leurs droits et leurs devoirs réciproques, car les égards mêmes dont il est l'objet rappellent à celui qui les reçoit ses obligations envers ceux qui les lui prodiguent ; toutes choses dont la démocratie a essentiellement horreur. D'un autre côté, les marques de la déférence veulent être accueillies avec cette dignité qui en entretient l'usage et que l'homme moderne repousse comme une servitude, de même qu'il se refuse à être boutonné en été ; tout se tient. Dans l'état aristocratique aussi, tout inférieur est attentif à recevoir ce qui lui revient d'une politesse qui est l'aveu et la reconnaissance implicite des droits qui lui appartiennent, si modestes soient-ils, et auxquels il est fortement attaché. Cependant lorsque la société arrive en cet âge penchant, comme dit si joliment Malherbe, où, ne fondant plus et ne maintenant guère, elle vit sur un long acquis, on voit apparaître une délicatesse croissante à l'égard des faibles, des humbles, qui rend au long d'une époque les rapports sociaux particulièrement amènes sans que l'ordre social, déjà détendu, soit encore bouleversé. Cette délicatesse est un luxe que permettent le respect établi et les disciplines forgées pendant de longs siècles par des générations fortes ; un luxe qui d'ailleurs dilapide les trésors d'ordre accumulés par toute une vie sociale de travail. Enfin une phase de décadence s'achève avec les excès de cette délicatesse devenue une sorte d'hystérie de la bonté annonciatrice des grandes convultions finales. Car la nature des choses veut que pour être bons, les rapports humains, tout en respectant scrupuleusement les formes établies et tutélaires de la bienséance, soient déliés et fiers, nets et francs dans leur indication des rangs respectifs des personnes, et non exempts même d'une certaine rudesse virile, tempérée toutefois par la charité. Il convient à leur élégance, lorsqu'elle existe, de comporter quelque chose de félin ; ils doivent en tous cas conserver une réserve faute de laquelle ils perdent, si l'on peut dire, la tonicité de leur allure. Il en va en effet des rapports entre les individus comme de ceux qui s'établissent entre les nations ; chacun doit veiller sans cesse à s'y faire rendre ce qui lui est du ; jamais on n'y doit livrer ses armes ; bien rarement peut-on un instant les déposer. Et dans ces conditions, les formes que revêtent les égards sous divers noms, en obligeant mutuellement les parties comme un contrat, font de la politesse en général un véritable lien social. Au contraire, quand une faiblesse apparaît et grandit dans les régions élevées de la société où tout, normalement, n'est que pressions réciproques, il en résulte que l'équilibre social, qui jusque là se déplaçait lentement en évoluant, se trouve d'abord compromis, puis irrémédiablement rompu. On voit alors la bonté, la charité, la générosité, toutes les formes vertueuses de la sensibilité en un mot, qui, à l'état impétueux des caractères, font l'office de frein, évoluer seules, sans contrepoids, et aller ainsi à des excès qui se retournent bientôt contre leur but initial. En pareil cas, l'attitude, de noble, dégénère en quelque chose qui n'est plus la vertu mais les contorsions de la vertu et qui se traduit par le développement d'utopies maladives sur le thème idyllique de la fraternité, lesquelles formant abcès finissent inévitablement par percer dans un flot d'humeur et de sang.
Tout, en ce monde, doit avoir sa sanction. Dans la Chrétienté, une institution capitale, adaptée à son génie, conservait au sommet de la hiérarchie sociale, d'où part et se répand l'exemple, l'équilibre des rapports sociaux : le duel. Tandis que le duel tombait dans le ridicule avant de disparaître, les bonnes manières simultanément tombaient en désuétude avec l'honneur, la probité et l'ensemble de ce qui, classiquement, rendait l'individu respectable ; tout cela se trouvait répudié comme autant de qualités méprisées de l'intelligence démocratique et bonnes seulement, faute de mieux, pour les personnes absolument dénuées de toute autre.
Une société dans laquelle les sentiments essentiels s'effacent ainsi n'est plus une société policée. Les formes extérieures, dans le commerce des hommes entre eux, sont, nous venons de le dire, les signes des rapports qui les associent ; l'abandon de ces formes, en proclamant la rupture définitive des liens que la réciprocité avait établis parmis eux, achève de les dissocier et les livre ainsi à tous les mouvements de l'instinct individuel qu'aucun instinct social ne freine plus désormais.
A ces façons frustes correspond l'ensemble des sentiments frustes qu'elles décèlent.
Sensiblerie de 1900 et caractère de l'insensibilité moderne.
