site search by freefind advanced

Taille
  du
texte
  
Calendrier grégorien perpétuel
    
CHAPITRE V  (Editable avec Internet Explorer)

LA COLLABORATION

Traits généraux.

    Cependant, après une courte période de fausse prospérité, le monde tombait dans un désarroi financier complet, comme s'il s'était élevé au sommet d'une position dont la fragilité ne pouvait le soutenir que l'instant nécessaire pour qu'il se précipitât de plus haut dans l'abîme.
    Au cours de la dizaine d'années qui a suivi la victoire de 1918, la production, lancée au galop pendant la guerre, ne put pas reprendre le trot, et une extension malsaine des affaires se produisit qui devait bientôt excéder les possibilités de la consommation. Simultanément, une fièvre de spéculation s'emparait du public. Le monde prit alors l'habitude de rechercher les faciles différences bénéficiaires de capital qui échappaient au fisc, méprisant, non sans raison, la stabilité, désormais illusoire, de revenus de plus en plus lourdement imposés et, dans le cas des obligations, directement en but aux fluctuations désavantageuses de la monnaie. Les gens engagèrent à la légère dans toutes sortes d'entreprises des fonds qu'ils ne devaient plus revoir ; ils jouèrent sur les marchés étrangers et, les mauvais jours venus, ils se trouvèrent, parfois en l'espace d'un an, n'avoir plus en capital ce qu'il avaient touché en revenus l'année précédente. La "crise" s'ensuivit, ou plutôt ce qu'on a nommé de ce terme, optimiste en l'occurence et impropre, car, s'appliquant par définition à un mal dont les caractères sont strictement d'être aigu et passager, il ne convient pas à la manifestation financière de la désorganisation profonde et définitive qui se produisait.
    Puis vint le Front Populaire avec la guerre de 1939, qu'abordait une société déjà matériellement ruinée. Enfin ce fut la débâcle de 1940.
    A la suite de la défaite de 1940, un phénomène psychologique d'une importance primordiale a surgi et s'est prolongé pendant les quatre années de l'occupation allemande : la collaboration, dont les causes essentielles se rattachent à l'objet de cette étude.
    La soumission plus ou moins empressée à l'ennemi vainqueur, l'adhésion plus ou moins intéressée à ses principes de gouvernement, la tentative de conserver quelques semblants de personnalité au prix de certains renoncements, ce sont là des réactions inférieures, caractéristiques de la faiblesse ; elles sont aussi vieilles que l'humanité et communes à toutes les sociétés découragées par leur propre désagrégation. Toutefois, la "collaboration" était une nouveauté par rapport au passé récent. En France, en 1870 en 1871, dans le Nord et en Belgique de 1914 à 1918, il y eut évidemment des traîtres mais pas de collaboration, c'est-à-dire de trahison collective, massive, organisée et se proclamant ouvertement au nom du bien public, ou tout au moins de son moindre mal. De 1940 à 1944 au contraire, mis à part le cas banal de ceux qui, individuellement, se sont vendus de propos délibéré à l'ennemi, il s'est révélé dans les pays occupés toute une longue gamme de "collaborateurs" (dont une bonne part, d'ailleurs, devait pour des motifs divers se retrouver postérieurement dans la résistance), qui s'échelonnaient depuis les prolétaires les plus communistes jusqu'aux bourgeois les plus conservateurs.
    Cette foule d'individus, que l'on a groupé sous le nom générique de collaborateurs, englobait en effet les éléments sociaux les plus divers. Elle comprenait d'abord les communistes militants et ensuite les hommes qui, politiquement ou financièrement, avaient joué la victoire allemande et qui, ayant gagné, entendaient être payés de leur risque et de leur attente. Elle comprenait encore ceux auxquels d'inévitables changements dans le personnel de l'Etat donnaient subitement la perspective inespérée d'une position à occuper, d'une situation à se faire, d'un rôle à jouer. Elle comprenait aussi les fonctionnaires de tous les rangs qui, avec un zèle proportionné à leurs ambitions, obéissaient aux ordres d'un gouvernement que le pays, du reste, considérait comme légitime et qui l'était en effet, ayant reçu du précédent des pouvoirs transmis avec une légitimité très défendable, laquelle, à tout prendre, valait bien celle de la Troisième République dont l'origine fut indiscutablement séditieuse, par un caractère commun à tous les régimes - à l'égard les uns des autres - qui se sont succédés en France depuis la Révolution ; la Restauration exceptée. Elle comprenait également beaucoup de paysans et un grand nombre d'hommes d'affaires. Elle comprenait jusqu'à quelques intellectuels et doctrinaires, éminents par leurs travaux, respectables par leurs vertus et d'un désintéressement au-dessus de tout soupçon. Elle comprenait enfin une quantité de gens appartenant à tous les milieux et qui, pour des raisons très différentes, donnèrent la surprise de professer soudain des opinions favorables à la collaboration. A cela il faut ajouter que, parmi ces collaborateurs, quels qu'ils fussent, on comptait un nombre singulièrement élevé d'hommes dont la conduite pendant la guerre de 1914 avait été non seulement impeccable (ce qui était la règle), mais brillante, voire héroïque, et qui s'étaient toujours montrés d'un patriotisme sans défaillance, souvent ombrageux. C'est là un indice très important.
    Cependant, avant d'aller plus loin, il convient de mentionner, afin de procéder par ordre, qu'à cette collaboration il existaient des causes immédiates, générales et particulières, et correspondant respectivement aux différentes catégories de collaborateurs. Passons-les rapidement en revue.

Communistes militants.

    Les communistes militants sont, dans cette affaire, les seuls dont la conduite soit rigoureusement logique. Aucune question ne se posait pour eux. Relevant directement d'un gouvernement allié aux Allemands, ils ont eu l'attitude que comportait la nature de cette alliance de raison, à la fois indispensable et pleine de réserves, périlleuse et passagère. Ils ont conservé cette attitude avec discipline tant qu'a duré l'alliance momentanément nécessaire aux desseins de l'impérialisme soviétique. A l'égard du patriotisme national, leur collaboration était ailleurs et y est restée ; leur attachement à la "patrie prolétarienne" est demeuré constant.

Gens qui ont misé sur la défaite.

    Les gens qui ont misé sur la défaite de leur pays appartiennent à toutes les nations en état d'anarchie politique. Ils sont d'autant plus nombreux que cette anarchie est plus prononcée et leur apparition signifie simplement qu'à tort ou à raison ils se croient assez forts, par rapport à la faiblesse de l'Etat, pour dissocier leurs intérêts particuliers de l'intérêt général et qu'ils estiment, en se mettant en opposition avec le bien de la société, avoir plus de chances de fonder leur fortune personnelle sur sa destruction que sur son maintien.

Ceux qui sont toujours prêts à remplir les places vacantes.

    Ceux qui sont prêts à remplir les places vacantes, ou à occuper celles nouvellement créées, sont aussi du type le plus courant. Sans aller chercher plus loin, Napoléon a trouvé de ces collaborateurs dans tous les pays où il a établi ou tenté d'établir sa domination, même, quoiqu'en très petit nombre il est vrai, en Espagne, malgré le caractère farouchement indépendant de ses habitants et la duplicité indiscutablement odieuse de sa politique à leur égard. Il en aurait trouvé en Russie comme ailleurs si Koutouzov n'avait pas fait le vide devant ses armées, rendant ainsi inutiles les proclamations démagogiques et la profusion de faux billets de banque qu'il avait fait répandre par ses agents.

Les fonctionnaires.

    Des fonctionnaires qui sont restés en place, le cas devient déjà plus caractéristique de l'époque. Il est d'ailleurs sujet à des distinctions.
    Dans un pays envahi, c'est le devoir le plus absolu de la plupart d'entre eux de rester à leur poste pour protéger les gens et les choses. C'est un devoir civil équivalent à certains devoirs militaires du même genre. Toutefois, lorsque l'occupant émet des exigences excessives et hors des conventions, avec la prétention de les faire exécuter sous le couvert des autorités nationales et par elles afin que celles-ci partagent l'odieux de leur initiative et endossent celui de leur exécution, alors le devoir devient inverse. En pareil cas, l'ennemi ne devrait trouver aucun fonctionnaire honorable pour satisfaire son dessein et se prêter à sa manœuvre, en sorte qu'il soit réduit à l'alternative d'agir par lui-même à visage découvert ou de chercher un homme notoirement taré pour lui dicter ses volontés ; ce qui revient au même et, dissipant toute équivoque, concentre nettement et exclusivement sur l'envahisseur la haine provoquée par ses mesures. Mais, pour cela, il faut avoir la fierté, l'indépendance morale, parfois le courage physique de s'en aller. Or sous ce rapport, la mentalité a beaucoup changé.
    Lorsqu'en 1889 Constans résolut d'en finir avec le boulangisme, il invita le procureur général Bouchez à inculper le général Boulanger de complot contre la sureté de l'Etat. Bouchez estima que l'inculpation n'était pas fondée en droit et refusa d'informer ; Constans insista ; Bouchez, persistant dans l'oppinion que lui dictait sa conscience, donna sa démission et, comme il n'avait pas de fortune personnelle, il se fit avocat. Il n'y a qu'une soixantaine d'années de cela mais la race des Bouchez a disparu. On situe aujourd'hui son devoir à un étage inférieur en se faisant une obligation primordiale, vis-à-vis des siens et de soi-même, de conserver sa place, négligeant le contrôle d'une conscience qui ne recherche rien au-delà de l'irresponsabilité matérielle et qu'apaise désormais trop facilement le moindre commandement de l'autorité supérieure quelle qu'elle soit. On n'envisage pas le lustre, l'autorité morale, qui s'attachent à une démission donnée avec éclat dans des conditions qui vous feraient honneur ; ni même le profit concret qui peut en résulter un jour ; surtout on ne veut rien risquer. C'est là un signe des temps, et de l'effacement de la personnalité.
    Ainsi, pendant l'occupation, nombre de fonctionnaires, sous le prétexte incontrôlable d'adoucir certaines rigueurs du mal faute de pouvoir faire le bien, remplirent des rôles dont la principale justification était de leur assurer, avec leur traitement, divers avantages matériels très appréciables à cette époque. Le prestige moral du pays en a été abaissé d'autant.

