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Calendrier grégorien perpétuel
    
CHAPITRE IV  (Editable avec Internet Explorer)

DES CAUSES MORALES IMMÉDIATES
DE LA DÉMOCRATIE

Lien des orthodoxies religieuses et politiques.

    Il y a cent ans, Montalembert terminait un de ses plus beaux discours par ces mots : "...il n'est jamais trop tard pour sauver une âme, il n'est jamais trop tard non plus, pour sauver une société qui consent à être sauvée." (1). Il y a cent ans de cela et, depuis, la société a tellement vieilli que la question n'est plus de savoir si elle consent à être sauvé, (déjà Montalembert n'a même pas dit : "veut"), mais bien s'il y a encore une société ou bien s'il ne reste plus du corps social qu'un fourmillement de cellules disloquées, se repoussant entre elles comme des corpuscules chargés d'une électricité de même signe.
    La réponse à cette angoissante question, on la trouvera en examinant les éléments de la décadence politique de la Chrétienté. Ces éléments sont d'ordre spirituel, intellectuel et moral ; leur évolution et leurs combinaisons composent l'histoire du déclin de l'âme chrétienne.
    Tous les faits de la vie sociale sont des phénomènes biologiques comparables à ceux de la vie individuelle. Entre le moral et le matériel, d'ailleurs, on ne saurait tracer une limite définie, car les manifestations de la matière cérébrale et celle du reste du corps sont étroitement dépendantes les unes des autres. En dernière analyse, elles sont de même nature fondamentale. Toutefois, pour largement tributaire qu'il soit des fonctions du corps, le cerveau n'en commande pas moins les autres organes, tout en leur laissant, cependant, une certaine autonomie dans leur domaine et dans leurs rapports entre eux. Au surplus, tout comme le prince, pour ordonner les fonctions banales et courantes, la partie pensante du cerveau a ses ministres et ses commis. Tout est hiérarchie dans l'organisation du corps des êtres vivants.
    Il en va exactement de même dans la société.
    Sans doute la société peut-elle, comme l'individu, mourir de mort violente, par l'effet d'une conquête par exemple ; d'autres circonstances peuvent aussi l'affaiblir physiquement au point d'altérer définitivement ses facultés cérébrales, mais le fait ordinaire, celui notamment des nations chrétiennes, est que le cerveau, devenu très complexe et d'autant plus fragile à l'âge humain des civilisations antiques et modernes, s'altère le premier, entraînant la déchéance du reste ; et si les affections du corps social retentissent sur ce qu'on peut appeler le cerveau social, c'est directement des déviations mentales de la société que ces affections procèdent. En puissance au temps de la jeunesse et de la force de l'âge, ces déviations apparaissent définitivement lors du déclin. Le vieillissement social est la condition de leur développement. La cause de ces déviations morales est elle-même, d'ailleurs, toute matérielle, pour ce qu'elle se rattache, en fin de compte, à la complexion originelle de chacun des cerveaux dont l'ensemble, dans la succession des générations, forme le cerveau social, évoluant par le renouvellement partiel et incessant de ses éléments constitutifs qui sont les cerveaux individuels mourants et naissants. Reste à savoir pourquoi les esprits sont ainsi conçus que leurs déviations se font dans tel sens plutôt que dans tel autre, pourquoi même ils ont été conçus aptes à dévier ; mais c'est là une de ces causes premières dont le secret demeure scellé à l'intelligence des hommes.
    Bornons-nous donc à examiner ce qui s'offre à notre observation, c'est-à-dire les principales causes morales de la déchéance de la Chrétienté et les rapports de cette déchéance morale avec l'âge de la civilisation chrétienne et la déchéance matérielle dont il a été parlé plus haut.
    Chaque société a dans sa vie un principe actif moral dont la forme est adaptée à sa nature et à son tempérament. Prenons comme type de société chrétienne la France, dont le génie a dominé l'Europe de sa séduction pendant tant d'âges pour, finalement, lui ouvrir la voie de l'erreur. Le principe actif de la société française - comme, longtemps, celui des autres sociétés européennes, avec un insignifiant correctif pour les monarchies électives et les républiques - aura été l'orthodoxie catholique et la légitimité monarchique, c'est-à-dire l'orthodoxie religieuse et politique. Ces deux fondements de notre civilisation sont absolument distincts théoriquement, mais en fait, ils ont évolué en s'entrelaçant et, se prêtant un mutuel appui, ils se sont tellement confondus au cours des siècles qu'il était devenu impossible d'entamer l'un sans atteindre l'autre. L'orthodoxie religieuse est ainsi devenue inséparable de l'orthodoxie politique et - l'Angleterre mise à part, dont le cas est spécial - partout où, au temps de la Renaissance, la première a défailli, la seconde ne s'est soutenue que parce que la double orthodoxie s'est maintenue alentour, dans les nations comme la France, l'Espagne, l'Autriche ; cela pour la même raison qui faisait dire à Bonald que l'homme qui n'a pas de religion est protégé par la religion des autres.
