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Calendrier grégorien perpétuel
    
CHAPITRE XV  (Editable avec Internet Explorer)

L'ALTÉRATION DU BON SENS
ET LA DÉCOMPOSITION DES ÉLÉMENTS
DE LA SOCIÉTÉ.

La manie de l'artificiel et l'écart entre l'ingéniosité et la raison des hommes.

    Il se développe à l'heure actuelle, indépendamment des cas où les circonstances l'imposeraient momentanément, une véritable manie de l'artificiel. Cette manie de l'artificiel est sœur de la frénésie d'innover dont il a déjà été question. Or, ce n'est point directement la science, dont l'attrait en soi est une curiosité noble ; ce ne sont pas proprement non plus les applications de la science, qui sont choses passives ; c'est la complexion humaine qui fait offrir par la science et ses applications tant d'instruments à la folie des hommes. Les applications de la science, répétons-le, créent une infinité de besoins, elles compliquent les conditions de la vie à perte de vue, elles enlaidissent tout, elles énervent jusqu'à la démence le rythme de l'existence, mais, intrinséquement, elles sont indépendantes de la valeur intellectuelle et morale de l'humanité. Le progrès matériel n'a de rapports avec cette valeur qu'au titre d'amplificateur.
    Méprisant la qualité et la mesure, le barbare moderne donne tout à la quantité et à la vitesse. Doué d'un genre de vanité qui constitue l'un des attributs de sa barbarie, il s'estime plus civilisé qu'homme ne le fut jamais quand il fait n'importe quoi, même avec une extrême grossièreté qu'il ne sent pas, pouvu que ce soit par l'intermédiaire d'une machine permettant d'opérer avec célérité, en gros et, si possible, de loin. En vérité, l'usage fait par les hommes de leur savoir provient uniquement du contraste qu'il y a de leur industrie à leur sagesse. A l'origine du genre humain, en effet, il existe un écart angulaire entre l'ingéniosité et la raison. Cet écart devient de plus en plus sensible à mesure que le temps, prolongeant les deux côtés de l'angle, éloigne leurs extrémités. Ces côtés eux-mêmes, d'ailleurs, ne sont droits qu'en théorie. En fait, ils servent d'axe idéal aux infléchissements sans nombre de deux lignes qui, tour à tour, se rapprochent et s'éloignent relativement, mais s'écartent d'une façon absolue. La croissance et, peut-on dire, les mouvements de cet écart sont un fait découlant de la variation des rapports respectifs existant entre l'intelligence, le jugement et le caractère.

Rapports de l'intelligence, du jugement et du caractère à l'état sain des sociétés.

    L'intelligence est le don de comprendre. A la seule échelle humaine, elle est bien rarement générale. Le plus souvent elle est très particulière. Communément précise sur un ou deux points, ou bien claire pour un certain niveau et à l'égard d'une catégorie circonscrite de phénomènes, elle est diffuse au-delà et fréquemment en-deçà. Elle est toujours bornée et il en est d'elle comme de l'oeil : sa valeur dépend de sa faculté d'accomodation, c'est-à-dire du plus ou du moins d'étendue du champ, en tous cas limité, où elle peut y voir distinctement. Elle est un instrument et rien de plus. Sous plus d'un rapport même elle est un luxe. Dans plusieurs circonstances, elle devient un luxe non seulement onéreux et dangereux pour l'individu, mais redoutable pour la collectivité. A l'état équilibré de l'homme, l'intelligence fait office d'instrument au service de la raison.
    La raison, le jugement, le sens commun, le bon sens sont quatre expressions qui signifient la même chose appliquée seulement à des ordres de faits différents dans la hiérarchie des évènements. De ces quatre expressions, la dernière est certainement la meilleure, celle qui fait le mieux image, car les mots qui la composent sont une allusion directe à la suprême raison d'exister des êtres.
    Du simple au composé, les êtres vivants se comportent comme s'ils étaient créés uniquement en vue de conserver leur race et rien d'autre. Une fois éclos, les uns vivent à peine le temps de se reproduire et meurent aussitôt accomplie la fécondation ou la ponte. Les autres survivent un certain temps à la formation complète de leurs produits. Ce sont là des différences du plus au moins, très sensibles à nos yeux dans le spectacle bigarré qu'offrent les souples mouvements de la nature, mais sans intérêt aucun au regard de la loi générale. Cette loi veut que les individus conservent leur race en se reproduisant, et, accessoirement peut-on dire, se conservent autant que possible eux-mêmes afin de pouvoir se reproduire. Le respect de cette loi est assuré par un ensemble de tendances très puissantes, propre à chaque être et que l'on peut grouper sous le nom d'instincts. Représentés chez l'être inférieur par de simples réflexes, ces instincts, en s'enrichissant à mesure que l'on monte dans l'échelle animale, se compliquent des traces d'une intelligence de plus en plus accusée. Enfin, après un long hiatus qui sépare le grand singe de l'homme, on arrive, dans l'humanité, à une faculté à la fois instinctive et intelligente si complexe qu'elle se dédouble désormais comme si la seconde était devenu trop importante pour demeurer confondue avec la première. Et c'est ainsi qu'on distingue l'intelligence, dont la plus haute expression est la pensée pure, séparément du bon sens, dont la plus haute expression est la raison. C'est en ce point, nommé la raison, que se touchent ces deux facultés, plus juxtaposées que mêlées dans le genre humain où, à l'état sain, elles se combinent, toujours tant bien que mal d'ailleurs, tandis qu'elles se séparent ou s'opposent dans le cas de la vieilesse, c'est-à-dire d'usure extrême, et dans celui de la maladie.
    Au surplus, harmonieusement combinés, le jugement et l'intelligence ont un agent d'exécution sans lequel elles ne peuvent rien : le caractère, toujours fort accentué à l'état sain des sociétés humaines.

Le divorce du bon sens et de l'intelligence.

    A l'état morbide, un divorce se produit entre le bon sens et l'intelligence et, tandis que fléchit puis se désagrège la partie essentielle et la plus primitive de la faculté dédoublée : le bon sens, l'autre partie : l'intelligence, échappant à son tuteur affaibli, force ses anciens freins, s'exaspère et se lance dans des divagations proprement frénétiques. Il apparaît clairement en pareil cas un état de déséquilibre dans lequel l'intelligence s'émancipe de plus en plus de la raison. Dès lors on voit avec angoisse cette intelligence qui, combinée avec le sens commun et modérée par lui, semblait conçue pour former avec ce sens commun et bon une sagesse conservatrice de la société, de la race ou de l'individu, devenir désormais sans lui la meurtrière du genre humain.

La démocratie effet de ce divorce.

    La démocratie est essentiellement l'effet, ou si l'on préfère, un effet de ce divorce entre l'intelligence et la raison. Elle l'est dès l'abord. Par la suite elle devient la cause de l'accentuation de leur antagonisme. Un phénomène curieux se produit alors : le-dit antagonisme entre l'intelligence et le jugement prend une tournure personnelle, en ce sens que l'intelligence d'une part, avec tout ce qu'elle a de séduisant et, lorsqu'elle est isolée, de négatif, se personnifie dans l'esprit de certaines gens, tandis que le bon sens d'autre part, avec ce qu'il a de terne et d'un peu plat lorsqu'il est seul, se réfugie dans l'esprit d'autres personnes. Mais, ici, nous arrivons à une notion qui, pour être familière, n'en est pas moins toute en nuances et qu'il est, pour cela, nécessaire de développer quelque peu.

Les phases de ce divorce.