Les paysans.

    Pour les paysans, naturellement avides à l'instar de leurs semblables dans le monde entier, ils réservaient très souvent leurs produits aux Allemands de préférence, comme à leurs meilleurs acheteurs en agissant brutalement selon leurs intérêts pécuniaires ; de même que toutes les populations rurales livrées à elles-mêmes et chez lesquelles alors le sens social (ou national, c'est la même chose) va se perdant. On l'a bien vu en 1870 en Alsace où le patriotisme a fini par fléchir et où l'attachement à la France s'est progressivement estompé dans les régions, rares d'ailleurs, où de vieilles familles nobles ou manufacturières n'existaient pas ou bien avaient disparu, et qui se trouvaient ainsi dépourvues de cette armature à la fois morale et matérielle grâce à laquelle se maintient l'esprit de tradition et persévèrent les sentiments conservateurs de la société.
    En France où le château passe depuis longtemps de mains en mains et finit par changer de maître tous les dix ans, où les anciennes familles, lorsqu'elles demeurent encore et résident, ont perdu quasi toute autorité morale avec la situation matérielle qui seule la soutenait encore, où le curé n'est plus guère écouté que de quelques vieilles gens, où dominent l'envie et l'hostilité contre ce qui fut supérieur dans le passé, les individus ne relèvent plus que de leurs instincts les plus égoïstes. Avec, pour seul exemple, celui des démagogues qui l'administrent, et pour seule lumière, celle de l'instituteur extrémiste de son village, le paysan moderne est très loin de son grand-père de 1870 dont un Maupassant a peint le patriotisme dans les contes émouvants que l'on connaît ; et même de son père de 1914, époque où, sur certains points, une réelle homogénéité nationale persistait encore.

Les gens d'affaires et les ouvriers.

    De leur côté les gens d'affaires, dont l'état est de réaliser des bénéfices sans souci de la nature du client pourvu qu'il soit solvable, sont, plus fréquemment qu'on ne serait porté à le croire, des gens étonnamment bornés. D'esprit précis et court, l'homme "qui a le génie des affaires" ne pense pas. Il n'a pas le temps. Concentrant toutes ses facultés sur l'unique objet d'une spécialité dans laquelle il excelle souvent et dont il vit, il ne songe tout naturellement qu'à faire fonctionner ses aptitudes dont l'activité est littéralement sa respiration cérébrale et consiste à vendre avec le plus de profit possible le plus de choses possible, achetées, produites ou transformées par lui au meilleur compte possible. Cette marchandise, il la délivre le plus volontiers à qui la lui paye le mieux et le plus vite ; si l'ennemi, étant là, se présente comme client, il s'accomode d'une situation de fait à laquelle il n'envisage pas personnellement de rien pouvoir changer, non sans se féliciter secrètement de se voir acheter (peu importe avec quel argent) ce qui pouvait lui être directement pris. C'est là ce qu'on nomme, dans le langage moderne, être objectif.
    A la vérité, considéré sous un autre angle, cela permettait à ces hommes que l'on peut réunir sous l'appellation générale de marchands, d'acheter, à leur tour, son produit à un autre marchand d'un genre tout particulier ; en d'autres termes de faire travailler l'ouvrier. Ce dernier, en effet, n'est autre qu'un marchand de travail, mais qui, sa marchandise ne comportant pas de stock et se vendant relativement bon marché, est obligé de la placer au jour le jour afin de manger. Lui aussi il la vend indistinctement à qui la lui paye le mieux et la lui fait exécuter dans les meilleures conditions. Il résulte de cela qu'en l'absence de tout autre sentiment, les ouvriers, quelle que fut leur obédience politique, ont tranquillement collaboré à leur façon, soit en travaillant pour un patron qui fournissait les Allemands, soit directement pour les Allemands, du traitement desquels, d'ailleurs, ils ne se plaignaient guère et se louaient souvent, avec l'équanimité qu'ils auraient mise à travailler pour le Pape le cas échéant. Et cet état de choses a duré jusqu'au jour où la guerre de Russie et les inévitables déportations massives ont commencé.

Les intellectuels.

    Quant aux intellectuels, clercs ou laïcs, et aux doctrinaires, leur erreur est de celles qui déconcertent le plus l'analyse. Le mieux que l'on en peut dire est qu'elle participe d'un de ces défauts d'optique qui finissent souvent par se produire chez ceux qui raisonnent trop, tout comme ils sont latents chez ceux qui ne raisonnent pas assez. Elle est le fait d'hommes qui, s'isolant dans l'abstraction, perdent le contact des faits ; d'hommes dont la dialectique atteint à des subtilités dans la fragilité desquelles s'égare le jugement pratique lors des grands chocs, aux incidences toujours imprévisibles. Le cas de ces "collaborateurs" ne serait pas, à tout prendre, plus surprenant que celui de tant d'hommes éminents par leur savoir qui se sont coiffés de la démocratie et enthousiasmés pour ses utopies les plus flagrantes, si leur erreur n'avait pas présenté, avec leur formation ou l'essence des théories professées par eux pendant toute une vie, une contradiction aussi brusque, aussi violente, politiquement aussi maladroite, aussi opposée à leurs fins et surtout, intellectuellement, aussi étrangement grossière.

Ceux qui ne tiraient aucun profit de l'état des choses.

    Reste, finalement, le grand nombre de ceux qui, sans avoir tiré aucun profit de l'occupation, en ayant, au contraire, généralement souffert dans leurs biens et dans leur amour-propre, se sont cependant raliés à l'idée de collaboration d'une façon aussi surprenante que décidée. Ces gens étaient de toutes les classes sociales, de toutes les professions ; ils étaient sincères, désintéressés (ce qui philosophiquement, n'est pas le moins grave de leur cas) et, sauf de très rares exceptions, foncièrement anti-allemands et anti-nationaux socialistes. A l'égard de cette étude, ils sont les plus intéressants à considérer parce que leur déviation se présente, en quelque sorte, à l'état pur.
    Ce qui dominait chez ces "collaborateurs", c'était la désespérance dans laquelle les avait plongés une défaite qu'ils redoutaient ; c'était la nausée de la politique de leur pays ; c'était les indignations successives amassées depuis plus de dix ans contre les absurdités du régime, et qui, après avoir longtemps tournoyé dans leur esprit au gré de l'actualité, s'étaient finalement déposées comme un élément d'amertume, engourdissant leurs réactions nationales, décourageant en eux tout espoir de voir jamais leur pays s'amender moralement et réagir matériellement. Et dans cet état d'esprit, considérant la victoire allamande comme définitive et la défaite de leur patrie comme irrémédiable ; écrasés par le spectacle des contrastes qu'ils avaient vécus ; au surplus, craignant tout désormais : les uns les Anglais, les autres les Américains, tous le communisme, ils prirent pour la seule voie qui restât afin de sauver et de conserver ce qui pouvait l'être encore, celle d'une servitude que l'ennemi prétendait imposer sous les apparences grossièrement trompeuses de l'entente, presque de l'alliance.
    Un autre motif, d'ailleurs, les avait entraînés et les confirmait dans leur attitude. De même qu'aux heures de souffrance, l'homme se rapproche de la simplicité naturelle de l'enfant, de même aux jours de détresse, les peuples reviennent d'instinct à la nature de leurs sentiments primitifs. Faute de leur prince légitime, ils en cherchent un autre en qui placer une confiance absolue et aveugle, une foi quasi religieuse ; ils cherchent un homme à la supériorité de qui ils puissent croire, auquel ils puissent remettre leur sort et abandonner sans contrôle la charge de les protéger et de les guider dans la gravité et la confusion de leurs infortunes. Comme l'autorité la plus honorable, et du reste la seule à laquelle se rallier, un soldat chargé de gloire s'offrait au pays, en des termes d'une noblesse que son grand âge rendait particulièrement émouvants. Cet homme était l'un des derniers survivants parmi les grands chefs de 1914 ; son nom était lié à l'une des plus héroïques victoires de notre histoire et rappelait aussi le rétablissement dans l'armée de la discipline un instant compromise. C'était le plus grand personnage de la nation, et il inspirait un tel respect que la plupart s'interdisaient d'analyser et moins encore de juger ses actes que nul alors n'eût été admis à discuter ; dans l'ignorance générale que ce même personnage était, par les traits de son caractères, de ceux qui peuvent faire de grands serviteurs de l'Etat, mais auquels manquent les qualités suprêmes pour être le maître. Après s'être fait déshonorer par tant de politiciens de bas étage, les Français s'estimaient heureux de pouvoir, dans leur malheur, se ranger derrière un homme qui incarnait aux yeux de l'ennemi leur triomphe encore récent, qui était le vivant emblême du courage qu'ils avaient déployé vingt-cinq ans auparavant, dont la verte vieillesse, d'ailleurs, faisait honneur à la race et dont l'âge vénérable et le passé semblaient devoir en imposer au vainqueur et pouvoir colorer d'une certaine dignité les humiliantes capitulations de la patrie vaincue.
    En 1940 cette mentalité (qui ne disconvenait pas aux vues lointaines de la haute politique communiste), était générale. Il est certain que ceux qui, sans aucun intérêt personnel, lui sont restés fidèles malgré l'évidence, auraient du, à partir de 1942 au plus tard, être amenés à la résistance. Ils y seraient venus si elle avait été autrement conçue et autrement menée, si tout n'avait pas semblé être agencé pour les éloigner, comme tout semble avoir été fait depuis pour justifier leur méfiance et le pessimisme qui les avait inspirés à l'origine. Il n'en demeure pas moins que dans la mesure où joue le libre arbitre des hommes et à l'égard de leur responsabilité théorique de citoyens souverains, ils ont commis une faute d'une extrême gravité, dont les conséquences politiques sont faites pour se répercuter sans fin. Dans l'ensemble, cependant, ils ont fait une erreur de braves gens. Mais lorsque la société est en travail, il n'y a tels que les braves gens pour l'accoucher d'une catastrophe.

