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Calendrier grégorien perpétuel
    
CHAPITRE XVI  (Editable avec Internet Explorer)

LES CONSÉQUENCES DE L'ALTÉRATION
DU BON SENS.

    Au cours de cet ouvrage, nous avons analysé le mécanisme de la décomposition démocratique dans la société et la façon dont il fonctionne dans l'attaque des diverses qualités sociales. Dans le chapitre précédent, nous avons examiné plus particulièrement le mécanisme central de cette décomposition et son œuvre cérébrale. Observons maintenant, dans ce dernier chapitre, l'effet d'ensemble de la décomposition démocratique sur la société chrétienne ; où, si l'on préfère et comme il est peut-être plus exact de le dire, cet effet si général et si essentiel qu'il en devient, à son tour, la cause de tous les autres.

Le libéralisme, variété d'anarchie.

    Le libéralisme est une manière d'anarchie bourgeoise ; il n'est pas sans séduire les aristocraties finissantes d'ailleurs. C'est une anarchie toute mentale préparant le désordre matériel final qui permet à la forme autoritaire de la démocratie de s'instaurer. Tant que le libéralisme est encore assez fort, jamais le désordre intellectuel et moral, dont il est l'expression, ne tolère le développement du désordre matériel. Il le réprime même avec sévérité quand, par échappées, il surgit prématurément. Or l'anarchie, même en des âmes plébéiennes, participe essentiellement et directement d'un sentiment aristocratique, soit dégénéré, soit pris de folie, et cette anarchie particulière qu'est le libéralisme, pour démocratique qu'elle soit de nom et d'inspiration, n'en est pas moins le premier sous-produit de l'aristocratie à l'origine de sa dissolution ; tout comme l'individualisme dont nous venons de parler qui est l'essence même du libéralisme. C'est de ce caractère aristocratique plus ou moins fort que le libéralisme tire son plus ou moins de résistance, faisant durer plus ou moins longtemps la phase libérale de la démocratie, qui représente un point d'équilibre particulièrement instable assurant au désordre la tranquillité nécessaire pour s'organiser en sous-œuvre.

L'œuvre de désagrégation du libéralisme.

    Au crépuscule de la phase libérale, tout est désagrégation. Dans la société hachée en partis, les classes ruinées se répandent les unes dans les autres et, chose étrange au premier abord très explicable à la réflexion, ne se haïssent réellement qu'à partir du moment où, politiquement et presque matériellement, elles n'existent plus. Les groupements sociaux qui subsistent, fonctionnent d'une façon incomplète, se nuisent gravement à eux-mêmes par les faiblesses mutuelles de leurs membres ; car cette faiblesse corrompt le bon ordre de leur composition et vicie celui de leur recrutement. Ils se nuisent aussi entre eux par le manque d'une autorité souveraine pour coordonner leurs activités.
    Dans la famille, accaparé par l'entassement des matières que l'enseignement officiel l'oblige à ingurgiter, l'enfant échappe, faute de temps, à l'influence d'un père, du reste de moins en moins apte lui-même à l'élever, ou de plus en plus absorbé par les humbles soucis matériels de l'existence. Cet enfant, au surplus, tout l'invite à décider à son propre sujet d'une formation future quant à laquelle jamais les éléments ne lui ont autant manqué pour se prononcer - aussi, bientôt, l'Etat va-t-il le faire pour lui. Et c'est-là, saluons-la au passage, une aberration germaine, comme on disait encore au XVIè siècle, de celle qui pose le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Toujours est-il que, moralement séparé de parents sans autorité, sans caractères, sans fortune, sans espoir, l'enfant méprise leur faiblesse et s'oppose forcément à eux, soit ouvertement, soit d'une façon latente faute de matière à révolte.
    Dans le couple enfin, cellule reproductrice de la société, l'union se trouve également rompue, parce que seule l'inégalité rend à la fois l'union et possible et féconde ; tandis que l'égalité ne produit que l'anarchie et rend stérile ce qu'elle ne détruit pas tout de suite. Lors donc que, dans sa décrépitude, l'homme démocratique a fait de la femme son égal, dans l'état actuel de l'évolution scientifique il s'est peut-être voué quasi à disparaître. En tout cas, disons en bref résumé qu'en abolissant la sainteté du lien conjugal pour ne plus faire du mariage qu'un concubinage temporaire, l'homme a condamné le mariage, source de la famille, et il a transformé en une antagoniste et une rivale celle qui doit être son complément.

La dissociation intime de l'individu.