    Au XVIIè siècle, le maximum de raison se trouva combiné avec le maximum d'intelligence pour former un ensemble spirituel, intellectuel, moral et matériel dont la puissante harmonie a valu le nom de grand au siècle sous lequel elle s'est formée. Au XVIIIè siècle a lieu la rupture de cette harmonie, la cassure et l'opposition des deux parties, développées à l'extrême, de la faculté dédoublée. En effet, parmi tout ce qui compte dans la société, jamais les esprits ne furent plus déréglés, proprement plus détraqués qu'alors, et sans doute n'est-il point exagéré de dire qu'aujourd'hui même, en ce temps d'âmes flasques aux fibres distendues, il existe peut-être plus de bon sens courant qu'alors, tout impuissant, tout résigné, tout humble qu'est ce rappel tardif de raison, vaguement repentante devant l'amas des ruines que ses divagations ont entassées.

Intelligence et bon sens au XIXè siècle.

    La Révolution vint couronner l'œuvre de déraison du XVIIIè siècle. Depuis cette période jusqu'à nos jours, les idées dites nouvelles, généreuses ou de progrès, comme on voudra, ou bien, pour les nommer par leur nom, les idées démocratiques, par le succès d'estime qu'elles assuraient, offrirent désormais sous leurs innombrables formes un objet vers lequel les dons de l'intelligence superficielle se portèrent d'instinct. Ils trouvaient à s'y exercer toute la facilité possible, comme sur un terrain à la fois vague et commode, accessible de plain pied, et où pouvaient se prendre avec les règles éternelles du sens commun toutes les licences imaginables.
    Ce n'est pas à dire, d'ailleurs, que pendant cent cinquante ans, l'antique voix de la raison n'ait pas eu beaucoup d'intelligence à son service. Elle a, au contraire, retenu sans contredit les mieux assises et les plus étendues, ayant, au reste, pour se faire écouter d'une élite, besoin de bien plus de talent qu'il n'en fallait aux autres pour séduire le grand nombre. Seulement, à ces intelligences, toute alliées à la raison qu'elles étaient - à cause de cela même peut-être - quelque chose d'essentiel manquait : ce n'était pas précisément la conviction certes, mais proprement la foi dans leur œuvre, car elles étaient trop vives pour ne pas s'avouer qu'elles défendaient une cause désespérée autant que chère : défense que, d'autre part, les erreurs de tactique politique des leurs rendaient parfois singulièrement ingrate. Et puis, les rieurs étaient rarement de leur côté et elles avaient à compter avec l'incompréhension obtuse de cette ignorance frondeuse qui jugent les institutions séculaires sur les fautes ou les infirmités de leur déclin. Il leur fallait subir aussi les petits ridicules qui s'attachent à tout ce qui est vieilli, aux yeux de ceux qui, ayant perdu le respect, ne se soucient point de reconnaître la signification socialement bienveillante et si efficacement protectrice des formes instituées par la sagesse et éprouvées par le temps, ni de pénétrer non plus le sens profond et conservateur des coutumes vénérables, en apparence vaines et désuètes. Au surplus, à de très rares exceptions près, ces esprits étaient eux-mêmes plus ou moins atteints par le mal du siècle. A l'occasion, ils ne manquaient point d'adresser à l'erreur quelque salut grave, conditionnel sans doute, mais empreint d'une courtoisie nuancée parfois d'empressement, voire d'une sorte d'admiration. Ils ne laissaient pas que de traiter parfois l'erreur comme un brigand parvenu, grossier et brutal, mais avec lequel, ne pouvant méconnaître ni son audace, ni ses succès, ni la puissance qu'il a conquise, ni la place qu'il s'est taillée, et quoique avec cette réserve qui est l'ultime repli de la dignité, force est cependant de composer, dans l'espoir qu'un accommodement, une fusion peut-être deviendra possible avec sa descendance rendue, par le bien-être, plus rangée et plus polie. Enfin, pour comble, le césarisme, deux fois triomphant dans le siècle et deux fois générateur de catastrophes diversement glorieuses, a nui au principe de l'autorité et fait quasi automatiquement des hommes de droite - conservateurs ou réactionnaires - les défenseurs prudents, mais fermes et covaincus, d'un libéralisme de plus en plus accentué, sans l'appui duquel, au reste, ils n'auraient pas pu se faire entendre. Sans doute, ce libéralisme était-il chez eux de bon ton. Il procédait dans leur esprit des libertés aristocratiques d'un autre âge ; mais, faute d'un tempérament aristocratique généralement survivant, ces libertés ne pouvaient profiter qu'à la démocratie. C'est ce qui a eu lieu en effet.
    En fin de compte, de tout cela combiné il est résulté que les meilleurs, incontestablement, agirent (quand ils agirent), parlèrent et écrivirent avec cette âme de vaincus dont les plus beaux talents, dont le génie même, qui leur manquèrent moins qu'à tous autres, sont impuissants à vaincre la stérilité. Ces hommes, cherchant à conserver ce qui restait ou devait, semblait-il, subsister pour le bien commun d'institutions intrinsèquement vigoureuses qu'il eût suffit de réformer, défendaient, somme toute, les principes de la jeunesse sociale. Ils avaient derrière eux tout ce que la nation comptait d'équilibré, de raisonnable et, à proprement parler, de bien pensant. Cependant ils faisaient figure d'arriérés ou, comme on l'a dit longtemps, de fossiles, desservis qu'ils étaient par la réputation populaire et stéréotypée que valait à toute la droite la saine, courageuse et fidèle mais déconcertante simplicité de toute la plèbe de l'aristocratie - car, il faut le répéter, toute aristocratie a sa plèbe, comme toute plèbe a son aristocratie. Inférieure par la situation ou par l'intelligence, inférieure par l'inhabileté politique surtout, cette plèbe aristocratique distillait des sentiments nobles mais bornés se traduisant, au mépris serein sinon enthousiaste des réalités, par un optimisme étroit, suffisant et têtu, qui a servi pendant un siècle de plastron aux quolibets de la caricature , du théâtre et de la petite littérature.
    Les autres, au contraire, les esprits avancés, les hommes de gauche, qui combattaient pour protéger l'éclosion, si l'on peut dire, de la sénilité sociale, et pour favoriser son épanouissement, faisaient figure de jeunes auquels appartient l'avenir. Leur référence, en ce crépuscule pris pour une aurore, était le patriotisme. Un patriotisme exclusif, sentimental, ombrageux et tapageur dont ils s'étaient arrogé le monopole au nom des gloires militaires de la Révolution et de l'Empire, en opposition pleine d'ostentation avec la prétendue indignité de ceux qui avaient émigré ou étaient "revenus dans les fourgons de l'étranger". C'était, pour mieux dire, un chauvinisme dont ils firent une sorte de névrose (avant de le tourner en ridicule, puis de le nier) ; un chauvinisme où se mêlaient généralement, de bonne foi d'ailleurs, le calcul inconscient et l'élan sincère, car ils entendaient alors confondre la démocratie avec le patriotisme afin, si possible, de placer leur doctrine politique au-dessus de toute discussion, à la faveur et comme sous la protection d'un sentiment unanimement partagé et respecté (1).
    Ainsi, le défaut trop répandu de cette intelligence politique et de cette hardiesse qui permettent de ressaisir la supériorité, ou bien seulement ce qu'il y a de peu attirant dans la prudence de ceux dont l'action s'éteint, fut l'impondérable qui mit le sceau sur le parti des hommes représentant le mieux la sagesse ; ce fut le cachet qui marqua aux yeux du public ceux qui voyaient ou sentaient le plus juste. Par contraste, l'intelligence, pour superficielle et négative qu'elle fût, jointe à une sorte de vivacité entraînante, caractérisa les tenants de la folie démocratique. Désormais, tout étant, quant à l'âge social, confondu dans une supême équivoque, ceux qui retenaient la jeunesse passèrent pour les vieux et ceux qui appelaient la vieillesse passèrent pour les jeunes. C'est à ces derniers qu'allèrent les faveurs que l'opinion accorde toujours, ouvertement ou secrètement, à la jeunesse - ou à ce qu'elle prend pour tel - même lorsqu'elle réprouve et fait réprimer les excès de sa fougue. Et il en est toujours ainsi parce que l'action plait à l'irréflexion de la foule qui vibre aux souvenirs d'une catastrophe glorieuse et compte pour rien les périls évités ou l'avenir sauvegardé ; parce que le défaut d'adaptation au mal, quand il a cours, offre le ridicule facile de tous les contrastes ; parce que l'allure des chevaux, même s'ils s'emballent, est plus brillante que l'humble office du frein, et enfin parce que le destin de l'équipage est ce que le public considère le moins.