Les Allemands.

    A toute cette série de mobiles particuliers, propres à chaque catégorie de collaborateurs, il convient d'ajouter l'impression générale donnée par les Allemands à leur arrivée, impression qui était de nature à favoriser l'éclosion et le développement de la collaboration sous toutes ses formes.
    L'armée française venait de refluer, offrant le spectacle de l'indiscipline, du débraillé physique et moral, de l'ivresse, du pillage de cette désorganisation pitoyable propre aux armées débandées. Après un vide progressivement réduit à quelques centaines de mètres, puis à rien, sous les traits d'une avant-garde de fort beaux jeunes hommes, les Allemands apparurent faisant un contraste complet tant avec les Français qu'avec l'image qu'on s'était fait d'eux-mêmes. Ne pillant pas, ne violant pas, ne s'enivrant pas, propres et bien tenus, ils donnèrent le spectacle, toujours imposant, d'un ordre et d'une discipline (sans affectation d'ailleurs et d'une raideur très atténuée), dont les Français, pour en avoir complètement perdu l'habitude, n'avaient pas moins conservé le goût. D'autre part, ils impressionnaient aussi par un équipement pratique et une abondance de matériel, de qualité souvent strictement suffisante sans plus, mais ingénieusement adapté et toujours à sa place ; augmenté, au reste, du matériel anglais pris en quantité dans le Nord et repeint aux couleurs du Reich. A cela se joignait encore une correction vis-à-vis du vaincu, une obligeance et une commisération à l'égard des réfugiés, participant d'une politique préconçue et bien organisée, à l'exécution de laquelle l'euphorie d'une victoire facile prêtait la bonne grâce particulière aux gens heureux à peu de frais. Cela pour autant ne laissait pas d'être sensible à ceux qui en étaient l'objet. Enfin et surtout, ils achetaient et ils payaient. Le système de la monnaie d'occupation instauré par les Allemands est une de ces inventions, sans génie peut-être, une trouvaille si l'on veut, mais dont on ne se lasse pas d'admirer la simplicité et la perfection. Il fallait évidemment que les populations des pays occupés fussent déjà pliées à certaines habitudes, en fait de fausse monnaie, afin que celle d'occupation pût faire son office, mais, puisque ces conditions existaient, cette monnaie d'occupation a fonctionné, d'abord à visage découvert, puis bientôt dissimulée derrière l'inflation pure et simple, comme l'instrument de pillage le plus complet qui ait été créé jusqu'à ce jour. Entraînés à manier un papier sans valeur réelle ni fixe, les gens reçurent sans difficulté de cet envahisseur poli, apparemment discret et honnête, un autre papier dont le pouvoir d'achat artificiel était de même nature que celui du leur. Ils lui livrèrent leurs marchandises sans autre réflexion et l'aveuglement à ce sujet fut, au début, complet et unanime chez tous ceux qui par état vendent quelque chose ; l'estime qu'inspirait, commercialement, cet ennemi-client est restée, pendant un temps assez long, réfractaire à toute démonstration et imperméable à tout avertissement.

L'aristocratie allemande.

    Mais tout cela eût été vain si quelque chose d'autre, quelque chose d'abstrait, de subtil, à la fois de très fort et d'impondérable, n'avait pas joué pour l'accréditer. Ce quelque chose était le cachet nettement démocratique qui marquait l'armée allemande et lui valait de la part de l'ennemi des dispositions hésitantes que, composée comme elle l'était en 1914, elle n'eût jamais rencontrées. A la vérité, en 1940 encore, l'armée allemande devait pratiquement tout à la vieille aristocratie militaire, qui, bien que beaucoup moins nombreuse, occupait cependant les plus hauts postes ; mais ceux qui composaient cette aristocratie n'étaient plus les mêmes que leurs pères. D'une génération postérieure à 1900, à un âge social où la vigueur du caractère et l'impétuosité du tempérament baissent beaucoup d'une génération à l'autre, ils avaient été élevés dans l'atmosphère de la défaite, de la misère et de l'émeute ; une expérience toute proche leur avait appris quel écart peut se révéler entre le rêve et la réalité, entre les desseins les plus minutieusement concertés, les plus sûrement entrepris, les plus courageusement soutenus, et leur résultat final. Ils avaient vu renverser les dogmes de leur patrie et de leur classe, et avilir tout ce à la vénération de quoi avait été dressée leur enfance. Ils étaient ruinés. Ils portaient en entrant dans la vie les stigmates de l'échec et, vainqueurs à l'étranger, au même titre que le reste de leurs concitoyens, chez eux, ils étaient et restaient des vaincus, employés pour leurs aptitudes, mais tenus en perpétuelle suspicion par un régime aussi ouvertement leur ennemi qu'ils lui étaient eux-mêmes sourdement et foncièrement hostiles. Cet état psychologique les rendaient compatissants à la défaite des autres, et spécialement à celle d'un peuple dans l'admiration duquel tout ce qui était bien éduqué en Europe avait toujours été élevé ; il leur donnait une certaine affinité avec les autres vaincus, une certaine sensibilité au malheur général, qui leur enlevaient toute la virulence que leurs aînés, vainqueurs, auraient montré contre la nation mère de la démocratie. L'ancienne aristocratie allemande s'est ainsi trouvée être un élément modérateur de la mentalité nationale-socialiste dans l'armée. L'expérience qu'ont faite les pays occupés des troupes purement nazies a montré ce que pouvait produire le dressage du régime exempt de tout alliage.
    Toujours est-il que l'aspect généralement terne des officiers, la discrétion de leurs insignes distinctifs, leur attitude effacée, une certaine familiarité, comme règlementaire et qui l'était en effet, dans les rapports entre inférieurs et supérieurs en des cas déterminés hors du service, tout cela ne déplaisait pas et rassurait plutôt. Rien en eux d'arrogant, nulle hauteur, aucun "chic" non plus, n'offusquait la susceptibilité, extrême à l'égard d'une armée aristocratique, c'est-à-dire d'une aristocratie dans tout le déploiement de sa force, d'une nation comme la nôtre, toute acquise dans son ensemble à des sentiments de petits bourgeois en voie de prolétarisation.
    Qui plus est, dans les provinces et les campagnes, volontiers les soldats désignaient le châtelain ou simplement les personnes dont l'habitation annonçait l'aisance sous le nom de ploutocrates ou de capitalistes et, en certaines villes, les troupes à leur arrivée, se livrèrent, non précisément à l'égard de la partie riche de la population, mais à l'égard des richesses d'une partie de la population, à des manifestations sans violence proprement dite, sans déprédations, mais dont le caractère vexatoire est le plus grand succès auprès de la populace et des éléments avancés.

De l'emprise du national-socialisme.

    Ainsi, dans les comportements allemands de 1940 s'était révélé de quoi satisfaire un peu tous les goûts et il s'ensuivit une surprise favorable et générale, comme la légèreté en accorde aux nouveautés méconnues. Cette surprise se traduisit par une soi-disant justice rendue aux qualités de l'ennemi avec une nuance sensible d'empressement qui sentait la séduction. Si les Allemands s'étaient montrés alors ce qu'ils ne sont pas : pondérés et psychologues, nul ne peut dire quelle eût été la carrière du Troisième Reich.
    Pour tout dire, l'organisation politique et sociale de l'Allemagne telle qu'elle s'est manifestée en 1940, appuyée sur un de ces déploiements de force qui éblouissent tout particulièrement les peuples tombés dans le matérialisme, a exercé sur la France une attraction multiforme qui la rendait toute prête à subir l'état de paralysie politique et militaire dans lequel elle se trouvait. A distance, cette organisation avait inspiré des sentiments de réprobation à la majorité et une curiosité, un intérêt teinté d'attraction à un petit nombre seulement ; au contact de cette organisation, une séduction naturelle de la force à la faiblesse s'opéra, tellement profonde qu'elle atteignit inconsciemment ceux qui résistèrent comme ceux qui collaborèrent, à tel point que si l'on considère la tournure prise par l'état social depuis la libération, vaincue dans sa puissance matérielle, l'Allemagne nationale-socialiste apparaît victorieuse dans son influence morale et politique ; ses desseins militaires et économiques ont échoué ; ses principes politiques et ses procédés de gouvernement triomphent. Ils ont triomphé et triompheront encore parce que, dépouillés de ce qu'ils ont de spécifiquement allemand : la mystique raciste, ils sont foncièrement démocratiques et comportent l'autorité universelle et plébéienne d'un Etat égalitaire. A ce titre, ils offrent à l'extrémisme tout un arsenal d'instruments de règne dont il n'a que se servir sans avoir besoin d'y rien changer.
    En réaction contre la forme libérale désuète de la démocratie, ces principes imposés par la violence venaient cependant à leur heure et cela explique, d'autre part leur emprise sur tant de français, dont beaucoup étaient, intrinsèquement, des meilleurs - il faut insister là-dessus parce que c'est le signe clinique le plus important - et qui, par ce qu'ils en voyaient et en comprenaient, se décidèrent, les uns à subir avec résignation, les autres à accueillir avec faveur un socialisme qui leur paraissait ordonné, convenable, qu'ils espéraient faire correct, en quelque manière propret si l'on peut dire, et dont ils attendaient une vaccination durable contre les brutalités si redoutées du communisme soviétique.
    Que cette emprise ait eu lieu, c'est un fait. Mais pourquoi a-t-elle pu avoir lieu ?