    Mais, si graves soient-elles, ces dissociations qui affectent les classes, les groupements, la famille, le couple, sont secondaires et font figure de conséquences si l'on considère la première, la plus profonde qui, réfléchissant les dissociations cérébrales dont il a été traité au chapitre précédent, doit être tenue pour originelle : cette dissociation initiale est celle de l'individu en deux parties ennemies qui se détruisent mutuellement.
    Afin d'entendre cette sorte de prodige, il faut se bien rendre compte du fait que la démocratie tend à obtenir la collaboration étroite et incessante de tous à son œuvre. Il lui faut leur concours, si médiocre soit-il, pourvu qu'il soit exclusif, à la ruine générale et à la destruction de la société. Tant que le libéralisme fait encore loi, elle se borne à suivre d'un œil torve ou inquiet les dernières initiatives constructrices et vivifiantes, qui représentent les ultimes progrès dus à la vitalité acquise provenant des antiques impulsions. Elle les entrave, bien entendu, autant qu'elle peut, mais en sous-main et avec la prudence que requiert l'opinion, qu'un vestige d'orthodoxie rend encore sensible. Mais dès que la phase libérale s'achève, la démocratie, abandonnant désormais toute retenue, crée une situation telle que l'individu ne puisse vivre qu'en contribuant sous une forme quelconque à l'anéantissement général. Ceci revient à le contraindre, s'il ne veut point succomber, à chercher à vivoter de sa propre substance. En d'autres termes, obligeant l'individu à vivre de la mort sociale, ou chacun à vivre de ce dont tout le monde meurt, la démocratie fait que l'homme ne peut prolonger ses jours qu'en se rongeant lui-même. Le développement naturel des institutions, dont il professe la volonté de conserver à tout prix l'existence et de protéger le jeu destructeur, frappe alors le citoyen de l'impuissance radicale à ne pouvoir accomplir d'acte qui ne tende à la mort sociale. Obligé, pour se soutenir, de nuire à la société et, par là, de se nuire, l'individu, devenu ainsi indirectement (et parfois directement) ennemi de lui-même, se consume sans espoir dans la vaine tentative de renoncer à vivre socialement afin de survivre comme individu. Il réalise de la sorte un raccourci de l'image du royaume divisé contre lui-même auquel l'Ecriture annonce sa dévastation. Et non seulement il se détruit en se dévorant, mais d'un autre côté, dans la mesure où il voudrait vivre normalement, il est aussitôt accaparé par le souci d'une action simultanée de la démocratie dont on peut dire qu'elle assure la paralysie à peu près complète des libres mouvements qui pourraient le sauver ; cette action répond à l'obligation où l'homme démocratique est sans cesse de gâcher et son temps et ses forces pour se défendre comme individu contre les aberrations constamment menaçantes pour sa vie, qu'il élabore lui-même indirectement en qualité d'électeur souverain (2).

Du mensonge démocratique.

    Dans la désunion, dans la discorde générale, il est un état caractéristique de cette contradiction intime de l'individu divisé en deux parties dressées l'une contre l'autre : c'est celui du perpétuel mensonge dans lequel il évolue ; mensonge qu'en dernière analyse, l'homme démocratique produit lui-même comme une secrétion malsaine et dont il s'empoisonne par ses propres soins.
    Ce mensonge démocratique n'a rien de la véritable fourberie. Il ressemble au mensonge italien de la Renaissance par exemple, comme un bloc de béton à une statue antique. Edifier des mensonges rafinés et savants, c'est filer une intrigue avec tout ce que cela comporte de complexe, de souple et de vif. Pour ce faire, il faut, avant tout, du temps, c'est-à-dire que, dégagé des plats soucis du nécessaire, il faut pouvoir se consacrer à ce superflu qui, mis au service du vice ou de la vertu, est l'aliment de l'activité noble par excellence quand il est original et point médiocre. Il faut donc être servi à tous égards. Il faut aussi avoir un cerveau fonctionnant bien : l'esprit subtil, les réactions promptes et la mémoire fraîche. Tout cela n'est point le fait de la décrépitude et de la misère démocratiques. Edifier de tels mensonges, filer de telles intrigues, c'est, à tord ou à raison, le propre d'une société aristocratique, déjà affinée et encore vigoureuse ; c'est le luxe de la force jointe à l'intelligence naturelle et à l'expérience acquise.
    Au-dessous de cette fourberie puissante et audacieuse, il y a ces intrigues mièvres à base d'une fourberie débile, menue dans ses objets, à l'étroit dans la demi-honnêteté de la vieillesse impuissante, tenace cependant, mais prudente dans le choix des moyens émoussés, petits et compliqués. La Chartreuse de Parme nous en a légué le modèle.
    Tout différent au contraire, plat, épais, relativement simple et d'une grossièreté infantile confinant à l'idiotie, le mensonge démocratique est, dans sa forme, une sorte de mensonge d'office. Pour le fond, il est la compensation instinctive dans les mots, d'un échec à la fois complet, plébéien et inavouable dans les faits.
    Dire que la démocratie ment à jet continu, c'est énoncer l'évidence. Et l'expérience apprend que, lorsqu'elle annonce soudain la vérité, c'est qu'élaborant une hypocrisie de choix, elle s'apprête à changer de menterie. Au vrai, à l'état démocratique, dans la politique intérieure et extérieure de la société comme dans la politique privée de chacun, tout est faux, tout est inversé, tout est mal-entendu, tout est à contre-sens. Cependant, avec l'étalage de fatuité habituel à son mauvais goût, la démocratie proclame la lumière, la vérité, l'équité naturelle, la logique, la probité, etc... en justifiant les circonstances sanglantes de son avènement par l'hostilité qu'elle a rencontré au règne, désormais sans partage, de toutes les vertus. Il s'ensuit que, dans l'impossibilité d'accorder la scélératesse continuelle de ses actes avec l'ostentation de ses promesses vertueuses, ni ses peu discrètes turpitudes avec ses affirmations tapageuses de droiture, sous son régime, tout est mensonge. De la sorte, le monde chrétien démocratique semble baigner dans la brume toujours plus dense d'une fausseté généralisée. C'est ainsi que la démocratie établit le culte de la Raison en un temps où, précisément, toute raison était bannie et où, en un véritable sabbat de déraison, la pire folie connut son apothéose. Devenu souverain par la grâce démocratique, devenu quasi dieu par la grâce matérialiste, étranger donc à cette humilité chrétienne que connaissaient aussi sous d'autres noms les philosophes païens parce qu'il n'est point de saine réflexion qui ne l'inspire au sage, l'homme démocratique, qui est le contraire du sage, ne s'avise d'accuser de ses mécomptes, ni soi, ni le système dont il s'estime l'auteur. S'en prenant obstinément aux circonstances qu'il méconnaît, au passé qu'il défigure, aux ennemis qu'il imagine, il se refuse aveuglément, soit que la souveraineté populaire n'est qu'une vaine formule, soit à voir qu'il n'est trahi que par lui-même. C'est pourquoi jamais les hommes ne se sont tant menti, jamais, proprement ils ne se sont tant trompés ; car on n'est guère abusé que par soi-même, et l'on serait rarement dupe des autres si on ne l'était pas si souvent de soi.
    Tel que la démocratie est amené à le pratiquer, le mensonge est à la vérité ce que l'inversion est aux mœurs naturelles, ce que l'hérésie est à l'orthodoxie, ce que les manifestations de la maladie sont à l'état de santé. Le mal fait alors loi et c'est ce qui explique qu'en des siècles comme celui-ci ou le précédent, l'erreur sous ses diverses formes ait été et soit encore entourée de plus d'égards qu'on n'en prodigua jamais à la vérité.