Observations supplémentaires à ce sujet.

    Cependant, ces observations demandent à être complétées par d'autres, plus générales, qui les mettent au point où elles prennent leur juste proportion et, par là, leur plus grande exactitude.
    Comparable à un corps dont tous les organes auraient la prétention d'être également propres à l'accomplissement tour à tour de toutes les fonctions, la démocratie consiste en un immense désordre dans lequel tout est invinciblement attiré hors de sa place. Ce fait seul - qui est allié avec la "diffusion des lumières" - a provoqué une sorte de prurit dans le cerveau de la masse, sans, bien entendu, rien y ajouter sinon des prétentions ; mais en l'égarant systématiquement toutefois. Il s'en est suivi qu'il n'a jamais paru y avoir tant de gens intelligents. Désormais, tout individu s'est estimé apte à deux rôles : au sien, celui de son état ou de son métier si l'on préfère, et au rôle du souverain ou, plus exactement, au rôle suprême du prince (2), c'est-à-dire à la plus grave des fonctions, à celle qui exige le plus d'aptitudes natives, d'expérience, d'éducation, à la fonction souveraine par excellence : choisir les hommes. C'est donc, non point dans le fait que la masse se montre inapte au rôle du prince et du souverain ici confondus (3), mais dans le fait qu'elle y prétend et croit y être apte, que réside la manifestation, la plus extravagante qui se puisse concevoir, de la vanité et de la sottise humaine.
    Il ne faut pas s'y méprendre : il existe une foule considérable de gens qui sont intelligents, parfois même très inteligents, mais, comme on dit, bas de plafond. Ils possèdent une intelligence précise, d'autant plus alerte et vive qu'elle évolue dans un espace restreint, mais au-delà, pour peu qu'ils prétendent s'élever, ils perdent pied et commencent à divaguer. Ces gens qui, limités dans leur aptitude à comprendre n'ont de jugement qu'en proportion d'une intelligence faite pour s'exercer dans son champ, protestent, lorsqu'ils en sortent, un mépris angoissant pour les principes éternels de la haute raison comme pour quelque chose de désuet. Leur excuse est d'avoir vu les échecs de cette raison rendue impuissante par l'âge et d'avoir appris, de ceux-mêmes qu'ils ont supplantés, qu'ils étaient peut-être plus dignes qu'eux de commander l'état. Quoiqu'il en soit, ce sont ces gens qui constituent la vaste et flasque élite de la démocratie. Une inversion fondamentale résulte donc du seul fait de la présence au sommet aplati de l'état social de cette soi-disant élite, composée d'hommes qui ne sont pas faits pour y être et dont, à des époques saines, certains seulement, réellement dignes, eussent posément gravi les échelons de la société. Nés d'une révolution, grandis, seulement enflés souvent, par le phénomène qui avait aboli un système afin de promouvoir son contraire, ces hommes n'ont cessé de voir le monde selon la psychologie que ce phénomène avait créée en eux. En conséquence, l'inversion originelle de leur présence a engendré, par les gestations de leur mentalité, toute une série d'autres inversions diffuses : politiques, morales, intellectuelles, et même physiques, qui sont strictement les suites naturelles les unes des autres ; tout cela, en réalité ne faisant qu'un.

L'esprit de la Révolution équivaut à une inversion mentale.

    Car c'est un fait qu'au sens où nous entendons ce nom depuis 1789 tout révolutionnaire, c'est-à-dire tout partisan d'une révolution démocratique, est un véritable inverti du cerveau. Les idées de la Révolution, en leur qualité de conceptions démocratiques, sont des inversions mentales. A l'égard donc d'institutions qui sont par essence des institutions de vie et qui, plus ou moins usées, plus ou moins déformées par le temps, donnent des signes de faiblesse et appellent une réforme, l'esprit de la Révolution tend obligatoirement, non pas à les réformer, c'est-à-dire à les traiter, à les adapter à l'âge de la société en sorte de rendre sa vieillesse vigoureuse, en un mot à les aider à évoluer sainement, mais, au contraire, à renverser leur principe pour instaurer un principe opposé, à inverser le principe fondamental de ces institutions vitales. Autrement dit, en abolissant partout le principe aristocratique au profit du sien, la démocratie tend à arrêter partout l'évolution indispensable du principe de vie (principe qu'il semblerait logique de ranimer lorsqu'il faiblit), pour initier à sa place un principe de mort, avec la prétention inconsciemment absurde d'entreprendre ainsi la "régénération" du corps social, sinon de l'humanité toute entière. C'est de cette chimère que la frénésie d'innover est un aspect. Que dans l'exécution de ce bouleversement, il ait été apporté souvent beaucoup d'intelligence technique et, parfois, une sorte de génie, c'est indiscutable ; cette intelligence, ce génie, correspondant précisément à la dissociation, dans l'esprit, de l'intelligence pure et du jugement, dont on vient de parler plus haut et dont la démocratie - l'inversion démocratique - est l'effet. Cette dissociation a pour résultat, dans le fait, un déséquilibre mental générateur d'une variété de démence politique et sociale partculière, dans laquelle réside le principe initial de la démocratie ; c'est pourquoi les derniers chapitres de ce travail d'analyse lui sont consacrés tout entiers comme à la cause la plus haute qui se puisse percevoir du mal faisant l'objet de cette étude.

Le fait des nations qui versent dans la démocratie.