Le patriotisme et son évolution.

    Nous avons vu qu'entre la collaboration la plus active et celle qui, absolument passive, ne pécha que par pensée dans le secret de l'intimité, se sont trouvées, du plus au moins accentué, toutes les nuances de collaborateurs. Entre ceux qui ont exploité à fond et sans vergogne une défaite à laquelle ils avaient ou non contribué et ceux qui, de bonne foi, n'ont pas cru pouvoir faire mieux qu'admettre le douloureux fait accompli et s'adapter à une situation qu'ils estimaient irredressable, il y a place pour ceux, très nombreux, qui ont simplement tiré des circonstances le profit matériel qu'elles leur offraient ; il y a donc place pour ceux qui ont mal, trop peu ou pas du tout réagi dans le poste qu'ils occupaient ; pour ceux qui, intellectuellement, se sont publiquement égarés ; pour ceux qui ont commis l'erreur grossière de profiter de la présence des Allemands afin de servir tapageusement une cause que ceux-ci protégeaient ; il y a place pour bien d'autres encore. Chez tous ces gens, plus l'intérêt matériel était petit, plus la faute de l'esprit était grande et, lorsque le premier était bul, la seconde était entière.
    Or, quand on considère l'ensemble des collaborateurs (dont, bien entendu, les énumérations qui ont été faites ici ne sont ni limitatives, ni surtout absolues dans chaque catégorie, loin de là), deux constatations de première importance s'imposent - outre celle de leur fort grand nombre - : la première est l'étonnante diversité d'origines sociales et d'opinions dans les éléments constitutifs de la collaboration : la seconde est une contradiction complète, dans la conduite de beaucoup de collaborateurs, entre l'attitude qui semblait logiquement devoir être la leur et celle qu'ils eurent effectivement. A ces deux observations correspondent deux notions précises : l'une est qu'un phénomène politique, surtout aussi ingrat, lorsqu'il rassemble autant d'individus aussi différents, démontre qu'il existe à leur égard, et au delà de leurs divergences, un motif assez général pour leur être commun et assez puissant pour les réunir ; l'autre est que ce phénomène, lorsqu'il provoque des adhésions aussi nombreuses que surprenantes parmi ceux que leur passé semblait particulièrement désigner pour le combattre, prouve qu'une pièce maîtresse a brusquement cédé dans le cerveau social.
    Quelle est donc cette pièce maîtresse qui, ayant ainsi cédé, a précipité tant de gens dans la même erreur ? Ce n'est point précisément le sens politique, qui n'est jamais le fait que de quelques-uns, et qui en définitive n'est rien de plus que le simple bon sens appliqué à l'objet le plus élevé de la vie sociale ; lequel bon sens d'ailleurs, simple ou non, est déjà sérieusement atteint depuis longtemps. On peut moins encore incriminer le raisonnement. En tout temps, les gens sont rares qui raisonnent au-delà de leurs nécessités quotidiennes et autrement qu'à l'échelle de leur métier. Au reste, pour raisonner juste, il faut avant tout avoir du bon sens et, pour être sensible à certaines déductions, avoir une culture réelle et suffisamment vaste, qui n'est jamais fort répandue et se fait aujourd'hui de plus à plus rare aussi. Il est vrai, toutefois, que, parmi les collabeurs, lorsqu'on s'adressait au petit nombre des plus accessibles à la contreverse, lorsqu'on leur expliquait la nature fondamentale du national-socialisme et ses redoutables affinités avec le bolchevisme, lorsqu'on leur montrait les origines philosophiques du racisme et ses unéluctables conséquences, lorsqu'on leur rappelait cette foncière démesure germanique qui engageait nécessairement les Allemands dans des entreprises toujours plus grandes et plus difficiles, chacune engloutissant, et bien au-delà, les bénéfices de la précédente, et dont la série n'aurait de fin que leur fatale défaite ; lorsqu'on évoquait enfin les avertissements de J. Bainville, appuyés sur une science si sûre et déduits avec une sagacité si remarquable qu'elle ressemblait à la prophétie ; lorsqu'on disait tout cela à ces hommes, on les sentait non réceptifs, on les trouvait réfractaires à l'examen d'arguments qu'ils éloignaient à priori. Mais, à tout prendre, cela n'est ni bien extraordinaire, ni très important. Les gens du même niveau qui, de l'autre côté, leur faisaient pendant, ne raisonnaient guère davantage ; car ce n'est pas plus la raison que les intérêts de l'Etat qui mène politiquement le monde démocratique, ce sont les passions sociales et les intérêts secondaires, mesquins ou sordides. Nous sommes, d'ailleurs, à une époque où moins on raisonne réellement, plus on fait semblant de raisonner, et où la plupart de ceux qui raisonnent tout de même raisonnent mal et, bien que, faute de temps, raisonnant peu, raisonnent encore trop pour leur esprit surmené et leur jugement affaibli.
    Au demeurant, en aucun temps les peuples ne se sont conduits par les déductions de la logique et c'est bien en vain que l'utopie démocratique prétend substituer la fragilité toute humaine de la raison aux articles de foi de tous ordres qui guident les nations saines. Ce qui a failli dans le cerveau social est quelque chose de beaucoup plus essentiel que le raisonnement. Ce qui a failli, c'est un des sentiments indispensables au maintien de l'état d'agrégation sociale, c'est une foi - la dernière qui restât véritablement forte - génératrice de préjugés protecteurs et de réflexes de défense, collectifs et unanimes, extérieur à tout raisonnement et autrement forts que lui ; réflexes qui se sont révélés abolis dans une grande partie du corps social. Ce sentiment, cette foi, se nomme le patriotisme.
    Dans la négation officielle de tous les dogmes anciens, parmi les ruines de tout ce qui, traditionnellement, avait été respecté et vénéré, le patriotisme se dressait seul comme une manière de sous-religion, une véritable religion de remplacement, commune à tous les Français et leur tenant lieu de ce qui désormais leur manquait. Comme il a été dit au début de ces pages, conservateur de la patrie pour les uns, défenseur de la démocratie pour les autres, le patriotisme confondait dans un même élan toute la poussière de citoyens composant la France post-révolutionnaire. De la foi religieuse, il possédait ce caractère essentiel, auquel on mesure la force des religions : l'intolérance. Dans une société où l'on se plaisait à faire observer qu'on pouvait être droit, bon, honnête, charitable et n'avoir aucun principe religieux (sans apercevoir dans la persistance de ces vertus chrétiennes une richesse morale accumulée par la pratique ancestrale d'une foi multiséculaire et incapable de survivre longtemps à l'assèchement de la source qui l'avait alimentée) ; dans une société qui protégeait toutes les élucubrations anti-sociales pourvu qu'elles s'annonçassent sincères et ne troublassent pas le bon ordre ni le bien-être matériel (dans le respect momentané desquelles on ne reconnaissait pas le restant fragile des anciennes disciplines, destiné à être bientôt emporté par les théories qui en niaient la nécessité) ; dans une société qui prodiguait ses égards à toutes les opinions anti-traditionnelles et les étendait même - à contre-cœur il est vrai et par une feinte justice - aux opinions anti-démocratiques ; dans une société où l'on pouvait tout insulter : la religion, le régime, le clergé, le gouvernement, le passé et le présent, les individus et les institutions ; dans une telle société une seule chose n'était pas tolérée : l'anti-patriotisme. Absolument intransigeant sur ce point, l'esprit public se dressait unanime et violent contre lui, et son aveu causait un scandale dont la réprobation appelait la sévérité des lois. Il était honni comme un vice honteux.
    Religion de remplacement donc, le patriotisme était aussi une religion dérivée. Il procédait, par transformation, d'un sentiment purement féodal : la fidélité personnelle au suzerain du royaume, au prince, gardien et défenseur des intérêts de ses sujets et en qui s'incarnait l'Etat. Par là, le patriotisme monarchique avait indirectement une origine religieuse car le prince était l'oint du Seigneur et, considéré dans ses plus lointaines origines, le sacre conférait au roi un caractère mi-sacerdotal qui donnait à son autorité, en apparence toute temporelle, une teinte spirituelle plus accentuée que ne le laisse supposer le matérialisme grandissant - quoique plus superficiel et plus voyant qu'autre chose - des derniers temps de l'Ancien Régime. En supprimant la personne du prince et en concassant la souveraineté en autant de parcelles que de citoyens, la Révolution fit du patriotisme, en lui donnant ce nom, l'attachement à cette pulvérulence de souverains, et plus simplement l'attachement au principe de la souveraineté populaire, c'est-à-dire à une abstraction. Or les grands sentiments humains ne se soutiennent de façon durable qu'à une double condition : dériver d'une idée religieuse, de laquelle ils tirent leur force, et se concrétiser sous une forme accessible aux sens en s'incarnant dans un individu qui les maintient. Cette double condition n'existait pas pour le patriotisme démocratique issu de la mystique profane d'une minorité. S'incarnant désormais dans tout le monde, il ne s'incarnait plus, en réalité dans personne.
    Pour beaucoup même, pour tous ceux restés fidèles à l'ensemble de la tradition, le patriotisme révolutionnaire devait logiquement représenter l'attachement à tout ce qui leur était personnellement et socialement le plus ennemi. Cependant, au bout de peu d'années, il en alla tout autrement. Le libéralisme général des hautes classes, la défaite définitive de l'ancien état de choses, la lassitude de l'exil pour les émigrés, l'amour profond d'un pays exquis et supérieur par tant de côtés, la gloire de l'épopée impériale, le tempérament foncièrement militaire de la noblesse, la reprise par la Restauration et ainsi la légitimation de l'ordre napoléonien, tout cela et d'autres choses encore par la suite, firent du patriotisme un sentiment qui n'eut pas de gardien plus vigilant que l'ensemble des classes les moins démocratiques de la nation. En le faisant leur, celles-ci lui imprimèrent une tournure nettement conservatrice de la société. Il arriva donc que le patriotisme, tel qu'il apparaissait encore en 1914 consacré par l'idée commune qui s'y attachait, primitivement conçu par la Révolution puis retouché dans le sens de la conservation sociale comme les institutions révolutionnaires l'avaient été elles-mêmes par les régimes suivants, ardemment soutenu par l'Eglise et par ce qu'il y avait dans la société de plus élevé dans tous les genres, ce patriotisme était devenu un sentiment qui, pour être répandu dans toutes les classes, n'en était pas moins un sentiment patricien en ce sens qu'il devait son maintien, d'une part à l'existence de classes dites encore dirigeantes bien qu'elles ne dirigeassent plus l'Etat, mais parce qu'elles conservaient malgré cela une réelle influence sur l'esprit public, et d'autre part à la survivance de la forme monarchique du gouvernement dans les autres pays d'Europe, qui obligeait la démocratie française à se mettre tant bien que mal à l'unisson et à conserver quelque élément moral indispensable pour lui assurer la parité de force et sauvegarder son homogénéité. Ainsi le patriotisme était un dogme ; le seul qui, pouvant réunir l'ensemble des citoyens, permettait en certains cas de faire passer l'intérêt commun avant les divergences politiques et sociales qui divisaient profondément la nation ; dogme qui, placé au-dessus de toute discussion, cimentait aux heures graves l'union de tous les Français. A l'effondrement définitif des classes dirigeantes et de la plupart des monarchies européennes, ce patriotisme, en tant que dogme conservateur de la patrie, n'a pratiquement pas survécu.
    Cependant - et ici encore revenons avec quelque détail sur ce qui n'a été qu'indiqué au début de cet ouvrage - de son côté, avait évolué en sous-œuvre le patriotisme purement démocratique. Ses tenants, uniquement fidèles à la démocratie et, par elle seulement, reliés à la France comme à la patrie du principe démocratique, demeuraient plus ou moins consciemment prêts à suivre la démocratie partout où elle triompherait selon leurs vœux, et à lui sacrifier délibérément les intérêts nationnaux dès que ceux-ci se trouveraient en opposition formelle avec les siens. Le patriotisme purement démocratique, en effet, n'avait jamais désarmé ; transformé lui aussi dans son essence depuis 1793, mais à sa manière et en sens inverse de la conservation nationale, devenu internationalisme en fait, il n'avait cessé, à partir des premières années du XXè siècle, de montrer une audace croissante. Pour cette audace, l'aile gauche du régime, jusqu'en 1914, n'osait encore laisser paraître qu'une complaisance hypocrite, l'imminence du péril allemand interdisant une attitude plus nette qui eût été odieuse à l'opinion publique et aurait nui gravement à la "cause". Mais après 1918 il n'en fut plus de même, puisqu'il ne devait plus y avoir de guerre, c'est-à-dire de danger pour la patrie - de danger anti-démocratique, s'entend, l'Allemagne étant soi-disant démocratisée. Aussi le patriotisme purement démocratique, autrement dit et pour lui donner son nom moderne, l'internationalisme rejeta bientôt ses derniers voiles. L'objection de conscience, quoique oblique, fut l'une de ses manifestations les plus voyantes. Tombant encore sous le coup direct des lois, elle n'était pas la plus dangereuse. C'est dans les écoles surtout que la négation systématique du dogme patriotique fit son œuvre. Elle ne rencontra qu'une opposition de plus en plus débile qui s'acheva dans les murmures d'une indignation platonique et résignée. Comment eût-il pu en être autrement et que pouvait faire de plus une société aussi étroitement prisonnière de ses propres utopies ?
    Plaçons-nous donc un instant sous un autre angle pour observer le même phénomène, nous apercevons tout de suite alors un autre enchaînement de faits dans lequel se traduit fidèlement le travail de l'idée démocratique. Le culte révolutionnaire du faible avait conduit à l'insurrection permanente du nombre contre la qualité. De cette aberration anti-vitale devait sortir finalement l'institution du suffrage universel qui est son expression la plus achevée ; mais sa première conséquence aura été l'entreprise d'abolir l'autorité paternel, fait qui équivaut à la dissolution de la famille, c'est-à-dire de la cellule primitive et essentielle du corps social, qui perd tout existence si elle n'est pas aristocratiquement constituée. Or la dissolution de la famille conduit inéluctablement à la perte du sentiment de la patrie qui seul, sous diverses formes, retient les hommes dans l'état d'une formation sociale définie et complète. Lorsqu'en effet, glorifiant l'obscurité avec son snobisme à l'envers, la démocratie stipule que désormais l'homme ne doit concevoir aucune fierté d'une naissance due au seul hasard, en vertu de quelle logique lui imposerait-elle la fierté du même hasard qui l'a fait naître citoyen de tel pays plutôt que de tel autre ? "Qui sert bien l'humanité n'a pas besoin de patrie". Sans doute la déduction met-elle un certain temps à s'opérer, comme une tresse dont l'extrémité dénouée met un certain temps à se défaire ; cependant elle se défait fatalement. Le sentiment de la patrie (patria, terra patrum) ne peut survivre au sentiment de la famille ; et c'est bien le vœu suprême de la démocratie qui, avec la patrie humaine, veut la famille humaine, c'est-à-dire rien. Aussi, dans cet esprit d'universalité qui est celui des hérésies chrétiennes, n'autorise-t-elle la fierté qu'à ceux qui travaillent à la conquête de ce néant (1).