    Lors de la Révolution, la démocratie s'est donc attaquée à la fois aux deux orthodoxies, puisqu'elle ne pouvait avoir raison de l'une sans anéantir l'autre, et elle a entrepris d'abattre simultanément les deux principes monarchiques : politique et religieux, sur lesquels reposait l'ordre social ; cela en sorte d'atteindre finalement, dans une structure intime de l'état social, une troisième monarchie, une petite monarchie à la fois absolue et vassale de la grande, ce qui ne s'exclut nullement, et qui, multipliée dans la nation, est à la société ce que la cellule vivante est au corps ; en un mot, la famille. Ainsi, depuis plus de cent cinquante ans qu'il développe ses conséquences, l'esprit de la Révolution aura successivement lancé la nation contre son roi et sa religion, et la bourgeoisie contre la noblesse, puis le peuple contre la bourgeoisie ; enfin il a dressé la femme contre son mari et les enfants contre leurs parents. Il suffit d'avoir conscience de ces dissociations, qui se déduisent logiquement les unes des autres, pour convenir qu'au point où nous sommes arrivés, une désagrégation quasi totale a été irrémédiablement accomplie.
    La fermentation des esprits au XVIIIè siècle avait amené une dissolution morale profonde, j'entends un égarement de la raison qui, sous l'appareil majestueux de l'ancienne monarchie, s'apprêtait à faire exploser son institution et à disperser tout ce qu'il y avait encore d'excellent dans son système et, en général, dans la société. Cette dissolution s'est traduite sur le plan politique en 1789 avec la soudaine violence d'un coup de sang. La Révolution, en effet, est comparable à une congestion cérébrale survenue à la fin de la soixantaine chez un homme qui a beaucoup vécu. Cependant, après dix années de désordres physiologiques, la société s'est rétablie physiquement de façon à faire illusion, moralement jamais. Elle a encore produit des œuvres remarquables ; certains même de ses talents ont atteint leur perfection au XIXè siècle, mais la fonction la plus essentielle de l'esprit, la fonction noble par excellence, la fonction politique, qui, en définitive, revient au genre le plus élevé du bon sens, était atteinte sans retour. Tout le reste en a été gâté et a dégénéré à un rythme sans cesse accéléré. A partir de 1789, la déraison du siècle fut mise en action et, désormais, les maximes de la politique et les réalités de la vie sociale, jusque là confondues, divorcèrent et suivirent des routes angulaires sur lesquelles chaque pas les a éloignées davantage, sans que l'instinct de conservation sociale, frappé lui-même d'une faiblesse croissante, ait jamais pu, aux heures graves, les rapprocher plus qu'un instant. Pendant soixante cinq ans, les régimes qui se succédèrent furent animés d'un souci de la vie sociale profondément sincère sinon toujours claivoyant, et, s'efforçant avec plus ou moins d'habileté de concilier ce qui est inconciliable, à savoir des principes anti-sociaux avec la conservation de la société, furent réduits à se mouvoir dans l'insurmontable embarras d'une perpétuelle contradiction. Ils s'y usèrent très vite et une stabilité, qui n'était que la permanence de l'instabilité, apparut seulement en 1789 avec la victoire d'un régime destiné à concilier ce qui est éminemment conciliable cette fois, c'est-à-dire les principes de la Révolution et de la dissolution de la société..
    Tout bien considéré, la doctrine révolutionnaire peut se résumer dans cette devise de l'anarchie : "Ni Dieu, ni maître !". Pareille formule ne saurait abuser ceux qui savent qu'en leur langage, quand les hommes proclament l'abolition de n'importe quel principe fondamental, cela signifie simplement qu'ils sont en train d'en changer la forme, pour cette excellente raison qu'il n'entre pas dans leur nature de s'en passer.
    Afin d'apprécier cette maxime à sa juste valeur, il faut se pénétrer, non pas du but que se propose la démocratie, mais de celui auquel elle aboutit, sensiblement différent, à chaque étape, du premier, que sa nature lui rend cependant nécessaire de viser pour atteindre le second et remplir son destin. Ce destin, encore une fois - il y a des vérités qu'on ne saurait trop répéter - est la destruction du corps social comme celui de la maladie est la destruction du corps individuel. Cette destruction comporte deux phases. Dans la première, le mal ruse avec l'état de santé. Lorsque celui-ci cède, s'ouvre la seconde phase où le mal déploie toute sa virulence pour anéantir le corps, quitte, d'ailleurs, à recourir de nouveau à la ruse dès que celui-ci, devant l'extrémité du péril, réagit avec quelque vigueur. Pour passer de la première phase à la seconde, c'est-à-dire pour arriver au plus fort de sa puissance, la démocratie doit d'abord disloquer les éléments sociaux et, d'éléments liés entre-eux et organisés, les transformer en éléments juxtaposés et sans liens ; autrement dit, il lui faut rompre l'unité sociale. Pour y parvenir, il importe avant tout de rompre l'unité d'âme de la société. Elle y réussit, dans la société chrétienne, par la substitution du matérialisme au catholicisme.