Aux environs de 1900, la société chrétienne avait atteint au paroxysme d'une sensiblerie et d'un sentimalisme dans lesquels la froide analyse reconnaît une incidence de l'amour de soi porté à ce degré de faiblesse où, sous forme de lâcheté, il ne peut plus que nuire à son propre objet. Cette lâcheté indirecte n'a fait qu'augmenter avec les années et, en évoluant, elle se manifeste aujourd'hui, par réaction, sous l'aspect d'une excessive insensibilité, laquelle, pour s'opposer diamétralement à la sensiblerie exaspérée d'il y a un demi-siècle, n'en a pas moins la même origine.
Tout comme la sensiblerie de 1900, l'insensibilité prend sa source dans l'égoïsme, qui est la manifestation la plus inférieure, la plus bornée de l'amour de soi et, si le pas donné sur la raison aux élans de la passion c'est-à-dire à la satisfaction immédiate et aveugle des sens, conduit infailliblement à la désagrégation morale de la société, puis, par voie de conséquence directe, à sa désagrégation matérielle, la sécheresse du cœur, à son tour, est une tare morale propre à un état de plus grande faiblesse encore, aboutissant au même résultat social. Chez l'individu, on l'observe souvent à cet âge où, ne pouvant plus rien distraire de ses forces défaillantes, il en réserve jallousement le reste à la défense de son reste de vie. Elle est communément le fait de l'extrême vieillesse, comme elle est aussi celui des infirmes et des grands malades. Sur le plan social, cette extraordinaire insensibilité se trouve donc naturellement être fréquente parmi cette vieille jeunesse qu'est celle de nos jours. ; elle explique avec quelle facilité le monde actuel tombe à des cruautés maladives, qui ne procèdent nullement de l'ardeur violente du tempérament propre aux excès de vitalité de la force. Elle explique aussi comment on trouve tant d'hommes jeunes pour les accomplir. Quel que soit d'ailleurs le parti pour le compte duquel elle s'exerce, cette sorte d'insensibilité, propre à la démocratie parvenue à son plus haut degré de virulence, à la démocratie autoritaire donc, revêt, dans le monde actuel, un caractère nettement pré-bolchevique. Arrivé à ce point, le mal démocratique pénètre tout et devient universel ; aussi, l'insensibilité qu'il provoque se retrouve-t-elle également en tout : dans les rapports sociaux de toute espèce comme dans le for intérieur de chacun. Or on ne peut noter que la sécheresse et l'indigence des rapports de société dans le monde moderne font un exact pendant, moralement, à ce qu'est, matériellement, la nudité des intérieurs actuels, succédant aux excès d'ameublement, à cette profusion de tentures et de draperies, à cet abus de bibelots et de toutes sortes d'objets mièvres et de mauvais goût, qui sévissaient depuis le Second Empire surtout et correspondaient aux débordements sentimentaux de la démocratie libérale.
En ces temps où tout est déchéance, les diverses manifestations de la vie intellectuelle et morale de la société, comme celle de la vie spirituelle, semblent se résorber ; se repliant de plus en plus sur elles-mêmes elles donnent positivement l'impression d'être racornies. Dans l'atmosphère de découragement, de désespoir intime que répand la notion d'une décomposition sociale extrême, tout apparaît sous les traits de ce laisser-aller de soi-même, de cet abandon qui font bannir de l'existence ce qui dépasse les plus terre-à-terre des soucis quotidiens ; et, dans la déroute de toutes choses cette attitude représente la dernière réaction de défense de l'instinct de conservation opposant, par un suprême effort, l'apathie au dégoût.
Tout disparaît de ce qui révèle la tonicité dans la société comme chez l'individu. Il n'y a plus ni pudeur, ni retenue. Les vertus et les vices se correspondant, on ne trouve plus que des vertus chétives et des vices débiles. Et dans cette vie où la lutte n'est plus qu'un débat de l'individu haletant pour alimenter tant bien que mal son existence animale, faute de temps, faute de moyens, faute de culture, faute de liberté d'esprit, tout manque qui permettait jadis de s'épanouir à cette fleur de l'humanisme qu'était l'honnête homme d'autrefois. Il en résulte qu'il n'y a plus de commerce d'honnêtes gens, ce qui est très préjudiciable au raisonnement car il est bon, comme dit Montaigne, de «frotter et limer nostre cervelle contre celle d'aultruy» et si, d'un sens, la solitude est une force, il est certain d'autre part qu'à ne jamais agiter en commun des idées générales, à ne point contrôler sa pensée à celle d'esprits dignes de cette contreverse qui fait surgir ou préciser la pensée, l'on risque de s'égarer comme sur la piste incertaine d'une vaste plaine désertique.