Nature et rôle de la bourgeoisie nouvelle.

    Quoi qu'il en soit, le fait est que la société ne comprenait plus assez d'éléments aptes à combattre efficacement le péril, dénoncé sans cesse il est vrai, mais contre lequel la mentalité sociale particulièrement indolente de la nouvelle bourgeoisie restait absolument impuissante. Un vent de démence, dont ces pages ont déjà suffisamment retracé l'origine, soufflait avec une sorte de rage sur les esprits dont les dernières amarres étaient décidément rompues. D'ailleurs, la guerre avait fait des vides irréparables parmi les meilleurs et les plus vaillants. Ceux d'entre eux qui restaient, et qui, peu d'années auparavant, jouissaient d'un crédit appréciable sur leurs concitoyens, étaient maintenant vieillis ; souvent éprouvés dans leurs affections, matériellement très diminués et devant pour la plupart se préoccuper avant tout de subsister, ils se trouvaient noyés et découragés dans le flot précipité des évènements. Quant à ceux qui s'exprimaient encore hautement, leur voix était écoutée avec un certain intérêt, parfois avec admiration, souvent avec regret, mais elle était vite couverte par la cacophonie universelle qui suivit la victoire. Au demeurant, ceux qui tenaient le premier rang dans la nation étaient les plus riches de cette nouvelle classe qui n'en est pas une et dont il a été question plus haut. Ces hommes se trouvaient brusquement placés à découvert au sommet tronqué du cône social, dans une situation dont ils manquaient de toutes les qualités nécessaires pour l'occuper dignement (2). Projetés en l'air par le tourbillon des circonstances sans pour autant s'être élevés, surpris eux-mêmes plus encore que les autres de leur subite ascension, à la fois désorientés par leur propre fortune et ne doutant plus de rien sous les dehors exubérants que donne le succès aux âmes médiocres, ils étaient émasculés par le souci dévorant du gain. Les idées de lucre n'ont jamais élevé les autres ; elles les rabaissent généralement ; en tous cas elles ne les engendrent point, et, de ces idées de lucre, la bourgeoisie d'affaires, entre les deux guerres, était exclusivement possédée. Par l'exemple de ses manières d'être, cette catégorie d'hommes présentait en quelque façon la caricature de la bourgeoisie marchande, manufacturière et légiste de l'Ancien Régime, dont elle était à peine plus que l'homonyme ; véritable et vaste classe celle-là, formée méthodiquement et posément, mais dont cependant la place n'était, judicieusement, que la troisième, au temps où l'ordre régnait dans l'Etat ; place, du reste, qui pour les meilleurs parmi elle n'était qu'un lieu de passage, une étape avant de monter plus haut, au temps, encore une fois, où les éléments circulaient normalement dans le corps social.
    Il est de la nature de la bourgeoisie d'être enchâssée dans l'état social et de devoir subir par en haut une pression qu'elle est incapable d'exercer elle-même et faute de laquelle elle est condamnée à subir sans résistance celle d'en bas. C'est à cette seule condition que ses vertus particulières et ses aptitudes indispensables au bon équilibre de la société peuvent prendre leur développement et s'épanouir. Par nature aussi, la bourgeoisie est dénuée de tout sens politique propre, ce qui, civiquement, se combine avec une couardise que, pour un ensemble complexe de motifs, on voit à toutes les époques se concentrer à mi-hauteur de l'échelle sociale. Avec la Révolution, la place du tiers-état est devenue la première ; non positivement que la bourgeoisie soit montée, mais par le vide qu'avait produit au-dessus d'elle l'orage révolutionnaire qu'elle avait déclenché. Seulement cette place, elle ne la justifiait qu'au nom de principes démocratiques incompatibles avec la pérennité de sa conquête. En conséquence, pendant plus d'un siècle, constamment gagnée à la main, dépassée chaque année par ses propres théories, résistant par à-coups mais toujours embarassée par le désordre auquel elle devait ce qu'elle était devenue, le respectant bien que ne l'aimant pas, redoutant ses excès mais gênée pour les contenir, elle a continuellement fini par lui céder, abandonnant pièce à pièce tout ce qui constituait les assises de sa position jusqu'à les réduire à un état de ténuité impropre à la soutenir et précurseur d'un effondrement prochain.
    De surcroît, la bourgeoisie s'est sans cesse renouvelée, ce qui est normal, mais elle s'est renouvelée par apports de plus en plus massifs (que suffit à expliquer l'extraordinaire développement des affaires industrielles au XIXè siècle) ; apports à la fois trop rapides et trop nombreux pour que des traditions pussent, en se formant et en s'établissant dans son sein, faire d'elle une classe supérieure. Elle a accédé au pouvoir trop vieille, à l'âge où on ne crée plus. Pendant le temps crépusculaire de son règne, elle aura uniquement vécu des principes et des disciplines qu'elle avait reçus sous l'Ancien Régime, et dont la substance volatile s'évaporait chaque jour. Les éléments qui, après 1914, l'ont recouverte comme une immense vague, ont aussi, en prenant son nom, achevé de la submerger.
    Les hommes qui formaient cette vague, jouant des coudes dans l'océan de l'existence moderne, sans aucune règle de vie, profondément incultes même lorsqu'ils étaient instruits (ce qui était rare), ne se distinguant guère que par l'allure suffisante et pitoyablement cossue de leur extrême vulgarité, ces hommes ne savaient réellement faire qu'une chose : pêcher, non sans adresse, des profits dans l'eau trouble de la décomposition qui s'opérait autour d'eux. Or il n'est pas d'exemple que des hommes s'insurgent contre les institutions grâce auxquelles ils font fortune, même si ces institutions tendent ouvertement à les empêcher de la conserver ; soit alors qu'ils ne s'en soucient pas, soit que leur complexion, généralement optimiste en ce cas, se leurre du fol espoir d'échapper à la conséquence logique des faits. De là à favoriser le développement de ces institutions, il n'y a qu'un pas bientôt franchi et, lorsque ces institutions engendrent le désordre, c'est le désordre qui est automatiquement favorisé. En fait cette attitude de la bourgeoisie de 1914 à 1939 n'a rien de nouveau ; elle a été dans son essence celle de la bougeoisie en général depuis 1789 ; elle en représente seulement le paroxysme concordant avec la disparition de tout ce qui pouvait faire office de frein.