Liberté, Egalité, Fraternité.

    La plus complète expression de ce besoin maladif qu'éprouve la démocratie de mentir officiellement s'affiche sur sa devise : Liberté, Egalité, Fraternité ; triple utopie, aux illusions contre nature de laquelle il faut renoncer carrément, ou bien dont la prétendue réalisation ne peut correspondre qu'à une succession de situations absurdes, couvertes par une série ininterrompue de mensonges constamment contradictoires. Si en effet l'on se représente qu'il existe des libertés déterminées d'essence aristocratique, ainsi qu'il a été dit maintes fois au cours de ces pages, tandis que la liberté dans l'ordre politique est une conception vague et perfide sans rapport avec aucune réalité ; dépouvue de sens même ; si l'on se représente que cette conception ne constitue pas plus un droit pour l'individu vivant en société qu'il n'en serait un pour une cellule de son corps de se nourrir trop, pas du tout ou de n'importe quoi, ni de se transformer brusquement de cellule épithéliale ou conjonctive par exemple, en cellule nerveuse ou en ovule ; si l'on considère d'autre part que l'égalité est diamétralement opposée à toute espèce de liberté ; que la seule tentative d'en approcher est génératrice d'une accumulation de contraintes infinies : que sa réalisation, si elle était concevable, aboutirait à un état statique de la société qui est celui des êtres inanimés ; que sa seule ébauche politique détruit, dans la société comme dans le couple, l'union que seules rendent possibles les différences faites d'inégalités compensées, condition, rigoureuse parmi les êtres, de la formation de leurs liens comme des mouvements de la vie (3) ; que, au surplus, à une symphonie d'inégalités propre à l'état normal ou aristocratique, la démocratie ne peut jamais faire plus que substituer une cacophonie d'inégalités ; si l'on tient compte enfin, que la condition humaine veut que les principes d'une éthique sévère fassent une harmonie des intérêts personnels complémentaires qui tendent à s'opposer et s'ajustent alors en faisant pression les uns contre les autres, conformément à de certaines règles morales auxquelles les lois prêtent l'autorité de leur force, tandis que la fraternité romantique conçue au XVIIIè siècle et qui n'exista jamais, répond aux rêves malsains d'une redoutable divagation correspondant elle-même à la discorde générale ; si l'on admet ces trois évidences, on est obligé de reconnaître comme une quatrième évidence que la persistance à conserver la devise révolutionnaire est le signe clinique d'une déviation cérébrale indéniable.

Altération du bon sens ; défaillance de l'instinct ; inversion de l'amour de soi.