Le matérialisme.

    Cette œuvre est celle de la désorganisation de l'ordre. Mais, pour désorganiser un ordre, il faut une méthode, une hiérarchie, en un mot un autre ordre ; pour abattre un maître, il faut bien se ranger sous la banière d'un autre maître, avec d'autant plus de discipline, même, qu'au début on a moins d'acquis et de moyens. C'est pourquoi tôt ou tard la désorganisation révolutionnaire implique fatalement la dictature.
    De même que pour aboutir au riche unique il faut ruiner toute la hiérarchie des possédants, de même pour aboutir au maître unique, il faut abolir toute la hiérarchie dirigeante, c'est-à-dire la hiérarchie des autorités spirituelles et morales, et celle des autorités matérielles. Ces deux catégories d'autorité ont en effet, dans la pratique des sociétés saines, de nombreux points de contact et quelques uns de confusion, parce que l'autorité complète peut être prépondérante dans l'un des deux domaines mais elle n'y est jamais exclusivement confinée. Or, si l'esclave romain, lorsqu'il embrassait secrètement la religion de Jésus, échappait à son maître par tout ce que la foi peut donner à l'âme d'affranchissement surnaturel, le futur esclave démocratique risque bien plus encore d'échapper au sien s'il demeure fidèle aux croyances traditionnelles ; car il conserve, du même coup, à l'égard de toute une hiérarchie qui va de son curé jusqu'à Dieu, un lien d'obédience le soumettant à une règle morale et à certaines disciplines matérielles qui, à la fois, l'obligent et l'émancipent, en le soustrayant, de toutes façons, à l'autorité du maître qui veut le posséder sans partage. Ce lien, c'est pour la démocratie une question de vie ou de mort de le trancher. Toutefois, on ne tranche pas un lien de cette sorte, dont l'homme ne peut se passer pour se maintenir ; on l'arrache, lorsqu'on l'a affaibli, usé, en attirant l'homme à l'opposé par un autre lien plus neuf sinon plus fort. Pour nouer ce lien et le mettre en œuvre, il faut une doctrine autoritaire. Cela a été le fait du matérialisme.
    Le matérialisme est un fanatisme négatif. A l'inverse de ce qu'il annonce, il n'est rien moins que réaliste. Il est au contraire tout subjectif. Obnubilé par ses haines qui lui tiennent lieu de doctrine, il est la religion errante et perpétuellement inquiète de l'anti-catholicisme, l'Eglise romaine étant la seule dont les disciplines puissent menacer sérieusement la démocratie. De là vient, de la part des matérialistes, cette sympathie superficielle d'incroyants sectaires pour les religions protestantes ou la religion israëlite, dont les oppositions de principe au catholicisme leur sont un gage d'alliance politique offrant les meilleures références.
    Comme la démocratie, dont il est une des manifestations, le matérialisme est allé pendant la Révolution jusqu'à l'extrême de ses conséquences. Il a essayé d'abord, sans plus qu'un succès partiel et éphémère, d'entraîner l'Eglise française dans son hérésie ; puis il a complètement échoué dans sa tentative de substituer le culte de la raison au culte catholique ; ensuite de quoi, force lui a été de se replier. Mais il avait jeté sa semence dans un terrain on ne peut mieux préparé par la soi-disant philosophie du XVIIIè siècle et il a attendu que le grain lève en entourant son développement des soins les plus activements vigilants.
    Ces soins n'étaient pas inutiles car, longtemps, la France est restée profondément chrétienne. A certains égards elle l'est encore. Elle le serait surtout si, dans certains milieux, des vertus plus fortes s'alliaient à une rectitude moins spécieuse de la doctrine.

L'Eglise.

    A la fin du XVIIIè siècle, sauf les gens "éclairés", c'est-à-dire l'élite sociale et intellectuelle, le gros de la nation, le peuple surtout, était resté très attaché à ses croyances, à l'ardeur près des anciens âges. De mœurs fort honnêtes dans une grande majorité, quoique non à l'abri des dérèglements philosophiques du siècle, le clergé péchait surtout par tiédeur dans l'exercice de son ministère, en se laissant aller à cette douceur qui caractérise la vie de cette époque matériellement si heureuse mais intellectuellement trop active, où l'on déraisonnait à force de raisonner. Quand vint l'épreuve, l'Eglise française, dans son ensemble, ne compta qu'une minorité de défaillances, mais aussi elle n'opposa guère plus à ses ennemis que des résistances individuelles et un courage passif.