La plèbe.

    Cette bourgeoisie moderne où les hommes n'auront su se faire respecter ni de leurs femmes, ni de leurs enfants, ni de leurs serviteurs, ni de leurs ouvriers parce qu'eux-mêmes ne respectaient ni les choses, ni les gens, ni leur propre personne, cette bourgeoisie a eu le prolétariat qui lui correspondait ; plèbe vivant de ses menaces et de ses intimidations en étrangère dans une société où, dans la nuit du 4 août 1789, a été détruite une organisation sociale qui, depuis, n'a jamais été remplacée. Cependant, aussi longtemps que les forces du passé palpitèrent encore, aussi longtemps que la population resta en grande partie rurale et fidèle à ses croyances, aussi longtemps qu'il y eut un château, des fortunes assises, un instituteur digne et patriote, aussi longtemps que le service militaire ne gâta pas la jeunesse dans la promiscuité des casernes, des liens très forts subsistèrent entre le peuple et les hautes classes. A partir de la Troisième République, ces liens se sont distendus de plus en plus rapidement. Après 1914, l'isolement de la plèbe est allé grandissant très vite et en vingt années il est devenu complet. Il est devenu complet à l'égard de la tradition s'entend car, en fait, le peuple n'est jamais isolé à proprement parler et, dans un autre sens, en aucun temps il n'a été l'objet d'attentions aussi périlleuses pour lui et pour ce patrimoine social qu'on appelle la civilisation.
    Philosophiquement, on ne saurait se lasser de le répéter, le fond des choses reste constant. Le peuple, comme les autres classes, comme la société dans son ensemble, comme chaque individu qui la compose, change avec l'âge, mais conserve à travers les siècles ce qui tient à l'essence de sa nature propre. Or la nature de ceux qui forment le peuple est précisément d'être incapables, non pas de vivre indépendants (l'état de vie en société qui est le fait de l'être humain s'oppose à toute indépendance absolue, personnelle ou collective, dans n'importe quel état social), mais d'être patrons au sens à la fois ancien et moderne du mot. Ne pouvant être patrons, il leur faut trouver un patronage parce que le monde est ainsi fait qu'il n'y a pas de milieu entre ces deux situations dans la société humaine qui n'est qu'un enchaînement de dépendances mutuelles dont la plèbe constitue les derniers anneaux. Le peuple donc, ne peut pas se passer de patrons et, lorsqu'un patronage faiblit, c'est-à-dire cesse progressivement d'accomplir son rôle à la fois dirigeant, protecteur et nourricier, il en cherche un autre. Plus exactement, il est repris par un autre patron avant même de tomber en déshérence parce que sa masse, amorphe si elle restait seule (ce qui est inconcevable), représente une force considérable pour celui qui la capte ; et pour cette raison, plus générale encore, qu'un individu, une classe ou un peuple, dans la complexion définitive desquels il entre d'être subordonnés, ne peuvent jamais faire plus que de changer de subordination ou de servitude, y compris quand ils croient avoir décidé de s'émanciper. Dans le cas où le vieillissement social se complique du mal démocratique, ce sont les démagogues, constituant une sorte de société anonyme qu'ils nomment l'Etat et dont ils forment le conseil d'administration, ce sont les démaguogues, dissidents pour la plupart du patronat expirant, qui attirent le peuple à l'aide d'un vocabulaire emphatique dont les expressions mensongères séductrices sont très anciennes, peu nombreuses et toujours semblables. Ils le réduisent ainsi à une servitude qui lui coûte beaucoup et rapporte individuellement peu à des maîtres avides et insensibles il est vrai, mais très nombreux et jaloux les uns des autres. Cette évolution concordant avec un affaiblissement croissant de la personnalité rencontre de moins en moins de résistance pour s'accomplir à mesure qu'elle se poursuit ; d'autre part, le fait même qu'elle se produit dérivant du renoncement et de la déchéance de l'ancien patronat, celui-ci se trouve bientôt assimilé à la plèbe, puis confondu avec elle et incorporé dans l'esclavage général. Par ailleurs enfin, le gigantisme étant la particularité moderne des œuvres humaines, la démocratie tend à s'industrialiser elle aussi et, débordant le cadre de la nation, à se constituer en un énorme trust international ; d'où, pour les manœuvres, ouvriers, employés de ce trust, l'obligation absolue de dépouiller l'ancien esprit des vieilles manufactures nationales dont ils ont été débauchés ; d'où, en d'autres termes, l'obligation pour le démagogue moderne d'abandonner le langage du patriotisme jacobin pour adopter celui de la patrie humaine. La société chrétienne n'en est pas tout à fait là mais elle n'en est pas loin et le travail qui s'est accompli entre les deux guerres l'en a conduit très près.

Conséquences sociales de certaines conceptions de 1914.