    Il est hors de doute, en effet, qu'une nation qui verse dans la démocratie au mépris des lois fondamentales de la création régissant la vie et s'imposant à toute raison saine, est une nation qui, selon l'allure du moment, va ou se rue au devant de la mort. Elle s'efforce véritablement d'entrer en putréfaction avant de mourir, ce qui est, pour un être vivant, à l'égard de son instinct de conservation naturel, un acte répondant au comble de la folie. Et - laissant de côté l'art qu'elle peut mettre parfois à se donner la mort - dans le fait qu'en se suicidant cette nation tire son courage et ses forces de la croyance qu'elle se régénère, on surprend le signe clinique d'un état d'aliénation mentale dont le développement semble jusqu'ici plus particulièrement propre au déclin des âges sociaux et qui rend la société l'exécutrice sur elle-même des lois impitoyables de la nature et des volontés mystérieuses de son destin. Ce destin, ayant insufflé aux hommes un principe inversé, c'est-à-dire faux, les rend prisonniers de leurs erreurs. Il les enserre ainsi avec une telle puissance qu'il n'y a plus guère de risque de les en voir s'évader. Obnubilés, ne voyant plus rien au-delà des mirages de leur folie, répudiant sans contrôle, avec l'horreur propre au fanatisme, tout ce qui serait réaction vers la santé, ils ne conçoivent jamais dans le pire désarroi produit par leurs aberrations, d'autre remède qu'un aménagement différent de leur maladie. Redisons-le : on est toujours esclave de ses chimères et plus encore de ses succès, comme on l'est de tous ses actes dont l'initiative est en apparence la plus libre. Or les hommes de la Chrétienté ont conçu la démocratie et ont fait triompher leur conception : ils ne parviennent plus à s'en dégager. Quelque chose de puissant et de terrible qui n'a point de nom, en leur faisant confondre le pire avec le mieux, leur interdit de voir le bien qu'il faut opposer au mal. Ne leur laissant que la crainte de n'avoir pas assez bien fait le mal et le désir de le mieux faire, ce pouvoir mystérieux les voue finalement à ne pouvoir agir que pour perfectionner leurs maux, compliquer leur misère, et hâter leur sort. Que s'ils entrevoient enfin l'abîme au moment d'y tomber, c'est à l'heure où le mal a pris des proportions telles qu'il ne leur laisse plus que la force de faire les pauvres gestes, vains et désespérés, du mourant devant l'horreur soudaine de l'échéance fatale.
    Quant à ces hommes qui sont à l'origine du développement de la démocratie et que cette dernière honore comme des précurseurs, des pères ou des prophètes, ils apparaissent simplement comme les véhicules d'élection du germe de ce mal que la nature suscite à certains peuples pour assurer leur perte ou précipiter leur fin.

Le rôle du caractère dans la décadence démocratique.

    Maintenant, avant d'en venir aux conséquences politiques et sociales du divorce entre l'intelligence pure et le jugement, il convient de se demander d'où provient cet abandon de soi et des autres, ce renoncement déconcertant des meilleurs qui, en laissant se développer un mal dont ils discernent la nature et perçoivent la gravité, s'en montrent, en définitive, les véritables responsables.
    Là, en effet, se révèle le rôle du troisième élément cérébral de l'homme : le caractère. J'ai quelque peu développé ailleurs ce que l'on me semblait pouvoir conclure quant à l'évolution de l'intelligence, du jugement et du caractère en rapport avec l'âge de l'humanité. Je le résumerai seulement en disant que l'intelligence paraît étale depuis près de trois millénaires (en comparant, bien entendu, des hommes du même rang, appartenant à des âges sociaux correspondants) ; que le jugement, à degré de décadence égal, ne semble plus altéré auourd'hui que parce que le progrès matériel a considérablement multiplié les effets malfaisants de ses erreurs ; qu'au contraire, enfin, le caractère lui, s'est nettement affaibli.
    Laissant de côté les comparaisons de la civilisation chrétienne aux autres civilisations, bornons-nous à noter ceci de banal. Le Moyen Age est une appellation imprécise et, quant au sens littéral, toute conventionnelle ; elle répond au vague de l'idée presque toujours très fausse que l'on se fait en général de cette période si mal connue de l'histoire ; période d'ailleurs qui, pour embrasser toute l'enfance et toute la jeunesse de la Chrétienté, est beaucoup trop vaste pour n'avoir qu'un nom. Le Moyen Age, en fait, est l'âge de force par excellence. C'est au Moyen Age donc, au cœur du Moyen Age, que l'homme montre le plus de caractère, en même temps qu'il déploie la personnalité la plus fortement accusée. Toutefois, du XIIIième au XVIIième siècle, le fléchissement du caractère est relativement peu sensible ; mais, à partir du règne de Louis XIII (qui est une des charnières de l'histoire des nations chrétiennes), ce fléchissement s'accentue gravement et, s'il fallait en tracer une courbe, sa ligne, dès lors, s'inclinerait vers la verticale (4). Parallèlement, la personnalité de l'individu commence à se replier. En cela comme en toutes choses morales, c'est la tête de la société qui est la première atteinte ; le reste suit progressivement et, après un temps donné, ce qui affecte le haut, envahissant tout le corps social, pénètre finalement le bas. En fait, dans la Chrétienté, ce travail d'infiltration aura duré trois cents ans. Pendant ce temps, et surtout à partir de la fin de l'Ancien Régime, on peut observer que c'est constamment dans la couche d'hommes plus ou moins immédiatement inférieure à ceux qui doivent remplir une haute fonction que l'on trouve le caractère correspondant aux exigences de cette fonction (5). Par la suite, on verra tout ce qui fut de plus élevé rencontrer ses meilleurs, souvent ses seuls défenseurs énergiques, un ou plusieurs degrés au-dessous de soi. Cet écart, de plus en plus sensible et fréquent avec le temps, créa bientôt le préugé tenace que l'énergie entreprenante appartient aux classes inférieures et, en tout, aux subalternes. Ne considérant que l'actuel et négligeant le mouvement, il y a là une réalité dont l'interprétation mêle le faux avec les exagérations du vrai pour en faire une illusion démagogique. Ramassé en deux mots : il s'agit d'un amollissement du caractère au sommet qui, avec un décalage de temps dans lequel, précisément, se situe l'illusion, aboutit finalement à un ramollissement général de la société.
    A la vérité, pendant la longue période où le travail s'est non point opéré mais précipité, depuis la Révolution autrement dit, l'énergie entreprenante, dans son ensemble très amoindrie, est allée avec des exceptions de plus en plus rares, du côté de la démocratie ; disons que ce qui restait d'esprit d'entreprise est allé à gauche, laissant à droite un vide qu'embrumait l'indécision. Et c'est là ce qui achève d'expliquer comment l'intelligence a prévalu à gauche ; ce qui n'est pas à dire, répétons-le sous une autre forme, que le fourmillement démocratique des intelligences ou incomplètes, ou subalternes, ou médiocres, ait valu la haute qualité des intelligences aristocratiques ou de droite à la même époque. Regardons en effet au sommet : qui donc oserait soutenir que Victor Hugo était plus intelligent que Châteaubriand, ou bien Lacordaire ou Lammenais que Joseph de Maistre ou Bonald ; que le jeune Gambetta était plus intelligent que le vieux Berryer ; que le Thiers conservateur de 1870 était moins intelligent que le Thiers révolutionnaire de 1830, car, en ce siècle tumultueux, ce pourrait être un jeu que d'opposer les hommes à eux-mêmes ? Seulement, tandis qu'à droite était une intelligence choisie, claire, pénétrante, mais toute critique et animée de passions réfléchies, démodées et impuissantes, il y avait à gauche des intelligences nombreuses - ce qui est une très grande force quand la faveur passe de la qualité au nombre - qui, n'ayant guère de talent que pour organiser le désordre, y mettaient cependant cette fougue et cette assurance que le public prend pour la carrure du génie, et qui moussaient de cette ambition, de ce désir de faire comme on disait jadis, qui plaît toujours au romantisme des foules.

La souveraineté populaire et le suffrage universel.