    Cette déviation mentale généralisée est le résultat immédiat de l'altération du bon sens dont Descartes écrivait, comme d'une chose allant au XVIIè siècle quasi sans dire, qu'il était celle du monde la plus répandue. Or aujourd'hui, de bon il est devenu mauvais, de commun il est devenu rare, ce sens qui, étant l'instinct de l'homme, doit bien en effet à ce titre être parmi les hommes sains d'esprit, ou à peu près, la chose du monde la plus répandue. L'homme démocratique se trouve donc aux prises avec la défaillance de son instinct, tout en conservant, quoique de plus en plus usée, une faculté intelligente qui ne lui sert plus guère qu'à l'égarer. Et l'instinct humain, le bon sens autrement dit, qu'est-il sinon le guide de l'amour de soi en tant qu'individu ou en tant que société : le guide de cet amour-propre auquel tout se ramène en définitive, y compris les actes en apparence les plus désintéressés ?
    Quand le bon sens s'altère, l'homme sans doute persiste à s'aimer, mais il s'aime mal. Il se trompe et il aime sa mort en croyant aimer sa vie, tandis que, en partie trahi par ses forces, en parti découragé par le désordre dont il se submerge en y engloutissant ses espoirs, il rétrécit son amour de soi à sa stricte personne pour le plus grand dommage de l'ensemble. Qui plus est, négligeant désormais ses œuvres passées, les maudissant même afin d'en rejeter plus sûrement le poids, il abandonne ce que jadis il avait créé et dont, généralement alors, il préférait la conservation à la sienne propre.
    Cette défaillance des instincts fondamentaux se révèle en tout et à chaque instant : elle se révèle dans les initiatives électives des citoyens, par la qualité systématiquement inférieure des hommes qu'ils choississent et auquels ils prodiguent, avec leurs suffrages, leur confiance, leur admiration, leur respect, leur amour. On dit alors que la société ne produit plus d'hommes, ce qui signifie seulement qu'elle est devenue intolérante - au sens biologique du mot - à l'égard de ceux qui pourraient la sauver, et tolérante en faveur de ceux qui, de toute évidence, la perdent ; et cela même fait partie des maux de sa déchéance.
    Cette défaillance se révèle encore en une place sacrée : dans ce tabernacle des vérités éternelles que le Catholique se plaît à se représenter inviolable. Ce n'est point ici le lieu de retracer les étapes de l'affaiblissement matériel de l'Eglise depuis le XVIè siècle, ni de rappeler les procédés dont elle a usé pour soutenir sa puissance, en partant d'une réforme superbe, d'inspiration sublime et de la création d'un ordre fort, intelligent, délié entre tous, pour aboutir finalement à de molles concessions faites jusque dans les environs immédiats de la doctrine, en sorte que, à force de laisser mépriser, de laisser rejeter comme désuètes toutes ces augustes institutions qui, sans être le dogme, en étaient l'émanation vénérable, l'inspiration bienfaisante et le rayonnement vivifiant, elle laisse l'hérésie venir battre directement le pied de la citadelle centrale, le dogme nu lui-même, dont on s'efforce de miner le roc. Cependant, au cours de ce siècle où elle a subi tant d'épreuves, une seule fois l'Eglise a retrouvé son antique sévérité, une seule fois elle a sévi avec la rigueur des anciens âges : ce fut contre les plus dévoués des siens. Ceux-mêmes que ses foudres ne visaient point virent alors avec une surprise douloureuse, l'Eglise qui les étonnait souvent par son indulgence croissante et ses égards pour ses ennemis les plus irréductibles et les plus dangereux, l'Eglise qui, devenue prodigue de ses bénédictions envers ses adversaires non repentis, prêtait ses pompes à leur mémoire sans profit appréciable pour sa dignité, ils virent l'Eglise refuser son pardon, faire taire ses prières au lit de mort de ses plus fidèles serviteurs et fermer les portes de ses temples devant le corps de ceux qui, sans doute, seraient morts le plus vaillamment pour sa défense et pour sa gloire. Ils virent cela, s'affligèrent, s'inclinèrent et ne comprirent pas ; quoiqu'ils sussent l'Eglise traditionnellement inflexible à ceux dont l'âme lui appartient indéfectiblement. Ils ne comprirent pas, car, avec tous les défauts qu'on lui a reprochés, non sans fondement d'ailleurs, le clergé d'autrefois avait semé sans cesse les vertus chrétiennes, des débris desquelles nous vivons encore ; tandis qu'avec ses vertus déviées d'aujourd'hui, ses vertus prétendues sociales, le clergé moderne et conformiste ne fait que mêler l'Eglise au désordre général. Et ceux que la grâce ne visite point, tentés d'apprécier le maître par ses serviteurs, oublient sa grandeur, doutent de sa puissance et discutent sa justice, au spectacle d'une Eglise semblant professer désormais une religion de classe, se prolétarisant en prétendant élever le prolétariat, réservant son hostilité ou sa défiance à tout ce qui est fait pour la soutenir, et son hadésion systématique à tout ce qui est né pour la détruire.
    Cette défaillance de l'instinct est aussi à l'origine de ce véritable apostolat laïque de l'erreur qui est le propre de notre temps ; de cet apostolat du mal bizarrement joint à la surprise ingénue de ne pas éprouver le bien. Elle est encore à l'origine de ce que l'on pourrait appeler la "microlâtrie", qui est véritablement la manie sénile du siècle.

L'art, pour la société, de se nuire.

    Tout cela, avec bien d'autres choses, compose de la part de la société démocratique cet art révolutionnaire de se nuire qu'Edmund Burke a stigmatisé avec une si belle éloquence, principalement dans ses "Réflexions on the French Revolution". Cet art de se nuire n'est autre chose que le poison d'un lent suicide. Répétons-le - car, en ces dernières pages, tout est redite ; tout est redite parce que, personnelle ou sociale, la maladie étant en effet une vie organisée dérivée de l'autre dans laquelle et contre laquelle elle évolue, force est, en terminant, de reprendre les éléments de l'analyse pour les articuler les uns aux autres et donner une idée de leur mouvement d'ensemble. Répétons-le donc ; la fonction fondamentale des êtres est de se reproduire pour se conserver et, en conséquence et accessoirement, de se conserver pour se reproduire. L'homme lui-même n'échappe pas à cette loi universelle, et lorsqu'il devient impuissant à conserver les conditions sociales strictement nécessaires à son existence, lorsqu'il ne parvient plus à conserver le milieu dans lequel il lui est seul possible de vivre, c'est là un signe sur la gravité duquel il est inutile d'insister. Quand enfin, tournant résolument et orgueilleusement le dos aux règles éternelles ; quand frappé de daltonisme moral, il prend le mal pour le bien, le bien pour le mal et s'obstine à prétendre entretenir la vie en semant la mort, il n'a le choix qu'entre la prompte rentrée dans l'assiette de son bon sens ou la certitude de succomber à ses erreurs.

Rapports de la vie matérielle et de la vie spirituelle.