    De son côté, enveloppant de toute la dignité paternelle qui lui est propre une longanimité plus proche de la faiblesse que de son ancienne et savante prudence, Rome alla jusqu'à l'extrême limite des concessions. Obsédée par la crainte d'un schisme, qui ne se serait certainement pas produit aussi facilement qu'elle le redoutait, peut-être dépassa-t-elle parfois cette limite, notamment lors des négotiations du Concordat, quand elle se laissa impressionner outre mesure par la feinte violence des menaces consulaires, que renforçaient il est vrai les menées obliques et plus dangereuses de Talleyrand.
    Pour les fidèles, ils furent le reflet de leurs pasteurs. Comme eux, ils confessèrent courageusement leur foi ; comme eux ils subirent les spoliations révolutionnaires avec désintéressement et subirent la mort avec la sereine résignation du chrétien ; comme eux ils firent souvent des prodiges de valeur et d'ingéniosité pour dispenser à leurs frères les secours de la religion, pour maintenir secrètement les pratiques du culte et pourvoir à l'indispensable de ses besoins ; mais, sauf en Vendée et en Basse-Bretagne où se concentrèrent tous les prodiges d'une lutte aussi opiniâtre qu'héroïque, nulle part ailleurs ils ne se soulevèrent en s'organisant ouvertement, nulle part ailleurs ils ne prirent les armes afin de défendre leur foi si violemment attaquée. Ainsi que, désormais, ce serait de plus en plus le fait de leur postérité dans tous les domaines, sur le terrain de la violence il restait aux meilleurs le courage d'endurer, mais ils avaient perdu celui d'entreprendre.
    Le Concordat ne rétablit que le clergé séculier avec sa hiérarchie, dans laquelle il introduisit quelques nouveautés : véritable administration religieuse dans son esprit, destinée par une influence officielle sur les âmes à compléter l'administration civile du système simple, uniforme et centralisé que seul concevait l'esprit de Napoléon. La Restauration elle-même n'autorisa, en 1826, que l'établissement de communautés de femmes, à l'exclusion des communautés d'hommes ; car, contrairement à l'opinion généralement répandue, le rétablissement de la monarchie légitime n'amena qu'un retour superficiel aux pratiques religieuses. Les hommes de la Restauration étaient encore imprégnés d'esprit voltairien, et si la religion fut alors de nouveau officiellement mise au premier rang et extérieurement honorée, si les pompes traditionnelles du culte furent rétablies et le haut clergé grandement favorisé, ce fut, bien plus que par un sentiment profond de foi retrouvée, pour des raisons politiques, afin de marquer la réaction et l'intention de revenir à l'ancien ordre de choses en rendant à l'Eglise le lustre du premier ordre de l'Etat.
    Le renouveau catholique date de la Monarchie de Juillet. Non que le roi y fut pour quelque chose, certes. Sceptique par tradition de famille et par tempérament personnel, il était fort étranger aux choses de la religion et d'une indifférence à cet égard commune à beaucoup d'hommes bien nés de sa génération. Mais cette génération était vieille, elle descendait de la scène politique tandis qu'une nouvelle atteignait l'âge viril, qui avait vu le jour au lendemain de la Révolution et parmi laquelle allait se distinguer un certain nombre d'hommes dont la haute valeur morale, la foi, l'orthodoxie et le talent devaient faire le plus grand honneur à la catholicité française.
    C'est à cette époque aussi que commença à se faire jour une tendance encore confuse, à la fois audacieuse et hésitante, consistant dans le projet de christianiser les institutions issues de la Révolution tout en adaptant l'Eglise aux conceptions modernes de la société. De cette tendance procèdent directement le modernisme puis la démocratie chrétienne. Cette déviation constituait proprement une hérésie naissante, mais imperceptible aux notions de doctrines flottantes de la masse des contemporains et confondue à leurs yeux avec la stricte orthodoxie. La rectitude traditionnelle du renouveau catholique d'une part et sa tendance démocratique d'autre part s'incarnèrent successivement dans le talent fougueux d'un même homme, doublement illustre pour la rigueur de ses premiers principes, puis pour l'excès de ses erreurs : Lamennais.
    On ne peut jamais prétendre combiner deux principes opposés par leur nature intrinsèque et, s'ils semblent se concilier, c'est à la condition formelle que l'essence de l'un s'efface progressivement devant celle de l'autre puis finisse par disparaître complètement. Ils ne s'accordent que dans la mesure où l'un cède à l'autre et se laisse absorber par lui. C'est une œuvre de ce genre qu'entreprenait cependant le mouvement nouveau. Il fit son chemin sourdement d'abord et ne prit de réelle consistance que lorsque la mort eut réduit au silence de grandes voix et glacé la seule main qui pouvait tenir une plume justement redoutée. Aussi bien, le mouvement devenait-il général comme celui de la démocratie même dont il est précisément un des aspects ; et telle était alors l'emprise de l'utopie démocratique sur les esprits qu'au-delà des monts il séduisit la raison, il égara la science et il surprit la finesse des plus augustes intelligences : au pape du "Syllabus" (2) succéda le pape du "Ralliement", le "pape des ouvriers", dont les regrets tardifs trouvèrent une expression posthume et concrète, momentanément aussi réparatrice que faire se pouvait, dans le règne trop court de son saint successeur.