    La Révolution a instauré l'individualisme en instituant la souveraineté de l'individu. Cette souveraineté, à vrai dire, ne prend le peu de sens qu'elle saurait avoir que si le citoyen est électeur ; et elle n'est réellement complète - et avec elle la décomposition qu'elle entraîne - que lorsque les citoyennes votent également. Si donc la démocratie ne se considère comme triomphante, comme respirant à l'air libre, qu'avec la Troisième République, elle a parfaitement raison. Aussi longtemps que le suffrage a été restreint, c'est-à-dire censitaire, la démocratie progressait subrepticement et non sans risques, sous des régimes qui avaient repris un caractère relativement patricien, en des temps imprégnés des disciplines d'un long passé. Son espoir alors n'était pas directement dans les institutions qui, à tout instant, sous le moindre prétexte, pouvaient se raidir contre elle et l'anéantir sans grand effort. Son espoir résidait tout entier dans l'âme affaiblie et romantique des hommes, gardiens de ces institutions et dans leur trahison d'eux-mêmes. Espoir puissant dont le libéralisme du siècle était le gage et que l'avenir a si pleinement justifié. Théoriquement, il en fut ainsi jusqu'en 1848 ; pratiquement jusqu'en 1870 . Les conséquences efficaces du système de la haute époque libérale achevèrent de se perdre au-delà de 1875.
    Ame médiocre, étrangère à toute envolée, esprit moyen aussi et vicié dans la conception des choses les plus hautes, Louis-Philippe, dans sa demi sagesse, avec cette claivoyance terre-à-terre que rendaient plus aigüe et le besoin de sécurité du grand âge, et le souci d'assurer aux siens, au nom de principes qu'il avait violés, ce qu'il avait indignement ravi aux autres. Louis-Philippe donc, s'était refusé à admettre la fameuse "adjonction des capacités". C'était barrer le champ du désordre à toutes ces intelligences incomplètes dont nous venons de parler. C'était aussi le dernier sursaut, nettement efficace pour l'époque, de l'instinct patricien dans l'institution maîtresse des temps modernes. Après cela, il ne restera plus qu'à épuiser les procédés obliques. Ce fut l'affaire du Second Empire.
    Perpétuel conspirateur, au-dedans comme à l'extérieur, Napoléon III, qui était personnellement le meilleur des hommes et le plus digne d'être aimé des siens, aura fourni le type achevé de ce que peut produire de politiquement perfide la bonté romantique du cœur alliée, chez un prince qui n'était pas sans esprit ni habileté, à l'instinct de l'autorité et au goût d'une variété de dissimulation qui, pour un particulier répondrait à ce que l'on entend par cachotterie. Plus ou moins en complicité secrète ici ou là avec les éléments qu'il comprimait ailleurs, il avait, en somme, rêvé - il rêvait beaucoup - d'amener dans les plaines fleuries de la société future que son imagination socialisante se plaisait à concevoir, au moyen d'un canal étroit, sévèrement gardé et luxueusement orné, des eaux qui, ainsi conduites et comme moulées, seraient bientôt libérées afin de continuer leur chemin dans l'avenir en s'élargissant avec une sereine et sage progression, imprégnant et s'imprégnant de tout sans rien inonder, pour réaliser une fécondation idyllique et mutuelle d'où naîtrait un monde idéal. Le prince oubliait seulement qu'il est dans la nature éternellement fluide des eaux de se répandre brutalement dès que les digues, élevées à la hâte pour guider leur cours, ne les contiennent plus. Avec la candidature officielle et les divers moyens administratifs dont il usait pour influencer le corps électoral, l'Empire, cependant, ne put empêcher les suffrages de Paris et de certains grands centres de lui échapper. Quant à la province en général et la campagne, quoique sourdement mais activement travaillées par le socialisme qui avait reporté là son activité quand, lentement, il se releva tout étourdi encore du coup du 2 Décembre, elles votaient pour l'Empire, surtout par amour de l'ordre et parce qu'elles restaient foncièrement conservatrices. Cet esprit, elles l'avaient prouvé sous la seconde république ; elles le conservèrent après 1870 comme en témoigne la composition de l'Assemblée Nationale. Elles ne le perdront que progressivement par la suite, sous les efforts de la déchristianisation, lorsque monteront les générations matérialistes des populations rurales, déformées par l'instruction laïque, corrompues par la caserne, attirées par l'usine et acheminées en longues théories vers la ville mangeuse d'hommes par les mirages de leurs ambitions misérables, comme le charbon de ces longs trains destinés à l'alimentation des insatiables fournaises humaines.

Nature de l'individualisme révolutionnaire.

    Quel que dût être l'avenir de servage annoncé par cette évolution, il demeure que l'individualisme révolutionnaire connut son apogée et fit son œuvre au cours de la quarantaine d'années qui entoure 1900 ; période la plus libérale qui ait été vécue en France et en général à l'étranger, y compris, toutes proportions gardées, la Russie et la Turquie.
    Dès que la démocratie apparaît sous sa forme libérale, l'individualisme révolutionnaire est de conséquence stricte. Il se confond, pour ainsi dire, avec l'institution théorique de la souveraineté populaire qui est l'essence même de la démocratie. Comme l'idée de souveraineté populaire donc, l'individualisme est le produit de l'altération générale du jugement dans la société ; l'une et l'autre sont un aspect différent mais très voisin de cette vanité morbide qui, au mépris de la plus humble raison, possède tous les démocrates par le seul fait qu'ils le sont ; vanité, précisément, dont nait cette envie qui est le ressort de la démocratie, comme l'honneur est celui des aristocraties.

L'instinct de conservation individuel et social.

    Produit d'une infinité de ruptures, l'individualisme démocratique en produit à son tour une particulière en dissociant les deux parties complémentaires de l'instinct de conservation : l'instinct de conservation individuel et l'instinct de conservation sociale. Car la démocratie n'est qu'une série de brisements qui sont comme la répercussion les uns des autres ; elle représente un véritable éclatement de la société.
    Tous les êtres vivants sont doués, à des degrés de complexité divers, d'un instinct fondamental et unique : l'instinct de conservation. Cet instinct, nous venons de le dire, tend, avant tout, à conserver la race et, afin de conserver la race, il tend aussi, mais inégalement, à la conservation de soi-même par l'individu. Beaucoup d'êtres, dans la nature, ne vivent qu'un instant, uniquement pour se reproduire : les mâles naissent, cherchent une femelle, la fécondent et meurent aussitôt sinon même pendant l'acte de la fécondation ; les femelles naissent, aménagent les conditions d'éclosion de leurs œufs, s'accouplent, pondent et meurent. Il n'est point besoin d'y regarder de très près pour reconnaître que, de ces êtres à l'homme, il n'y a que des différences du plus au moins ; car tout est unité de principe en ce monde, sous la floraison infinie des formes. Lorsqu'il est dans la nature des êtres de vivre en société, l'état de société organisée constitue pour eux un milieu indispensable à la vie dont il leur faut maintenir les propriétés ; leur instinct de conserver la race donc, qui, dans les autres cas, joue simplement sur le plan de la reproduction et de la famille (s'il s'en fonde une) pour un temps plus ou moins long, joue, dans le leur, sur le plan plus large de la société constituée. En conséquence, chez l'homme, l'instinct de la conservation de la race possède le double aspect familial et social dont, pour ce dernier, le patriotisme, sous ses différentes formes aristocratiques, est l'expression la plus solennelle. C'est pourquoi la femme qui se sacrifie pour son enfant et l'homme qui donne sa vie pour son pays (où grandit son enfant), accomplissent tous deux un acte conforme à l'instinct de conservation le plus profond et le plus banal. Il s'ensuit de même qu'en louant l'une et en honorant l'autre, la société, à son tour, ne fait que stimuler ou entretenir des mœurs à la perte desquelles elle ne saurait survivre.