    L'homme, cependant, est le seul être de la création qui connaisse les activités purement désintéressées et qui soit, le cas échéant, absolument dégagé des soucis de la matière ; mais ces activités spirituelles et intellectuelles sont soutenues elles-mêmes par la matière puisqu'elles n'existent en ce monde que par cette matière dont elles sont la sublimation. Le moral donc se soutient par le physique ; mais le physique ne survit pas sans le moral ; c'est la loi de l'homme dont les maladies sociales, quant à leur origine, sont toutes morales (4). Exprimant cette antique évidence sous une autre forme, disons que la vie spirituelle des sociétés ne saurait exister sans la vie matérielle, quelle que soit respectivement leur proportion ; elle ne saurait pas plus exister que la pensée de l'individu sans la matière de son cerveau ni l'organisation de son corps ; mais à son tour, la vie matérielle de la société se dissout et la formation sociale qu'elle composait se décompose, quand disparaît la vie spirituelle qui l'animait (5). Aussi le matérialisme intégral de la démocratie - ou plutôt sa tentative car il n'est jamais que lamentablement incomplet - apparaît-il comme l'agent le plus sûr des grandes destructions matérielles. Et, semble-t-il, afin que son œuvre soit sans retour, il désagrège les vertus essentielles de l'homme, dont l'une des plus indispensables et la plus banale peut-être, afin de survivre, est le courage, élément fondamental du caractère et, à l'état brut, représentant sa forme la plus humble.

La lâcheté, le compromis et l'homme d'ordre de Renan.

    La démocratie en effet, engendre un processus de lâchetés qui, depuis 1789, fait vivre le monde chrétien, peu ou prou, dans l'état d'un continuel compromis avec les principes de sa propre destruction. A ce compromis, la démocratie gagne chaque fois quelque position qui l'affermit, quelque concession essentielle qui la mettra en mesure d'en exiger bientôt une plus grande d'un adversaire affaibli ; tandis qu'en retour elle ne livre que de vagues promesses de trêve, des sursis conditionnels de prétentions, et des grimaces de modération. Ce n'est point là, d'ailleurs, un phénomène exclusivement démocratique car, théoriquement, ce genre de lâcheté est le résultat banal de l'extrême faiblesse, quelle que soit sa cause. Toujours est-il qu'ici, ayant faussé l'esprit de l'homme, la démocratie abolit ses réactions. Elle ne lui laisse plus que la force de gémir sottement sur des malheurs dont il s'est fait l'auteur impénitent, au nom d'un ensemble d'utopies auquelles il conserve une vénération aveugle et scélérate. Cette œuvre du matérialisme, Renan, qui a glissé de si belles vérités parmi tant d'erreurs, l'a fort bien exprimée : "Le matérialisme en politique, dit-il, produit les mêmes effets qu'en morale ; il ne saurait inspirer le sacrifice ni par conséquent la fidélité...On dira peut-être que ses intérêts bien entendus, en faisant sentir au bourgeois le besoin de la stabilité, suppléeront aux principes et l'attacheront solidement à son parti ; il n'en est rien. Loin de lui conseiller la fermeté, ses intérêts le porteront à être toujours de l'avis du plus fort. De là ce type fatal, sorti de nos révolutions, l'homme d'ordre, comme on l'appelle, prêt à tout subir, même ce qu'il déteste. L'intérêt ne saurait rien fonder, car, ayant horreur des grandes choses et des dévouements héroïques, il amène un état de faiblesse et de corruption où une minorité décidée suffit à renverser le pouvoir établi."

Ce qui tend à décourager l'effort.