    Toutefois, le mal avait pris force et, de moins en moins contenu, il développait ses effets. Il n'est point exagéré de dire qu'aujourd'hui, parmi les éclésiastiques mêmes, beaucoup, s'ils connaissent toujours la lettre de la doctrine, en ont perdu le sens et ne sont plus en communion avec son esprit. Cela se comprend, d'ailleurs, car, alors que jadis, par leur éducation première, les laïcs eux-mêmes recevaient dès l'enfance une empreinte religieuse, les clercs aujourd'hui, par la leur, reçoivent jusqu'à l'âge de raison l'empreinte démocratique matérialiste du siècle. Ils s'en ressentent dans toute leur vie de prêtre. Ils la trahissent jusque dans leur vêtement et les expressions de leur langage. Quant à la plupart des fidèles, ils ne conservent qu'une habitude machinale de satisfaire, en les bâclant, quelques obligations rituelles ; ils n'ont plus qu'une sorte de religiosité esthétique, où ils mêlent d'ailleurs de menues superstitions, superposant à une foi vague et vidée de sa substance les principes plus ou moins accentués, plus ou moins conscients, du matérialisme démocratique le plus incompatible avec les maximes fondamentales du catholicisme. Entraîné à son tour par un courant dont il n'est plus maître et devenu singulièrement conformiste, le clergé cette fois est leur reflet. Après avoir fait preuve d'une complaisance à la fois onctueuse et réticente pour la gravité des atteintes que les théories modernes font subir à la religion, il s'est laissé glisser parmi un fatras de demi-hérésies où il a pataugé tout en les condamnant ; puis il a fini par se ruer dans la voie où l'on ne saurait conserver le catholicisme qu'en le dénaturant car, lorsqu'on s'est laissé placer sur une pente trop raide, y eût-il un abîme au bout, force est finalement à la faiblesse qui s'est laissée entraîner, de courir pour ne pas tomber.
    En regard de ses privilèges, l'Eglise, autrefois, remplissait trois fonctions essentielles ; elle priait pour ses frères, elle les enseignait, elle les secourait. Elle avait ainsi sur les âmes une emprise que la démocratie ne saurait lui laisser. Aussi, par deux fois, détroussant les morts, celle-ci s'est-elle appropriée les fondations pieuses. Elle a aussi à peu près chassé l'Eglise de l'enseignement. Privée des droits correspondant aux trois devoirs fondamentaux qui sont les voies de l'apostolat et qu'alimentaient ses privilèges, l'Eglise cependant fit tout ses efforts afin de les remplir quand même et, parmi eux, elle tenta de retenir, plus complètement encore que les autres, celui qui, pour les laïcs sur lesquels en pesait désormais la charge, restait le plus ingrat, le plus onéreux, le plus constamment alourdi par la démagogie. Sans moyens propres de la faire donc, elle s'attacha désespérément à l'œuvre de charité ; mais elle ne put dès lors l'accomplir que grâce aux dons des fidèles. Or ceux-ci étant également contribuables, ils se trouvèrent, à ce double titre, payer deux fois pour le même objet, comme dans le cas des écoles libres d'ailleurs : charge écrasante assumée tant bien que mal avec le résultat fatal d'être deux fois mal servis, ici par manque de moyens, là par friponnerie et gâchis (3). Néanmoins, sentant encore le péril, la démocratie s'efforça d'éliminer l'Eglise de ce domaine même afin de la reléguer loin de l'âme humaine et de la confiner dans l'espace clos des fonctions du sacerdoce démocratiquement entendu ; espace où elle est forcée de mourir si elle y reste, puisqu'en définitive sa raison d'être consiste à faire pénétrer les principes chrétiens et ses disciplines morales au plus intime de l'existence des hommes.
    Cependant, maintes fois jadis l'Eglise a sauvé la société en combattant. Aujourd'hui, vieille de la vieillesse générale, après avoir d'abord résisté pacifiquement, elle n'a, semble-t-il, retrouvé quelque ardeur que pour abdiquer. Les rôles sont maintenant renversés. Ce n'est plus, comme il y a cent ans, le catholicisme qui prétend assimiler la démocratie, mais bien la démocratie qui assimile un catholicisme s'offrant à une action corrosive. Le fait que le régime laisse, non sans méfiance, quelques clercs se mêler de politique, à condition que cette politique soit la sienne, ne peut faire illusion. Les menus ménagements que la démocratie accorde parfois au clergé, avec mépris et sans désarmer, comme le faux espoir dont on berce d'incorrigibles dupes tant qu'on en a besoin, en disent assez long sur ce que l'on attend de lui ; ils révèlent suffisamment quel genre de reconnaissance elle réserve à son déconcertant égarement et de quelle monnaie elle entend payer l'insigne faiblesse de son adhésion.