Etapes de la dissociation par l'individualisme de ces deux formes de l'instinct de conservation.

    On a déjà vu au cours de ces pages ce que la démocratie fait de l'instinct de conservation sociale à l'échelon de la famille ; nous y reviendrons d'ailleurs brièvement plus loin en matière de conclusion. Quant à l'instinct de conservation sociale à l'échelon de la société, elle le transforme d'une façon telle qu'elle le corrompt dès l'abord dans son essence pour l'anéantir ensuite progressivement

Rapports du patriotisme et de l'hérésie démocratique.

    Il a déjà été longuement question des transformations que la démocratie fait subir à cet instinct sous son aspect protecteur à l'encontre des autres sociétés, c'est-à-dire sous l'aspect du patriotisme. Le fait est qu'aussitôt venue la démocratie s'empare du patriotisme et le confisque à son profit pour s'en armer et le lancer à la conquête des autres sociétés qu'il lui importe de démocratiser. Ainsi, elle s'en fait non seulement un instrument contre les autres, mais encore un instrument contre lui-même puisqu'elle le voue à disparaître du jour où il lui aurait permis de fonder - si jamais elle devait exister - cette fameuse patrie humaine, cet informe magma humain en état de perpétuelle querelle, dont, sous des formes variées et malgré tant d'échecs (certains fort anciens), la chimère s'obstine à hanter tous les esprits plus ou moins viciés par la tare démocratique. Mais ici, l'on se trouve en présence d'un caractère particulier du phénomène démocratique qui, demeuré étranger à l'âme antique, appartient en propre à l'esprit chrétien.
    On ne le répétera jamais trop car c'est à ce trait qu'elle doit toute sa physionomie moderne : la démocratie est une hérésie chrétienne. A ce titre, réplique corrompue ou bien caricature de l'Eglise, elle tire instinctivement d'une imitation, dont les hommes sont impuissants à bannir l'emprise sur leur âme pétrie de disciplines chrétiennes, la prétention à l'universalité et la propension à l'apostolat. Il s'ensuit que la démocratie est à la fois pacifiste et constamment guerrière (6). Aussi bien ne croit-elle pouvoir vivre en paix chez elle que lorsqu'elle est partout chez les autres ; mais, surtout, elle entend obliger tout le monde à jouir de l'austère bonheur qu'elle prétend se créer. A cet égard, les guerres de Premier Empire sont typiques. Ces guerres, ou plutôt cette longue guerre ne fait qu'un avec la Révolution. Elles procèdent uniformément de l'esprit de la déclaration de guerre du 20 avril 1792, des menées de Brissot et, dans le lointain, de cette vieille hostilité contre la maison de Habsbourg, de cette rivalité traditionnelle contre l'Empereur, muées en haine anti-traditionaliste contre l'Autriche et révolutionnaire contre Marie-Antoinette. Les guerres du Premier Empire, donc, eurent nettement pour ressort moral et pour mobile effectif, la conversion à la démocratie des peuples "infidèles". Chez Napoléon même, sous sa nature de conquérant qui est de tous les temps, il y a une part énorme d'utopie démocratique, formulée en mains passages du Mémorial, et partagée d'ailleurs par la plupart de ses officiers et par tous ses soldats. Et quarante ans plus tard, c'est aux mêmes sentiments, au même romantisme politique qu'obéira son neveu quand, sans génie, il suivra les mêmes rêves et obtiendra le même résultat.
    Or, dépouillée de tout ce qui la rend si glorieuse, si émouvante aussi jusque dans son châtiment, dépouillée de tout ce qui l'a faite grande par ce qu'elle a charié d'héroïsme viril et de foi naïve dans sa course folle, cette ruineuse épopée représente purement et simplement une forme - la forme guerrière - de la destruction démocratique. Partant de là, on peut dire que le patriotisme des hommes qui servirent la démocratie impériale était, quoique bien à leur insu, non un patriotisme conservateur de la patrie, mais un patriotisme propagateur de la démocratie et destructeur de la patrie. A l'inverse, les hommes dont le patriotisme gardait l'ancienne forme de la fidélité au prince et qui, en émigrant, se joignirent aux armées des monarchies auquelles la démocratie avait déclaré la guerre, afin de combattre celle-ci, ces hommes, quelque légère, impolitiques, mal concues et surtout infructueuses qu'aient été leurs manœuvres, pratiquaient, eux, intrinsèquement, non un patriotisme destructeur de la patrie, mais un patriotisme destructeur de la démocratie et conservateur de la patrie. On l'a bien vu sous la Restauration. C'est précisément aussi ce que la démocratie ne saurait pardonner.
    Seulement, au cours d'une vaste et tumultueuse évolution dans laquelle, perdant son antique fil conducteur parmi les passions déchaînées, l'individu se trouve moralement noyé durant les quelques lustres de sa vie active, bien des choses dissemblables ou opposées se mêlent et finalement se confondent, au milieu de cette buée dont la fermentation des idées sature constamment le cerveau humain. Il arrive d'abord qu'à force de proclamer la patrie en danger, et de se conduire en furieux comme si elle l'était réellement, on l'y met tout de bon. Il faut alors tout défendre à la fois : et les biens qu'on veut sauvegarder, et le mal qui d'un côté les a compromis et de l'autre les menace sans cesse. Et puis, si négative que soit en dernière analyse celle que procure la démocratie, la gloire militaire honore trop la qualité de ceux qui appartiennent à la nation qui l'a conquise pour que la vanité humaine résiste à sa séduction. Et c'est ainsi que, parmi cent équivoques dans la contradiction desquelles les individus se perdraient inévitablement s'ils s'avisaient jamais d'y réfléchir, la force essentiellement conservatrice du patriotisme est détournée afin d'être mise au service de la destruction, jusqu'au jour où, assailli par l'évidence, le sentiment patriotique, dans toute la mesure où il demeure conservateur, réagit en lui refusant son concours. Il est alors condamné comme traîte, proscrit comme ennemi et, vaincu, découragé et inutile, il va se perdre avec ceux qui s'évanouissent dans l'exil comme l'eau répandue disparaît dans la terre.

Transformations de l'instinct de conservation sociale au point de vue purement civique.

    Du point de vue purement civique, la transformation de l'instinct de conservation sociale revêt un aspect un peu différent, bien que ses phases se prêtent à de constants rapprochements avec celles de l'altération du patriotisme. Afin de s'y retrouver, il faut envisager, à l'origine, deux faits principaux, dont la combinaison est génératrice de tous les autres faits de la décadence en question. Le premier est que, tandis que le régime de la société organisée exige de l'individu beaucoup ou peu, mais en tous les cas exige de lui des choses déterminées et précises, le régime de la société en voie de désorganisation au contraire, prétendant, lorsqu'il est démocratique, tout donner à l'individu, y compris l'absurde et l'impossible, en réalité tend progressivement à exiger tout de lui ; exactement et d'un mot, comme il a déjà été dit : à le posséder, sans conditions, limites ni compensations. Le second fait est que la démocratie s'attache tout naturellement à transformer ce qui est conservation sociale en transformation démocratique, c'est-à-dire anti-sociale. En d'autres termes, la démocratie s'efforce d'appliquer au progrès de la destruction de la société les forces normalement destinées à conserver son existence et à développer sa prospérité - ce qui, philosophiquement, est tout un. Il arrive donc finalement que, de plus en plus dupé, l'instinct de conservation sociale, éprouvant qu'il sacrifie l'individu à des fins qui, sous prétexte de bonheur, lui sont ennemies, se replie vers son origine. Semblant s'atrophier en tant qu'instinct social, en réalité il se résorbe dans l'instinct de conservation personnel, lequel dans la plénitude de sa vie, lorsqu'il en était riche, avait transposé une partie de ses forces sur le plan de la société (7). Très analogue à cet égoïsme frileux des vieillards qui donnent aux soins d'eux-mêmes le restant de leurs forces, c'est là une manifestation de sénilité sociale dont on est aujourd'hui communément témoin. Ce résultat, par ailleurs, a sa réplique : l'individu, ne vivant que par la société, ne saurait lui survivre ; or le repli de l'instinct de conservation sociale, atrophié dans l'instinct de conservation personnel affaibli, laisse le peu de forces que l'individu conserve jalousement pour lui dressées contre les intérêts d'une conservation sociale qui, pour n'être plus servie ou mal servie - donc desservie - n'en existe pas moins. Il s'ensuit que, pratiquement, les deux fractions de l'instinct de conservation se trouvent scindées et que, dressées l'une contre l'autre, elles s'altèrent mutuellement en s'opposant.