    C'est, bien plus encore que l'obstination dans l'erreur du plus grand nombre, le spectacle constant de la lâcheté du petit nombre qui ne font point l'erreur ou ne devrait point la faire ou bien chez qui elle est peu profonde, qui décourage l'effort et écarte de l'action les dévouements prêts à s'offrir ; non précisément par ambition - car la décadence communique sa froideur, sa sécheresse, son terne, sinon sa laideur, à tout ce qui la relève même - mais par un sain amour de soi. Car aucun degré de désarroi matériel ne rebute le sage. Il est certes, des fautes irrémédiables dont le tribut pèse longtemps ou toujours sur les nations, mais, quelque confuse, quelqu'engagée que soit la situation matérielle d'une société, quelque désespérée même qu'elle paraisse, c'est de l'état des hommes qu'elle tire toute sa gravité. Dans l'ordre public, comme dans l'ordre privé, le suprême péril n'est pas dans les évènements, il n'est pas dans les choses, il est dans la nature intime de ceux qui ont provoqué ces évènements et fait ces choses, ou qui s'en accomodent trop passivement ; car toute faute initiale est de l'esprit. Quant aux possibilités : de la hotte du destin tombe sans cesse à parts égales - ou compensées tôt ou tard - avec les chances mauvaises qu'il faut éviter, les chances favorables qu'il faut saisir. C'est au jugement, aidé de l'intelligence, à les discerner, comme fait l'instinct de l'animal qui le guide vers la nourriture en le détournant des poisons. Et les infortunes sont très rares, à l'origine desquelles il n'y a point, de la part de la victime, une erreur de la raison ou une faiblesse du cœur.
    Ce qui paralyse l'effort, ce n'est point le régicide, ce n'est point l'anti-clérical, ce n'est point l'ennemie de toute aristocratie, ce n'est point le gréviste occupant les usines ou le "militant" vociférant contre le capital. Ce qui paralyse l'effort, c'est le souverain socialiste, c'est le prêtre démagogue, c'est le gentilhomme démocrate, c'est l'homme de loi et l'homme de science communistes, ce sont les patrons bénins qui laissent occuper les usines, ravitaillent benoîtement les grévistes et s'adressent au préfet en solliciteurs, ce sont les "capitalistes" partisans de l'impôt sur le revenu et du système de la progressivité, voulant ainsi une cause mauvaise à des effets modérés. Ce qui décourage l'effort, c'est le dégoût qu'inspirent l'apathie, l'atonie universelles. C'est le sentiment d'être trahi dans sa pensée et méconnu dans ses intentions par sa femme, par ses enfants, par ses parents, par ses pairs. C'est la sensation de ne plus vivre que pour une idée devenue toute abstraite, séparée de la réalité comme une âme envolée d'un corps ; de ne donner qu'un vain attachement à un souvenir. C'est la sensation d'être terminal et, au jour suprême, de devoir mourir complètement, sans avoir pu transmettre à une jeunesse étrangère, indifférente ou hostile, plus ou moins barbare en tout cas, de ces principes d'où est sorti cependant tout ce qui a ennobli l'homme, grandi les nations et orné le passé. Une vision hante alors la tristesse de la pensée.
    Moralement, intellectuellement, la Chrétienté évoque l'idée d'une vaste cathédrale fortifiée où, depuis tantôt vingt siècles, évolue la foule des hommes de toutes nations et de tous ordres qui l'ont élevée et que leur foi commune unissait étroitement jadis. Avec le temps, la vie spirituelle qui avait primitivement initié toute chose s'était quelque peu affaiblie, quelque peu lassée, tandis que grandissait de plus en plus et s'épanouissait son rejeton : la vie intellectuelle. La première forme d'une certaine hérésie s'en était développée qui prit force au point qu'il fallût composer avec elle. Mais ceux-mêmes qui l'adoptèrent continuèrent à vivre avec les autres et, parmi leurs querelles, ne cessèrent d'avoir commerce avec eux, dans l'immense cathédrale dont les lumières sans nombre, qui brillaient en tous lieux, illuminaient l'antique splendeur. Cette cathédrale, chaque génération d'hommes l'ornait un peu plus ; chaque homme qui y naissait, ne mourait dans son sein qu'après lui avoir ajouté quelque chose, si humble que ce soit. Cent appendices profanes, marqués de son inspiration, s'étaient joints à elle sans la déparer ni altérer la pureté de ses lignes maîtresses.
    Cependant, une élaboration sourde se faisait. De la première forme de l'hérésie de la Renaissance se dégageait lentement la seconde : la forme démocratique et révolutionnaire dont Jean-Jacques Rousseau fut le plus éminent apôtre. Soudain, pris de folie, les hommes voulurent abattre les vieux murs qui les abritaient et les rassemblaient depuis tant d'âges, disant qu'ils étaient trop étroits et que, désormais, ils voulaient vivre libres dans la nature.
    Et aujourd'hui, après un siècle et demi d'une division méthodique et universelle qui a bouleversé les rapports des hommes, dans le désordre qui a fait un chaos de leurs institutions, l'édifice, ravagé par la fureur des uns ou négligé par l'indifférence des autres, sapé dans son gros œuvre, mutilé dans ses ornements, subissant mille injures, tombe en ruines de toutes parts. Délibérément ou par lâcheté, chacun désormais supprime quelque chose de plus que ce qu'il eût ajouté autrefois ; parce qu'il est plus facile de détruire que d'édifier. Le froid maintenant pénètre, le vent s'engouffre partout et, une à une, les lumières s'éteignent dans la grande nef chrétienne ; et les ténèbres enveloppent les intelligences. La nuit tombe sur les esprits ; l'obscurité menace de s'y faire complète ; car un temps fut où dix lumières scintillaient pour une qui baissait, et le temps est venu où, quand une flamme vacille et s'éteint, nulle autre déjà allumée ne prend force à sa place. Dans la ruine majestueuse, sous la voûte grandiose et squelettique comme le cadavre glorieux et décharné d'un héros, la déroute des esprits, le désarroi des curs, sont complets. On ne s'y entend plus que pour détruire ; il ne s'y fonde d'organisation que pour désorganiser. La faiblesse des lueurs couvre les pans des murs de lueurs fantastiques. Les formes jadis familières, d'ailleurs méconnaissables ou déshonorées, ne sont plus perçues. Les symboles, naguère si clairs, sont trahis, n'ayant plus de sens pour des intelligences devenues étrangères à leur propre génie. A cette foule agitée et morne, tout ce dont elle procède, tout ce qui est elle-même, est devenu énigme ou objet de mépris. Cependant, au dehors, la tempête fait rage dans la nuit d'hiver que percent les cris des cavaliers barbares galopant autour de la cathédrale démantelée, offerte par les siens à leur pillage ; et, dans le crépuscule, un frisson d'horreur passe sur les âmes tremblantes et désemparées que glace la tardive conscience d'avoir, en ruinant la demeure protectrice qui abritait leur existence, préparé le monument funéraire de leur charnier.

Points de vue du philosophe et du Chrétien.

    Sans doute ne se produit-il rien sous nos yeux qui ne soit conforme à cette justice immanente qui, d'ordre général, n'est autre que l'effet rigoureusement logique d'une cause déterminée ; de cette justice qui n'est point la justice de la société, laquelle est d'ordre particulier et consiste dans le maintien administratif entre les citoyens d'un équilibre favorable à la conservation et à la prospérité sociales. C'est là le point de vue du philosophe dont le raisonnement s'arrête comme au seuil d'une porte murée, devant l'énigme de la cause mystérieuse des causes reconnues. Pour le Chrétien toutefois, voyant que, quoi que l'on en pense ou que l'on affecte d'en penser, la Révolution n'a changé ni le monde ni les hommes ; voyant qu'elle énonce seulement des principes contre nature (puisque, s'ils devaient s'appliquer, ils supposeraient la transformation radicale des hommes et du monde) et qu'elle se borne à détruire par la seule absurdité de ses prétentions une forme de perfection, si relative fût-elle, qu'avait revêtu pendant près de deux millénaires une phase remarquable de l'évolution du génie humain ; voyant cela, il reconnaîtra dans la démocratie ce caractère satanique que Joseph de Maistre attribuait à la révolution. Il n'y a pas de nom en effet qui satifasse mieux la pensée orthodoxe, car s'il est une chose en contradiction formelle avec les dogmes de la foi, les textes sacrés et les doctrines de l'Eglise, qui sont des principes d'ordre et de vie, c'est bien la démocratie, qui est essentiellement un principe de désordre et de mort.