Il n'y a même plus de curiosité au sens le plus banal du mot. Depuis un certain nombre d'années déjà, sacrifiant à l'attrait équivoque de mœurs lointaines à tous égards, on ne cherchait plus guère à plaire, on cherchait surtout à étonner. Mais l'extravagant, le démesuré ou l'horrible qui fournissaient la matière à cet effet, ont été, l'un tellement usé dans tous les genres, l'autre tellement dépassé par le gigantisme des applications récentes de la science, le dernier enfin, rendu si ordinaire par le développement inouï des souffrances humaines, que l'homme a lassé sa propre surprise et qu'il n'est rien d'extraordinaire aujoud'hui qui, semblant possible, fasse sensation sur les imaginations les moins hardies. D'autre part, les perversions de toutes natures sont devenues si communes, les turpitudes si courantes, et le tout si éhonté, que l'on ne peut plus guère scandaliser non plus, même les âmes les plus simples, même les jeunes gens les moins expérimentés.
(1) Une question d'âge de l'humanité intervient aussi, à laquelle il a été fait une brève allusion au début de cet ouvrage. Il n'entre pas dans mon dessein d'en parler ici davantage. J'ajouterai seulement que chez les vieux peuples orientaux, chez les peuples appartenant ou se rattachant par leurs alliances à une génération antérieure de sociétés, le type noble persiste comme nulle part chez les Occidentaux.
(2) V. Jean Babelou ; Le portrait dans l'Antiquité d'après les monnaies. Les reproductions des planches XVII, XVIII, XIX, XXVII et XXIX de cet intéressant ouvrage donnent une parfaite idée du contraste en question.
(3) Il est évident qu'il y a deux mille et quelques centaines d'années l'humanité était moins vieille et il n'est pas douteux que le cerveau des peuples les plus civilisés, tout aussi développé que le nôtre, était beaucoup moins usé. C'est pour cette raison, fort probablement, que le mal démocratique n'a pas atteint, ou moins atteint, certaines de leurs facultés cérébrales. Il est un fait suggestif à cet égard : le tréponème de la syphilis envahit tout l'organisme dès après la contagion mais, ultérieurement, il opère ses ravages sur les points dont leur faiblesse fait un lieu d'élection pour sa pullulation. Or, les formes nerveuses de la syphilis (non traitée bien entendu), le tabès, la paralysie générale, étaient inconnues dans l'ancien Japon. Elles y ont fait leur apparition après qu'il eut adopté le rythme épuisant et l'évolution compliquée de l'Europe mécanisée.
(4) Il n'est question ici que du costume masculin parce que, à sa signification sociale ne s'en mêle aucune autre, comme c'est le cas du costume féminin, dont il sera parlé ailleurs.
(5) La contre-partie de ceci se trouve dans l'identité fondamentale des causes produisant des effets contrastant par des différences superficielles mais agressives qui accaparent l'œil peu scrutateur et font constamment opposer comme contraires des faits d'origines communes ou identiques ; cas très fréquent auquel il a déjà été fait allusion au cours de ces pages.
(6) Me trouvant entre les stations «Rue de la Pompe» et «Trocadéro» près de deux de ces petites jeunes filles qu'il est convenu d'appeler «bien», je leur ai entendu proncer cette seule phrase : «Qu'est-ce qu'on s'est marrées hier !» Je défie un Français qui aurait quitté son pays il y a quarante ans et y reviendrait aujourd'hui, de rien comprendre à cet assemblage barbare de mots, typique du langage des jeunes gens de l'époque actuelle.
(7) Pour confirmer la règle, il existe quelques exceptions. Ainsi, «se dégonfler», dans son genre, fait bien image. Quant au mot «moche», avec sa consonnance mate, et sans que l'on puisse déterminer au juste pourquoi, il rend si singulièrement bien ce qu'il veut dire qu'il n'a pas de synonyme. Il s'oppose parfaitement au mot «chic», du même ordre mais beaucoup plus ancien.
(8) De l'esprit critique dérive l'esprit satirique, qui en est l'épanouissement. Extrêmement vive au Moyen-Age, la satire s'est constamment perpétuée, en des genres plus ou moins fins et légèrement changeants. Elle a triomphé en dernier lieu dans la caricature dont l'apogée, avec Forain, se situe à la fin du siècle dernier. La quasi disparition de l'esprit satirique depuis peu n'est pas sans signification. Du point de vue politique et sociologique d'ailleurs, l'existence ou non de la satire et son plus ou moins de valeur sont riche de sens et matière à beaucoup de fécondes réflexions.