Rapports de l'intérêt général et des intérêts personnels dans la démocratie.

    Tout ceci, autrement exprimé, revient à un divorce scandaleux entre l'intérêt général et l'intérêt de chacun ; divorce qui s'explique parce qu'étant incompatible avec les rapports sociaux des hommes tels que la nature les a conçus, l'état démocratique est essentiellement inhumain (8).
    L'existence d'un certain antagonisme, toujours prêt à s'exagérer, entre l'intérêt général et l'intérêt particulier appartient à tous les temps. Aux époques saines, leurs rapports sont comparables à ceux du commun des ménages où il se produit constamment des heurts, des oppositions d'intérêts entre conjoints, où, souvent, chacun trompe l'autre, mais où la religion, les lois et les mœurs concourent à sauvegarder, parmi les cahots de l'existence, le principe d'une union indissoluble et, au total, féconde. Normalement, l'essentiel de l'union entre l'intérêt général et l'intérêt particulier est assuré par l'action de l'Etat dont, au sens le plus élevé du terme, la police de la société est précisément le rôle capital, consistant à maintenir, par des corrections constantes là où un déséquilibre s'annonce, une harmonie qui est toujours plus ou moins incomplète, mais qui ne peut être définitivement rompue sans que la société en soit mortellement atteinte. Au demeurant, il est sain et nécessaire à l'équilibre des choses de ce monde, tel qu'il nous apparaît conçu, que l'intérêt personnel fasse pression et tende à surgir pour se dilater partout où il n'est pas retenu ; tout comme il est sain et nécessaire que l'Etat soit continuellement attentif à comprimer ses excès partout où ils menacent de se produire. En s'affrontant, ces deux tonicités de signe contraire représentent la palpitation même de la vie.
    En instaurant l'individualisme et par l'exercice effectif de la souveraineté populaire, la démocratie met certains intérêts particuliers sur un pied où ils ne sont jamais à l'état normal de la société. L'insatiable besoin de protection des petits, des imprévoyants, qui sont le nombre, auquel s'ajoute un désir instinctif d'assistance accru par l'âge social et la décrépitude du caractère qui en est la conséquence, fait introduire dans les codes toute une végétation parasitaire et inextricable de dispositions ruineuses et souvent contradictoires, sous laquelle les lois fondamentales qui concernent l'intérêt général périssent peu à peu étouffées. C'est là le fait de la démocratie telle qu'elle se montre actuellement à nos yeux. Entre ses débuts et cet aboutissement toutefois, s'est étendue une période pendant laquelle le régime démocratique pourvoyait encore tant bien que mal à l'ensemble de ce qu'exige la conservation sociale. Pendant cette période - celle des équivoques - la démocratie a bénéficié d'un crédit, non unanime certes, mais réel, et aussi de ce minimum d'égards assez généralement accordé, sous divers prétextes, à tout régime qui, en assumant les responsabilités de l'Etat, remplit vaille que vaille l'indispensable de ses fonctions.
    De ces égards, au surplus, l'Eglise, élevant depuis quelque temps la voix avec des accents nouveaux, fit soudain un devoir formel d'obéissance et de respect. C'était là une initiative grosse de conséquences et d'ailleurs conforme à la lettre de la doctrine ainsi livrée de la façon la plus déconcertante à une interprétation proprement extravagante et pratiquement scélérate, qui plaçait désormais le bien sous l'autorité du mal, la morale sous la domination de l'immoralité, la vie sous l'empire de la mort. Pareille contradiction donnait hélas ! la mesure de ce que peut enfanter une intelligence vive et remplie des meilleures intentions, mais travaillée par les égarements du siècle et abandonnée de ce sens suprême qui préside à l'économie des dons de l'esprit, et que l'on qualifie simplement de bon. Cependant, la démocratie sévissait partout, quoiqu'avec une certaine hésitation, par crainte d'une opinion dont, en leur ensemble, les jugements restaient mesurés au canon de la probité traditionnelle. Elle n'en cheminait pas moins, dans l'impatience de sa marche grossière, à la lisière du scandale qu'elle faisait éclater périodiquement comme autant d'enseignements prémonitoires, jusqu'au jour où, ayant découragé l'indignation d'une société qu'elle avait eu la précaution de priver de morale, qu'elle a saturée d'absurdités, et dont elle harcèle maintenant la lassitude de soucis virant à l'angoisse, elle a enfin rendu le champ libre à ses méfaits. C'est alors que les intérêts particuliers, armés et grouillants dans l'attente, se sont rués à l'assaut définitif de l'intérêt général réduit à l'impuissance par les privations d'un long siège.

La dissociation des individus et la disparition de l'esprit public.

    Dans ces conditions, séparé des intérêts particuliers et vaincu par eux, dont il est, non la somme, mais la combinaison et, en quelque sorte la synthèse (9), l'intérêt général n'est plus qu'un mot vide de son véritable sens, un fantôme, une vaine et malfaisante abstraction, génératrice d'insuportables contraintes. Il en résulte alors, par l'effet d'un choc en retour, que l'élite des citoyens se sent valablement déliée des devoirs civiques auxquels, jusque là, les règles de la morale classique, reliquat des disciplines anciennes, imputait à honte de se dérober tant soit peu. Cet espèce de contrat social- c'est bien le cas d'employer ce terme - auquel, par la force des institutions, chaque individu, en naissant citoyen d'une société quelconque, est réputé avoir souscrit tacitement, ce contrat se révèle si onéreux, si léonin, qu'il cesse, moralement d'obliger la partie trop lourdement grevée. Celle-ci, se voyant appelée désormais à donner sans espoir, et même pour son mal, beaucoup plus qu'elle ne reçoit, s'emploie à rejeter ce qu'elle peut d'un fardeau sous lequel elle succombe, tandis que les plus adroits s'efforcent de compenser de leur mieux l'excès de leurs charges au mépris de tout scrupule à l'égard de la collectivité.

Le regroupement des individus par le socialisme.