    (1)    Ce caractère aristocratique du libéralisme offre un exemple typique de l'interpénétration des phénomènes opposés. En certains cas, on voit l'état aristocratique vaincu se prolonger dans la démocratie triomphante en s'y affaiblissant progressivement ; en d'autres cas, c'est la démocratie grandissante qui envahit l'état aristocratique. Le résultat est le même. Quant à la durée de la phase libérale, elle peut être longue comme en France ou bien extrêmement brève, quasi atrophiée, comme en Russie. On peut noter encore que même en France, au cours de la Révolution considérée à part, la phase libérale, d'ailleurs mal venue et coupée de continuelles violences, a été relativement très courte aussi.
    (2)    Il n'y a pas, hélas, dans ce dernier paragraphe, l'ombre de cette exagération dont l'obligation de schématiser donne parfois l'apparence. Il suffit d'observer autour de soi et de réfléchir de bonne foi à ce que l'on voit pour en être convaincu et être amené à la conclusion philosophique qui est tirée ci-dessus. Regardons plutôt la société sous l'angle de ce qui nous intéresse en ce moment.
    Dans une première catégorie de citoyens, on voit les hommes publics. Or aucun homme public, par le seul fait qu'il l'est dans les circonstances présentes, ne saurait être tenu pour autre chose qu'un forban. Le ministre, par exemple, qui n'a pas fait l'honnête réponse de Gaudin au Directoire : "Là où il n'y a ni finances ni moyen d'en faire, un ministre est inutile", le ministre qui accepte un portefeuille en sachant pertinemment qu'il est impuissant à faire le bien, ne peut être considéré comme occupant sa place que pour en tirer des avantages matériels en se faisant l'instrument du mal.
    Immédiatement au-dessous, on peut ranger tous les fonctionnaires de l'Etat destructeur, destructeurs eux-mêmes par la force des choses, y compris ceux qui ne demanderaient qu'à ne pas l'être et déplorent la déviation de leur fonction ; y compris ceux qui sont honnêtes ; y compris également ceux qui préfèreraient tout autre état ; les uns et les autres sensiblement plus nombreux qu'on ne le croit ; car telle est la virulence des institutions que leurs œuvres sont bien pires encore que les hommes affaiblis qui les accomplissent. Les choses n'en demeurent pas moins ce qu'elles sont, et l'ambassadeur, le magistrat ou le contrôleur des contributions vivent de l'application d'une politique extérieure ou de lois qui mettent la société en péril au dehors, la ruinent au dedans et renversent l'ordre social au profit du désordre démocratique. Que s'il prétendent accomplir un devoir en appliquant cette politique ou ces lois et en exécutant les ordres ministériels, ils se défendent par des arguments sans valeur car, en réalité, ils ne font que s'employer à une tâche destructrice qui est infâme à l'égard de la prospérité nationale, et dont ils vivent, plus ou moins bien peut-être, mais sûrement jusqu'à nouvel ordre. Tout ce que l'on peut dire à leur propos, c'est que s'il n'y a pas de sot métier, il y en a de peu reluisants, de méprisables ou d'ignobles. Toutefois, quand un contrôleur des contributions, par exemple, moyennant quelqu'avantage, sert le contribuable contre l'Etat, ou desservant l'Etat, en faisant échapper quelque chose à son avidité, il sert, par contre, la société ; en faisant un acte blâmable à l'égard de l'administration à laquelle il appartient, il fait un acte louable à l'égard de la collectivité à laquelle il appartient également, et aussi à l'égard de l'individu qui est son semblable et celui des siens. Ceci dit, on peut chercher à voiler cette vérité comme l'on voudra, il reste que dans l'état actuel du régime démocratique, le fonctionnaire vit, comme particulier, de la mort générale dont activement ou passivement, il se fait l'instrument.
    Dans une autre catégorie d'homme, entrent tous ceux qui luttent désespérément : industriels encore réputés maîtres de leur industrie, négociants encore réputés maîtres de leur négoce, tous gens évoluant avec mille entraves, chaque jour plus étroites, vers un destin chargé de menaces chaque jour plus précises, et donnant, comme nous l'avons dit, quelque quatre-vingt pour cent de leur activité, c'est-à-dire de leur substance, à l'Etat afin d'alimenter son gâchis.
    Une autre catégorie se compose de ceux qui exercent une profession libérale : inspirant légitimement des soupçons justifiés à une administration naguère presque impuissante contre eux, mais aujourd'hui de mieux en mieux armée, ils sont, répétons-le, très visés ; et d'ailleurs, cruellement atteints par le désordre économique, beaucoup d'entre eux sont près de succomber. Au demeurant, leur nombre insensé leur crée une plèbe énorme, prête à rentrer dans l'ordre de la désorganisation en devenant des fonctionnaires sans autre valeur technique que celle qu'exige l'Etat démocratique pour servir ses buts.
    Dans une autre catégorie encore, il faut grouper la foule de ceux qui agonisent sans bruit, ne pouvant ou ne sachant rien entamer de la société. Ils est inutile d'insister sur leur cas désespéré ; en ce qui les concerne, le but de la démocratie est atteint.
    Il faut aussi classer à part les gens dont le bouleversement général fait marcher les affaires ; il est certain, par exemple, que lorsqu'achèvent de se vider de leurs derniers chefs-d'œuvre les demeures désertées des anciennes familles, lorsque se dispersent d'illustres collections du vivant même de ceux qui les avaient formées, les antiquaires et les commissaires-priseurs connaissent la prospérité des entreprises de pompes funèbres en temps d'épidémie.