    Comme il arrive toujours, ce sont les classes les plus intéressées à ce que ce travail ne se fît pas qui préparèrent son terrain. En effet, pendant les quatre années de la guerre de 1914, au lieu d'offrir au courage et à l'endurance des soldats l'austère admiration et les mâles encouragements qui conviennent à ces qualités et touchent le mieux ceux qui en font preuve ; au lieu de soulager leurs souffrances avec ce mélange noble de calme dévouement et de dignité souriante qui sont le baume moral le plus précieux et la consolation la plus douce de ceux qui les endurent ; au lieu de cela, les classes les plus riches de la nation, dans un vertige de déclassement, accablèrent le combattant, sous le nom niaisement vulgaire de "poilu", d'une flagornerie sans mesure avec, dans les termes, une affectation puérile de trivialité qui rabaissent toujours ceux qui l'emploient et, par la prétention qu'elle marque de se mettre à leur portée, ne laisse pas que d'humilier ceux auquels elle s'adresse, en inspirant un juste mépris aux plus intelligents d'entre eux. A cette exubérance de mauvais goût s'ajoutait encore un manque de tact : l'abus de ce tutoiement sans réciprocité, formellement et sagement interdit par le règlement militaire, qui constituait dans l'état des rapports sociaux d'alors une familiarité absolument déplacée, appelant soit des leçons données avec plus ou moins de rudesse, soit un manque de respect mérité - choses, d'ailleurs, qui, en fait, eurent lieu rarement. Tout cela sonnait faux et, pour participer de bonnes intentions, n'en étaient pas moins étranger à toute espèce de saine raison. Tout cela, aussi, était également propre à fausser le véritable sens du devoir et à favoriser le développement d'une équivoque qui n'a pas manqué de se produire et d'être exploitée.
    Or, à considérer les choses comme elles sont, sans exaltation brouillonne et suivant la simple logique, on reconnaîtra, dans une démocratie : 1° que l'impôt du sang étant dû par tous les citoyens, ceux qui répondent à l'ordre de mobilisation générale en temps de guerre ne font qu'accomplir un devoir qui s'étend au riche comme au pauvre et auquel, du reste, nul ne peut se dérober sans encourir l'infamie et une mort certaine. 2° Que le citoyen mobilisé, en se battant pour la collectivité, combat au premier chef pour lui-même, pour défendre, avec l'indépendance de son pays, la sienne propre, c'est-à-dire cette parcelle de souveraineté à laquelle, si pauvre soit-il, il doit tenir par dessus tout, ainsi qu'aux possibilités qu'elle comporte ; il doit donc entendre qu'il combat pour éviter, fût-ce au prix de sa vie, cette déchéance pire que la mort physique que constitue la servitude consécutive à la défaite. 3° Que le citoyen combattant blessé ou tué dans les conditions ordinaires de la guerre a droit, lui ou sa mémoire, à tous les égards qui s'attachent à l'infortune noblement encourue, mais n'est pas forcément pour cela un héros. 4° Que si les négligences, les erreurs ou les fautes d'une mauvaise politique rendent les conditions de la guerre plus meurtrières, le fait étant imputable aux élus du peuple souverain, ou aux fonctionnaires militaires et civils nommés par eux, la plèbe qui compose la majorité de ce peuple est en définitive la première responsable des conséquences de son mauvais choix, lequel, au surplus affecte indistinctement tout le monde. 5° Que toutes les pensions ou allocations versées aux combattants ou à leurs familles dans le besoin, grèvent d'une charge supplémentaire très lourde ceux qui en font les frais après avoir payé le même impôt du sang que leurs concitoyens, et que, si elles constituent pour les plus riches un devoir d'humanité conforme au bon ordre de la société, elles demeurent une générosité à l'égard de ceux qui les reçoivent. Telles sont, dépouillées de toute rhétorique électorale, les propositions auquelles se ramène le devoir militaire démocratique accompli dans les conditions ordinaires par le citoyen souverain en temps de guerre ; toutes les distinctions et récompenses extraordinaires allant d'ailleurs au mérite de ceux qui, ayant fait plus que leur devoir, doivent recevoir ce qui n'est pas du aux autres, tant pour honorer des vertus dont une nation n'est jamais trop riche que pour encourager un héroïsme dont elle a toujours besoin.
    Que ceux qui par leur âge ou leur sexe se trouvaient en ces remps déjà lointain de 1914 à l'abri des coups de l'ennemi s'employassent volontairement selon leurs moyens à soigner les blessés, à soulager le sort des infirmes, à procurer le meilleur repos aux permissionnaires sans foyer qui allaient repartir peut-être pour ne plus revenir, c'était là le tribut supplémentaire du devoir chrétien autant que celui d'un sentiment patriotique de solidarité nationale, instinctif dans une société qui veut vivre et qui, pour cela, tend tous ses efforts vers la victoire ; mais c'était aussi l'élan bénévole d'une charité comportant la reconnaissance de ceux qui en étaient l'objet. Cependant, on ne s'arrêta pas là et les gens riches ou aisés adoptèrent, à l'égard du combattant populaire (parfois sans faire grand' chose de plus), une attitude dans laquelle la gratitude se mêlait à une sorte d'humilité admirative et à des louanges dont les excès, dans le genre de la politesse empressée et un peu mièvre de l'époque, étaient faits pour accréditer dans son esprit l'idée que lui, pauvre, n'ayant rien à défendre, souffrait et versait son sang pour défendre les biens des privilégiés de la fortune ; fortune sur laquelle les intérieurs où on les introduisait lui donnaient d'ailleurs les notions les plus fantaisistes. Sans aucune conception de ce que peut faire endurer de misère au peuple la ruine générale qu'entraîne la perte d'une guerre moderne, il fut acquis pour beaucoup de prolétaires, déjà travaillés par les doctrines socialistes, qu'ils s'étaient battus pour les riches (alors que le riche se bat comme le pauvre, tandis qu'en sa qualité de contribuable, il a non seulement payé pour ses armes mais encore pour celles des autres). Cette idée fermenta et en peu de temps, le patriotisme conservateur de la patrie devint à leurs yeux un patriotisme réactionnaire, le patriotisme des bourgeois, un patriotisme qu'eux, prolétaires, devaient rejeter comme fauteur de guerres. Il s'ensuivit, entre autres conséquences, que tous les avertissements donnés relativement au danger du relèvement de l'Allemagne (devenue démocratique, donc inoffensive !), furent tenus pour les manœuvres d'un "impérialisme" destiné à satisfaire l'avidité des possédants. Ce qui était fait dans le sens de cette propagande par les diverses organisations et la presse de gauche pour les adultes, était fait à l'école par les instituteurs pour les enfants. Désormais, le patriotisme conservateur était virtuellement mort dans la classe populaire.

Etat comparé de la bourgeoisie et de la plèbe en 1939.

    En 1939, à ceux qui avaient perdu depuis vingt ans le contact avec le peuple, il apparut singulièrement changé, et le fait que l'on y remarquait les éléments sains suffisait à dénoncer leur raréfaction. A la vérité, fatigués par le poids d'une longue et riche civilisation, aigris par cent cinquante ans de rivalités politiques et de fermentation sociale, les hommes modernes ont acquis une mentalité qui fait d'eux une proie facile pour la démagogie. La plèbe d'une nation où les individus répudient l'initiative, fuient la responsabilité, ont l'horreur du risque et prétendent être assurés contre tout ; où ils refusent leur chance et ont perdu ce sentiment, socialement si tonifiant, que, la fortune faisant partie du patrimoine de chacun, comme la santé, ils doivent s'efforcer de l'améliorer quand elle est bonne et de la combattre à leurs risques et périls quand elle est mauvaise; une telle plèbe ne connaît plus que l'impatience de jouir en voyant se réaliser les utopies dont on a exaspéré ses convoitises. Un fait était très révélateur à cet égard : ce peuple, comblé alors d'avantages comme il n'en connaîtra plus, était sans joie. Suralimenté, n'agitant que des questions de mangeaille et de salaires, il avait perdu cette vivacité et cette finesse d'esprit qui le distinguaient entre tous. Saturé des insanités de l'envie et des niaiseries de la malveillance démocratique, son esprit, jadis aigu, avait été comme applati par les mesquineries d'un matérialisme obsédant, générateur d'une mentalité hargneuse, jalouse, perpétuellement mécontente, dans laquelle avait sombré jusqu'à ce sens primesautier du ridicule, autrefois si développé dans le peuple, et qui se perd dans les démocraties parce que, n'offrant plus rien qui ne soit piteusement laid, elles privent du contraste qui l'entretient.
    Dans ce peuple, la fibre patriotique était détendue comme la fibre chrétienne et, en 1940, si là où il a été bien commandé il a retrouvé ses vieilles vertus guerrières, ailleurs par contre, il s'est débandé non seulement sans chercher à résister, sans avoir l'idée de sauver son matériel, mais encore sans tenter de se sauver lui-même ; et sur les routes, c'est par millier que les hommes se laissaient capturer sans éprouver la honte brûlante d'être faits prisonniers dans de pareilles conditions. Leur mentalité s'exprimait dans ces mots, souvent prononcés alors, mots qui eussent été sacrilèges vingt-cinq ans auparavant : "Il vaut mieux être un Allemand vivant qu'un Français mort". Rien ne révèle mieux que ces paroles l'étendue de l'œuvre matérialiste et anti-patriotique accomplie dans l'âme de la jeunesse populaire depuis la victoire de 1918. Cet amour étroit de soi, cette indifférence au sort de la nation avaient une signification précise : la désolidarisation, proprement la dissociation des éléments de la société, c'est-à-dire une altération très grave des liens sociaux à laquelle, une fois généralisée, l'indépendance d'aucune nation ne peut survivre longtemps.

Mentalité bourgeoise. Transiger.