    Réciproquement, la cause s'aggravant par ses effets, lorsque l'esprit public arrive à ce point de décomposition, l'ordre public s'effondre, et les citoyens, naguère si fiers de leur individualisme, se trouvent assaillis de tous côtés, par tout ce qui peut investir le faible et l'isolé. Sur le point donc de voir leur menus intérêts personnels anéantis par l'incohérence générale, fruit du système qui a porté leurs hommes au pouvoir, ils s'empressent soudain de s'agglutiner, sous forme de syndicats notamment, livrant naturellement l'autorité politique à ceux qui les fédèrent, c'est-à-dire à la fraction socialisante de la démocratie. Celle-ci, afin de favoriser l'électeur en affectant de protéger le "travailleur", achève de confisquer à ceux qui le font vivre normalement, en lui achetant son travail, les moyens qu'ils eussent employés à lui en donner ; ce qui a pour effet très rapide d'arrêter toute saine activité dans le corps social, en la remplaçant par une sorte de paralysie agitante. Et c'est ainsi que, de causes en effets et de répercussions en répercussions, la désagrégation des organes et, finalement, le chaos dans l'ensemble portent le corps social à ce point de liquéfaction qui le met à la merci de la moindre pression extérieure ou bien aux suprêmes violences de la démocratie autoritaire.

L'origine aristocratique de l'individualisme révolutionnaire.

    Ce point d'aboutissement, il faut le noter, est celui où, après une courte carrière, l'individualisme révolutionnaire, d'abord si nerveux, se trouve complètement dégénéré et impuissant individualisme qui, au stade libéral de la démocratie, représente lui-même l'ultime incarnation de l'esprit aristocratique épuisé et déchu, se répendant sur tout le monde pour élever un instant au rang de petit souverain chaque futur esclave d'Etat.





    (1)    Le mot chauvinisme est pris ici dans son véritable sens qui est péjoratif. Le chauvinisme est proprement au patriotisme ce que la bigoterie, par exemple, qui est une outrance, est à la piété qui est une vertu. On peut observer, à ce propos, qu'en des âges de goût, nul n'eut songé à proclamer qu'il était bigot, tandis qu'en d'autres temps on n'hésitait pas à braver le ridicule en se vantant d'être chauvin. La question de forme mise à part, il demeure que toutes les religions ont leurs tartuffes aussi longtemps qu'elles font recette. Toutes les époques hélas n'ont pas un Molière.
    (2)    Que le prince soit un homme ou un conseil restreint, peu importe, le prince, de toutes façons, ne fait jamais, à proprement parler, les actes du gouvernement, il les dicte seulement et en surveille l'exécution, tandis que le souverain populaire au contraire, l'électeur, ne dicte que des absurdités confuses, n'émet que des vœux sordides ou informes, et ne contrôle rien. Le système de la démocratie lui facilite d'ailleurs cette passivité. Ecoutons encore à cet égard Jean-Jacques Rousseau: "Ce n'est point à dire que les ordres des chefs ne puissent passer pour des volontés générales, tant que le souverain, libre de s'y opposer, ne le fait pas. En pareil cas, du silence universel, on doit présumer le consentement du peuple." (Contrat social, Livre II, Ch. Ier). On conçoit aisément tout le parti que, par la dissimulation et le mensonge, les démagogues peuvent tirer de ce silence.
    (3)    Cette distinction, établie par J.-J. Rousseau, ne vaut pratiquement que dans le cas d'une démocratie monarchique. "Quand donc, dit-il dans le Contrat social (Livre III, Ch. XVIIIième), il arrive que le peuple institue un gouvernement héréditaire, soit monarchique dans une famille, soit aristocratique dans un ordre de citoyens, ce n'est point un engagement qu'il prend : c'est une forme provisionnelle qu'il donne à l'administration, jusqu'à ce qu'il lui plaise d'en ordonner autrement." Voilà les souverains constitutionnels édifiés sur la solidité de leur trône et la valeur du serment de fidélité de leurs peuples !
    (4)    Entre cent éléments dont cette observation est formée, citons-en un en exemple.
   Peu importe s'il y a entre Tallemant des Réaux (1619-1692) et Saint-Simon (1675-1755) le rapport du talent au génie. Tous deux furent en tout cas des peintres extraordinaires, et d'une très grande probité. Or, parlant des uns ou des autres, combien de fois Tallemant des Réaux ne dit-il pas : "Il était fort brutal" ou bien : "C'était un grand brutal" ou bien encore ironiquement : "Il avait l'honneur d'être très brutal" ? Combien cite-t-il de personnages dans le genre de ce chevalier d'Andrieux qui, à trente ans, avait tué soixante-douze hommes en duel, et avait fait bien d'autres choses, dont il a fini par laisser sa tête sur le billot ?
   En regard de cela, lorsque Saint-Simon peint un caractère, on trouve constamment ces mots sous sa plume : "Il était très doux" ou bien : "Sa douceur était fort grande". Le contraste est très frappant. Bien des choses, en d'autres domaines, en confirment la valeur.
   Il y a évidemment des exceptions dans Saint-Simon, comme celle de l'abbé de Vatteville ; mais l'abbé de Vatteville est mort à près de quatre-vingt-dix ans en 1702 et appartient à l'époque de Tallemant des Réaux.
    (5)    L'exemple des choix que fit Louis XIV pour ses ministères va évidemment surgir à l'esprit du lecteur. Il est cependant peu caractéristique. Il y a dans ces choix une part relativement faible se rapportant à ce qui vient d'être dit, une part beaucoup plus grande de politique systématiquement défiante à l'égard de la haute noblesse, qui n'est pas nouvelle, bien loin de là, mais qui est portée au plus haut degré chez Louis XIV ; enfin il y a la part d'un fait qui est de tous les temps et consiste dans l'ascension d'éléments nouveaux. Il faut, d'ailleurs, toujours tenir compte, aux époques démocratiques, des hommes qui se seraient élevés sous n'importe quel régime.
    (6)    Il ne faut jamais oublier non plus que l'état de guerre permet à la démocratie de rétablir à son profit, non cet arbitraire généralement mesuré dont elle présente l'abolition comme sa raison d'être, mais un arbitraire virulent, sans frein d'aucune sorte, tout au service de ses passions et à la faveur duquel elle progresse à pas de géant. A cet égard, les aveux abondent dans les textes de l'époque révolutionnaire.
    (7)    L'image concrète de cette transposition se trouve dans l'existence et le fonctionnement de l'impôt. Lors de l'extrême décadence démocratique, l'impôt devenant monstrueux et n'étant appliqué qu'à des fins contraires à l'intérêt social, le citoyen, d'une part, n'a plus aucun scrupule à en corriger les excès par une fraude qui devient un véritable devoir à l'égard de soi-même et des siens ; mais, d'autre part, l'Etat, qui possède la force, se défend efficacement et, devenue le plus souvent impossible, la fraude est en tous les cas difficile. L'individu est donc tout à la fois écrasé de taxes et trahi par leur mauvais usage. On a là, sur le vif, l'exemple des deux fractions de l'instinct de conservation, opposés par leur corruption et détruites l'une par l'autre, comme il va être dit.
    (8)    Ecoutons-en l'aveu sous la plume de J-J Rousseau même, toujours dans le Contrat Social (Livre III, Ch. IV) : "A prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera jamais. Il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l'on voit aisément qu'il ne saurait établir pour cela des commissions sans que la forme de l'administration change... S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes". On ne saurait mieux dire, mais si, malgré l'énoncé de cette évidence, on reste cependant démocrate, alors s'impose cette nécessité de changer l'homme pour le perfectionner en l'adaptant à "un gouvernement si parfait", comme l'explique si bien Jean-Jacques Rousseau dans un paragraphe cité du chapitre précédent.
    (9)    Ici encore on peut reprendre la comparaison de l'impôt et dire que l'intérêt général est aux intérêts particuliers ce que le budget de l'Etat est aux budgets des particuliers qui en forment la substance par leurs contributions.