    Restent enfin ceux qui, avec des difficultés et des risques dont le public sous-estime volontiers l'importance et le nombre, font des affaires dites noires, que raréfient d'ailleurs l'état de délabrement économique général ainsi que le relâchement - que l'on sent précaire - de certaines contraintes. Ces sortes de faux-sauniers en tous genres sont les seuls qui représentent la normale et la santé dans la vie économique de la nation. Ils ne sont, au reste, qu'exceptionnellement des spécialistes. La plupart appartiennent à l'une des catégories déjà mentionnées et chaque fois qu'ils parviennent à faire un gain en le dérobant aux yeux de l'Etat, ils accomplissent un acte exactement comparable à l'aspiration hâtive de quelques bouffées d'oxygène par un individu en voie d'asphyxie.
    Au surplus, à une énumération aussi sommaire, il est trop facile d'opposer une foule d'exceptions particulières qui confirment la triste règle de notre décadence actuelle, car l'absolue n'est point de ce monde ; et puis, il existe partout de petites vies, relativement autonomes, ou moins étroitement dépendantes que d'autres de la vie de l'ensemble, qui résistent plus longtemps, à la façon des cheveux qui poussent encore quelques jours dans la tombe. Mais on peut surtout accuser la-dite énumération d'être excessivement incomplète. Y sont omis, notamment, tous ceux qui vivent de la déformation mortelle des choses ; écrivains, artistes qui vivent de la caricature grossière et morbide de leur art, architectes qui vivent de la destruction ou de l'enlaidissement des œuvres de leurs ancêtres, de la démolition des restes vénérables, majestueux, souriants, enchanteurs, du passé, ou de l'édification de hideurs, heureusement fragiles (car la fragilité fait partie de la laideur lorsquelle passe les bornes) ; tous ceux encore qui, dans tous les états, accentuent en la flattant, la perversion des goûts ; c'est-à-dire tous ceux qui trouvent leur existence en exerçant l'art de reproduire l'extravagance du bouleversement démocratique de la vie moderne en l'exprimant par la recherche de la disharmonie dans les formes, dans les couleurs, dans les mots ou dans les sons ; autrement dit, tous ceux qui craignent, non sans raison, de jeûner longtemps s'ils ne produisent pas de la laideur, comme le fonctionnaire craint la révocation s'il n'applique pas la loi avec quelque semblant de zèle, ou s'il viole cette loi, du moins à l'encontre de l'esprit destructeur de la politique démocratique.
    Dans tous les cas, aucune comparaison n'est possible entre la situation précaire de celui qui cherche à développer une entreprise privée qui ajouterait à la prospérité générale en faisant la sienne propre, et la situation assurée de ceux dans les attributions de qui entre la tâche d'entraver administrativement le développement de la-dite entreprise.
    Quant au manœuvre, c'est-à-dire l'homme qui, n'ayant pour ainsi dire pas de métier est à peine un ouvrier et compose cette masse électorale amorphe servant de modèle au snobisme renversé du monde moderne, il fait ce qu'on lui dit de faire, pose la pierre ou la retire et, dans l'ordre de ce qui nous occupe ici, proprement ne compte pas.
    (3)    On peut dire que c'est leurs inégalités et leurs inégalités seules qui permettent aux hommes de s'accrocher les uns aux autres.
    (4)    Illustrons ceci d'un exemple : l'Etat, après avoir confisqué en 1904 - c'est-à-dire volé - le vieux et illustre séminaire de Saint-Sulpice, y a installé les services de l'Enregistrement, la Direction des Brigades de Vérification, etc... On peut lire désormais, gravé en lettres d'or sur le fronton : "Hôtel des Finances", dans la forme de ces pastiches puérils de l'ancien, familier aux enseignes des restaurants pour automobilistes sur les grandes routes. Le spectacle est très complet. Son éloquence ne laisse rien à désirer. Après avoir confisqué un grand foyer du patrimoine spirituel pour le détruire, la démocratie lui a substitué, dans son propre bâtiment, sa machine à détruire les patrimoines matériels en les confisquant.
    Grande leçon muette, qui est la seule chose gratuite encore offerte par cette vaste et pieuse construction déshonorée au passant indifférent à son langage.
    (5)    Cela, comme tout ce qui est de la mentalité de l'homme, se traduit dans les œuvres humaines.
    Les monuments les plus fins de l'art ogival flamboyant par exemple, ces dentelles de pierre qui font notre admiration, sont conçues pour être solides et reposent sur des fondations robustes calculées avec soin pour les pouvoir porter. Une science très précise, doublée d'une longue expérience, a permis de calculer la résistance des matériaux ainsi que l'harmonie et l'équilibre du tout.
    Cepandant le souffle d'une spiritualité ardente, qui ne relève pas des mathématiques, a inspiré l'usage du calcul architectural à de belles fins. Et lorsque l'influence de cette spiritualité a disparu, bien que l'art de ces sortes de calculs se soit, paraît-il, perfectionné, le résultat est que l'on ne construit plus rien que de laid et de fragile. N'y a-t-il donc là que le hasard d'une coïncidence ?
    Et nunc reges intelligite, erudimini...