La Noblesse.

    Avec l'entreprise de détruire l'Eglise allait de pair celle de détruire la monarchie. Ce n'était point tant à cause de la personne du souverain, car la démocratie s'accomode assez longtemps de son existence quand, ligoté par une constitution, il n'est prince que de nom et que, personnellement rempli de déférences pour ses propres entraves, il se borne à présider avec une molle complaisance aux progrès des utopies démocratiques, voire à les favoriser. C'était parce qu'en France la monarchie absolue représentait la suprême expression du principe aristocratique. C'est ce principe qui devait être anéanti.
    L'existence d'une noblesse est le fait le plus saillant de l'état aristocratique qui, lorsqu'il règne, imprime son caractère à tous les groupements d'individus. Les caractères sociaux sont en effet universels dans la nation. Celui qui est propre au principe aristocratique est d'organiser hiérarchiquement les hommes en les liant les uns aux autres par des rapports d'obligations réciproques en sorte de concilier les intérêts personnels avec l'intérêt général et de faire que l'activité de chacun contribue à la vie de l'ensemble, ou pour le moins, ne lui soit pas contraire. Puisque le fait de l'homme est de vivre en société, il faut que cette société soit organisée ; or, qui dit organisation dit hiérarchie ; et la hiérarchie est l'essence même du principe aristocratique. A cela s'oppose la démocratie qui est la rupture, puis l'effondrement, enfin le renversement de la hiérarchie, et la levée en masse des intérêts particuliers contre l'intérêt général jusqu'au moment où la dictature précipite les citoyens dans l'étreinte d'une servitude générale, uniforme et complète, comme un corps liquéfié renfermé dans un vase aux parois rigides et étanches.
    Deux traits caractérisent les sociétés aristocratiques. Le premier consiste dans l'établissement d'une hiérarchie qui règne non seulement entre les classes et les divers groupements sociaux, mais encore à l'intérieur même de ces classes et de ces groupements ; dans la noblesse notamment où les différences de rangs sont toujours très accusées. Le second trait consiste dans ce que l'on pourrait appeler la faculté élective de ces sociétés. Les sociétés organisées en effet se subdivisent naturellement en organismes, ou organes, dont les fonctions, différenciées mais obéissant aux mêmes lois fondamentales, ont toutes entre elles des rapports essentiels pour la vie de l'ensemble. Les éléments qui composent les sociétés, selon la nature de leur valeur, circulent perpétuellement et passent de l'un à l'autre de ces organes, par un phénomène assez analogue à celui de l'osmose. On pourrait appeler ce phénomène l'élection aristocratique. Dans le fait, cette élection n'est autre chose que l'aptitude naturelle de toute formation vivante saine à choisir, s'adjoindre et assimiler tout ce qui peut la renforcer ; et inversement, elle est aussi l'aptitude à éliminer ce qui lui nuit. Chez les êtres vivants, la nutrition sous toutes ses formes n'est rien d'autre. Depuis la société jusqu'à la cellule vivante, adaptées aux manifestations plus ou moins complexes, plus ou moins développées de la vie, les lois du tout sont les lois des parties. Effectivement, on observe dans les aristocraties en activité un continuel mouvement du bas vers le haut et un autre, moins visible, du haut vers le bas, qui correspondent à ce phénomène. Les lois, les préjugés, les mœurs, ne font jamais que dresser à chaque passage un obstacle suffisant pour justifier de la force de celui qui le franchit et faire, par le temps nécessaire à le passer, qu'on ne puisse pas escalader à la hâte sans s'élever réellement. Ces obstacles obligent donc à des étapes qui assurent au mouvement une cadence saine et mesurée. Leur abaissement exagéré décloisonne la société et laisse ce mouvement d'échanges prendre une allure accélérée dont la précipitation a deux effets qui s'aggravent mutuellement : d'abord l'abaissement proportionnel du niveau dans chaque organisme, ensuite l'élévation d'autant moins grande de ceux qui y accèdent, lesquels à leur tour corrompent ces mêmes organismes par l'envahissement de leur grand nombre. Il y a donc, à l'état normal, à l'état idéal si l'on veut, de la part de l'organisme aristocratique, une tendance à défendre sa porte, nécessaire et exactement suffisante pour garantir le mérite de ceux qui la forcent. Cela demeure aussi vrai pour un corps de noblesse que pour une corporation de marchands, une famille de paysans ou une société sportive quelconque.