    Quant à la bourgeoisie, considérée dans son ensemble, sa devise, depuis longtemps, aurait pu être : "transiger". Sous ce rapport, les meilleurs et les pires se confondent. D'ailleurs, les uns et les autres avaient pris la dangereuse habitude de vivre avec les maux de la nation et de s'en accommoder au mieux de leur égoïsme. De là à vivre de ces maux, il y a une distinction qui peut être très nette mais qui souvent aussi devient subtile et, lorsque fut signé l'armistice universellement désiré, la gamme des subtilités s'appliqua à l'ennemi de l'extérieur comme elle s'était appliquée aux ennemis de l'intérieur. "Qui veterem injuriam fert novam invitat"...
    Avoir transigé sans cesse avec tous et avec tout constitue une véritable tare morale ; cela efface vite toute notion précise de l'intérêt social. Après la débâcle de 1940, à la satisfaction de se sentir vivre physiquement et de voir leurs biens apparemment sauvegardés, beaucoup ne résistèrent pas ; leur surprise acheva de les désorienter et l'anti-communisme les réunit dans un sentiment résigné ou favorable à la collaboration. Alors arriva ce qu'il arrive quand le cône social, au lieu d'être complet, solide et dûment couronné, est découronné, amolli et affaissé. Pour normal, en effet, qu'il soit, l'anti-communisme n'est jamais qu'un sentiment négatif. Or, professés seuls, les sentiments négatifs sont incomplets parce qu'ils peuvent être satisfaits au prix de ce, précisément, qu'ils entendent protéger. Indispensable à l'ordre social, l'anti-communisme n'est pas suffisant pour le maintenir au-delà du provisoire, pour assurer son existence d'une façon ferme. A aucun prix des réformes en ce sens, fussent-elles inspirées par les meilleurs intentions, ne devaient être liées à la présence de l'envahisseur, laquelle devenait forcément alors sa protection. C'était à la fois les frapper d'un ostracisme assuré et trop facile à exercer dans le futur, et, de la part d'une classe qui affecte de paraître "à gauche", révéler cette sorte de duplicité subreptice qui procède de l'impuissance et appelle tous les excès de la revanche. A tout prix il fallait que le communisme, et le communisme seul, portât les stigmates infamants de la complicité avec l'ennemi. Il fallait, en un mot, que la situation fut nette et sans équivoque.
    Si la bourgeoisie avait conçu cela, quelle force n'eût-elle pas tiré d'une conduite conservatrice intransigeante ; si elle avait eu des yeux pour voir, quel placement politique n'eût-elle pas fait pour un avenir que tout suggérait de ménager en se bornant à suivre la voie la plus simple ; quitte à en souffrir sur l'heure dans sa richesse industrielle. Mais pour qu'une classe sociale adopte une règle de conduite positive et courageuse, il faut qu'elle ait une politique ; pour cela, il faut qu'elle soit hiérarchisée, il faut qu'elle ait son aristocratie, il faut que cette aristocratie ait une tête car, dans toute classe, même la plus élevée, il y a toujours une plèbe considérable qui, comme toute plèbe, n'a guère conscience de ses intérêts essentiels les plus hauts et les plus graves, auxquels des principes incontestés, une discipline effective et un esprit de corps constamment entretenu sont toujours nécessaires afin que l'immédiat leur soit sacrifié. C'est politiquement à cette seule condition - car spirituellement il y en a d'autres - qu'une classe sociale forme une aristocratie. Au contraire, lorsqu'une classe est elle-même démocratisée, il tombe sous le sens qu'elle est radicalement impropre à jouer le rôle d'aristocratie dans l'Etat. Tel a été le cas de la bourgeoisie, malgré quelques illusions, car, prenant constamment les attributs de la supériorité pour la supériorité même, les âmes simples tiennent volontiers pour supérieurs ceux qui sont les plus riches et attendent d'eux l'exemple qui doit toujours venir d'en haut. Cependant il appartenait à cette collectivité diffuse et invertébrée qu'est la bourgeoisie moderne, d'être incapable, tout au moins dans son ensemble, d'en donner aucun bon, et de faire en sorte, par son attitude négative ou passive, d'atteindre au résultat le plus extravagant qui se pût imaginer, en permettant au patriotisme purement démocratique, autrement dit à l'internationalisme, de prendre le masque du patriotisme conservateur pour aider les alliés à arracher la nation à la servitude allemande dans le seul but, à la fois secret et criard, de la livrer aussitôt à la servitude russe (3).





    (1)    Cet état distendu et amorphe du sentiment social, qui se répand comme liquéfié, ne concerne pas seulement la nation ; il affecte à des degrés divers, des plus petites à la plus grande, toutes les formations sociales actuelles de caractère conservateur, c'est-à-dire les formations qui organisent les hommes en corps dans le but de conserver au corps qu'elles constituent les caractères de son objet. Or ces formations, perdant leur tonicité, leur organisation, leur économie, et donc leur exclusivisme relatif, semblent véritablement être devenues à la fois molles et poreuses. Elles demeurent ainsi ouvertes aux influences dissolvantes qui font naturellement pression sur tout ce qui est constitué pour le désagréger. Sans défense, elles tendent forcément à se corrompre ; on peut dire dès lors qu'elles perdent à vue d'oeil leurs contours, jadis précis.
    Seules les formations communistes font carrément exception, ayant choisi pour les adopter, les principes les plus rigoureux des autres formations afin de combattre avec succès, chez elles, les vestiges de ces mêmes principes qu'elles sont impuissantes à maintenir pour leur conservation.
    L'Eglise (aux règles et disciplines de laquelle le communisme a fait plus d'un emprunt) n'est pas épargnée. Regardons, à titre de curiosité, un point céder dans son enseignement ; le rapprochement de trois textes du catéchisme sur la même question le montre clairement :
    1° Peut-on être sauvé hors de l'Eglise Catholique, Apostolique et Romaine ? - Non. Ainsi les juifs, les païens, les hérétiques n'auront pas la vie éternelle, s'ils meurent hors de l'Eglise.
                (Catéchisme du diocèse de Meaux, rédigé par Bossuet, Ed. de 1764.)
    2° Que veut dire la maxime : "Hors de l'Eglise point de salut." ? - La maxime : "Hors de l'Eglise point de salut.", veut dire que celui qui reste par sa faute en dehors de l'Eglise ne peut être sauvé.
                (Catéchisme de la province de Paris, à l'usage du diocèse de Versailles, 1919.)
    3° Est-il nécessaire d'appartenir à la véritable Eglise ? Oui, il est nécessaire d'appartenir à la véritable Eglise, et ceux qui restent volontairement hors de cette Eglise ne peuvent être sauvés.
                (Catéchisme à l'usage des diocèses de France, 1949.)
    Où finit la souplesse et où commence l'abandon ?
    (2)    Il n'est, pour se convaincre de l'état effectivement tronqué du cône social, que d'observer à qui le gouvernement, les hommes publis, les organismes démocratiques, les candidats de tous les partis, s'adressent dans leurs discours : c'est aux ouvriers et paysans (c'est-à-dire aux prolétaires) et aux classes moyennes ; c'est aux petits épargnants (euphémisme démocratique pour petits capitalistes), aux petits rentiers, aux petits propriétaires, etc...La démocratie actuelle, beaucoup plus avancée que celle de Gambetta - qui fit un appel, demeuré du reste sans écho, aux classes les plus élevées de la nation - ne connaît rien au-dessus des classes qu'elle persiste à nommer moyennes, sinon des ennemis excommuniés auxquels elle ne s'adresse que pour les menacer. Encore ces ennemis eux-mêmes ne représentent-ils plus ce qui devrait composer le sommet pointu du cône social. A la vérité, en attendant de constituer la nation en une classe unique prolétarienne, la démocratie devenant autoritaire, ménage encore momentanément la petite bourgeoisie, qu'elle méprise profondément et hait comme l'on peut haïr une proche parente ; elle la ménage parce que ses suffrages font nombre. D'autre part, connaissant sa lâcheté et sa pusillanimité, sachant d'ailleurs qu'elle joint à des sentiments sordides une inintelligence complête de ses intérêts, elle ne la craint pas. Au demeurant, dans l'état d'inhibition démagogique des esprits, la démocratie n'a même pas à redouter qu'il se trouve des hommes pour expliquer aux petites gens et au peuple que la propriété est un principe qu'il faut admettre avec toutes ses conséquences ou répudier en bloc ; qu'un individu qui a cent mille francs de côté, qu'un autre qui possède un talent ou même un véritable métier, sont de même nature essentielle que le plus riche capitaliste ; que leurs destins sont liés et que si l'on entreprend de ruiner le troisième, les deux premiers, en tant que capitaliste plus vulnérables, seront atteints, souvent avant et plus que lui. Mais les hommes soi-disant d'opposition se sont laissés attirés sur le terrain de la démocratie où ils ne pourront jamais rivaliser avec elle puisqu'elle y peut toujours promettre plus qu'eux-mêmes ne sauraient tenir. C'est une de ces fautes fondamentales, inhérentes à la raison corrompue du siècle, contre laquelle aucune habileté de détail ne peut prévaloir. Cette faute est, du reste, commandée par une autre : celle qui consiste à tenir le système du suffrage universel pour autre chose que l'arme par excellence du suicide social.
    (3)    Il est véritablement incroyable d'avoir été jobard à ce point quand on songe combien peu, dès l'origine, la démocratie a caché des fins et des moyens dont l'exposé remplit des bibliothèques. Qu'on se souviennent seulement du vocabulaire patriotique courant des politiciens de la Troisième République : ils parlent toujours de la France républicaine, de la France démocratique, de la France de la Révolution, etc...jamais de la France tout court, ce qui est très significatif.
    En 1793, en effet, le patriotisme jacobin était politiquement et moralement, la position forte d'où la démocratie française allait s'élancer à l'attaque de la "tyrannie", afin d'émanciper les peuples du monde. Cette émancipation terminée, l'univers devenait démocratique ; il ne devait plus y avoir de frontières, ni donc de patrie, et, par conséquent, le patriotisme disparaissait faute d'objet. On conçoit, dans ces conditions, que les jacobins aient fait un crime aux émigrés de se joindre à leurs ennemis pour conserver leur pays, leurs institutions, leurs biens et leur vie. Chercher du secours est naturellement un crime aux yeux des brigands, de la part de ceux qu'ils dépouillent et qu'ils assassinent. En fait, c'est évidemment une faute politique, comme toute faiblesse, de se mettre dans le cas de devoir solliciter une aide, toujours onéreuse et souvent réticente. Mais là n'est pas la question, et ce qui est probant, c'est que les descendants des patriotes de 1793, non seulement n'hésiteraient pas à faire appel aux armées bolcheviques contre une fraction de leurs compatriotes, mais encore s'avouent hautement inféodés à la Russie et décidés à refuser à leur pays le service militaire contre elle.
    Ainsi le patriotisme jacobin poursuit son évolution en restant fidèle à son but suprême. Exaltant le patriotisme ici, le dénigrant là, l'organisant à un moment, le désorganisant à un autre, selon qu'il est opportun pour les besoins de la cause, il ne tend, en réalité, qu'à établir l'empire de la démocratie autoritaire sur le monde entier, c'est-à-dire le règne d'un chaos inimaginable. Comment peut-on s'y tromper ?
    Le patriotisme jacobin d'ailleurs, à l'instar de tout ce qui est d'essence démocratique, est un phénomène à la fois mensonger et négatif, ne tirant sa force que des défaillances de l'instinct de conservation de la société. On ne saurait se dissimuler que la collaboration de 1940, d'une part, et le succès de la grossière palinodie communiste qui lui fait pendant, sont, à tous égards, du plus mauvais augure pour l'avenir qui s'annonce.