    Dans le régime aristocratique, la plus petite collectivité est la famille. Non point sa constitution aristocratique, mais bien son existence même repose sur l'autorité paternelle. Si humble soit-elle, la famille est un petit état simplifié mais avec toutes les fonctions et, à l'état embryonnaire, tous les rouages du grand ; c'est si vrai que, lors de la décadence, sa dégénérescence intime reproduit à peu près, avec quelques décalages dans le temps, la dégénérescence politique de l'Etat. La démocratisation définitive de la famille équivaut à sa dissolution complète.
    Au surplus, un sentiment indispensable à la sociabilité humaine appartient proprement à l'état aristocratique : le respect, d'où découle toute une série de sentiments essentiels. Le respect de la naissance, du mérite, du sacerdoce, de l'âge, de la vertu, le respect du Chrétien chez l'inférieur de la part du supérieur, le respect de soi-même enfin, sous la forme de l'honneur, ce sont là autant de liens moraux très puissants qui contribuent à unir les individus de la société. C'est pourquoi la démocratie répudie le respect et s'efforce de le détruire. Elle y parvient par l'individualisme révolutionnaire auquel, en effet, il ne résiste pas longtemps.
    Quant à l'aristocratie proprement dite, à la noblesse, son rôle est capital. Sans noblesse, une nation reste sans point d'appui et sans guides. La noblesse est l'ossature du corps social et, même lorsqu'elle a cessé d'être principalement guerrière, la guerre étant sa fonction essentielle de laquelle découlent toutes ses supériorités, elle conserve longtemps encore une très grande influence sur les mœurs de la société. Cela a été le cas de la noblesse française.
    En France, la noblesse est entrée nettement en décadence avec la fin de la Renaissance. En 1789 elle perdit le rang social qu'elle occupait de droit et ce qui, de droit également, lui appartenait encore d'influence politique directe. En 1830 elle perdit son influence politique de fait tout en conservant une influence sociale très importante qui lui échappa à son tour à partir de 1879 ; il ne lui resta plus dès lors qu'une influence proprement mondaine qui disparut en 1914. Elle se sera survécu cent vingt-cinq ans.
    Comme tous les mouvements politiques et sociaux, qui ne réussiraient jamais sans cela, la Révolution s'est faite avec la complicité de ses victimes. Cette complicité même les condamnait pour incapacité politique. En 1789, en effet, la noblesse dans son ensemble avait perdu depuis longtemps le sens de la politique - Saint Simon le déplorait déjà amèrement sous la Régence. Elle l'a d'autant moins retrouvé par la suite qu'habituée, par la situation séculaire qu'elle occupait dans la vie rurale, à manier un peuple de paysans qu'elle connaissait bien et auquel sa supériorité inspirait respect et confiance, elle s'est trouvée désorientée devant la plèbe urbaine, puis devant les masses ouvrières déchristianisées dont le maniement appartient au démagoque, et avec les exigences démocratiques desquelles elle est inhabile à ruser et répugne naturellement à feindre. En revanche, elle a conservé jusqu'à la fin un sens pondéré et très juste de la politique étrangère.
    Cela dit, on se ferait une idée fausse de la valeur de la noblesse française au XIXè siècle en la jugeant d'après certains types de roman et certains personnages de théâtre, représentant des gentilshommes bornés ou viveurs, légers et désœuvrés, peints parfois avec esprit, souvent avec le parti-pris d'auteurs parlant d'un monde dans lequel ils n'ont pas eu accès, presque toujours avec l'ironie facile ou la malveillance dont on accable volontiers les vaincus. La réalité exige un complément.
    Il est vrai qu'à partir de 1830, éliminée de la vie politique, une partie de la jeunesse du fauboug St-Germain s'est adonnée à la vie de plaisir que sa fortune lui permettait - ou l'invitait - à mener ; vie négative sans doute et qui n'excluait pas la débauche ; mais dont les dérèglements grossiers, ignobles et lugubres de la période qui s'étend entre les deux guerres font regretter l'élégance et l'esprit. Il est vrai aussi que, malgré les leçons cruelles du passé, on rencontrait fréquemment dans le monde un optimisme déconcertant, affiché avec une légèreté qui était franchement irritante et profondément décourageante ; mais quand on songe à l'aveuglement insensé des propos de la bourgeoisie contemporaine, soi-disant de sang jeune et parée de toutes les qualités qu'elle s'est attribuées, on est porté à l'indulgence pour les descendants de races anciennes et vieillies qui ont à leur actif des siècles de services glorieux. Il est également exact que, dans les vieilles familles, les femmes surtout pratiquaient souvent une piété quelque peu étroite et un charité austère, sinon obsédante, qui inspiraient à la fois la déférence et l'ennui et qui n'ont pas toujours amené des réactions heureuses chez leurs enfants ; cependant, lorsqu'on voit l'absence totale de vie spirituelle dans la bourgeoisie moderne et son navrant matérialisme, non seulement on ne leur tient pas rigueur, mais on repense avec le sentiment d'une sorte de bien-être et de douceur morale aux petits ridicules et aux minuties de l'excès contraire.
    En revanche, il n'est pas moins vrai que la noblesse a eu d'autres activités et a fourni d'autres modèles dont elle ne s'est jamais vantée car, tant par simplicité naturelle, bon goût et habitude d'éducation que par le sentiment du contraire entre son état d'alors et son état passé, elle n'a jamais pratiqué, comme la bourgeoisie à la même époque, l'art tapageur de sa propre réclame en faisant inlassablement un éloge peu discret de soi-même et de ses mérites. Toujours est-il que, pendant cent ans, la noblesse a donné parfois à la science, et surtout aux lettres, à l'histoire, à la philosophie, une proportion, dépassant incomparablement celle des autres classes sociales, d'hommes de talent et de génie dont les œuvres eussent suffi à sa réputation si elle n'avait pas connu d'autres fastes. Elle a donné encore nombre de bons militaires et laissé un état-major aux traditions duquel se rattachaient les vainqueurs de 1918. Elle a donné enfin des âmes parmi les plus élevées, qui ont voué leur activité à la vie religieuse, au soin des pauvres et à l'apostolat, portant, pour certaines, jusqu'au dernier sacrifice les anciennes vertus qui revivaient en elle. Mais c'est surtout par son influence sur les mœurs de la nation que la noblesse française avait conservé un rôle dans lequel elle ne peut pas être remplacée.
    A toutes les époques, l'une des fonctions pour ainsi dire instinctives de la noblessse, a été de modérer les excès de rapidité de l'évolution sociale par le culte de la tradition dont elle donne l'exemple. Cette fonction est celle qu'elle a remplie jusqu'à la fin en maintenant, plus et surtout plus longtemps qu'il ne le fut ailleurs, l'ordre dans ses familles ; elle s'abstenait généralement du divorce, elle formait des épouses modèles, elle élevait ses enfants dans une déférence pour leurs parents qui ne subsistait aussi marquée que chez elle, enfin elle conservait parmi les siens ces disciplines salutaires et bienveillantes qui sont essentielles à l'existence harmonieuse du corps et de l'esprit. Cet ordre traditionnel prenait sa source dans un attachement aux principes d'une religion que la foi entretenait de façon encore très vive ; il était soutenu par la situation matérielle que conservait malgré tout l'aristocratie. C'est grâce à sa présence dans l'état social que survivait cet ensemble de qualités immatérielles qui rendent une civilisation digne du sens qu'on attache à ce nom. C'est sur ses goûts et ses préférences que, de près ou de loin, se réglaient ceux qui cherchaient à s'élever ; c'est d'elle qu'ils s'efforçaient de copier l'élégance ; ce sont ses préjugés traditionnels d'honneur qui donnaient le ton ; c'est par l'atmosphère qu'elle entretenait autour d'elle que brillait encore une réelle finesse d'esprit et un certain bon goût, tandis que subsistait un sens du ridicule qui se perd avec l'absence du patriciat ; c'est elle enfin qui maintenait un tact dans les rapports sociaux, une courtoisie dans les procédés et une délicatesse dans les habitudes de la vie, qui ne lui ont pas survécu. Par cet ensemble de qualités, la noblesse inspirait un esprit d'imitation ancien comme elle. Si, obéissant à cet esprit d'imitation, nombreux ont été ceux qui s'y sont acquis les ridicules de M. Jourdain, il importe peu. Tout ingrat, sinon comique, qu'il était dans ses apparences, leur effort cependant n'était pas stérile ; il était d'abord, en en soulignant le prix, un hommage rendu aux bonnes manières qui faisaient loi et qui ont longtemps maintenu dans la vie sociale le modèle d'une politesse dont les derniers vestiges ont disparu avec ce qui restait de l'état patricien. Mais cet effort était plus que cela encore, car il profitait d'une façon concrète à la civilisation en la personne des fils de ceux qui le faisaient. Prenant en effet modèle sur les usages de la bonne société, les parvenus, répétons-le, les copiaient de leur mieux ; quand ils n'achetaient pas les demeures de la noblesse, ils prenaient des domestiques dressés par elle et, faisant élever leurs enfants à la manière des siens, ils commençaient à s'affiner dès la seconde génération. Sans doute beaucoup d'entre eux, les alliances aidant, eussent-ils fait souche s'ils n'étaient pas montés vers le sommet de l'état social à l'heure même où tout l'ensemble allait s'écrouler.
    Depuis que, définitivement ruinée, la noblesse s'est à peu près confondue avec la bourgeoisie et ne joue même plus dans la société le rôle d'un attribut ornemental, un élément social achève de faire défaut à la nation. Elle en a profondément changé la physionomie. Maintenant dans quelle mesure la défaillance de la noblesse a-t-elle entraîné la démocratisation du monde ; dans quelle mesure la démocratisation du monde a-t-elle entraîné à son tour la disparition de la noblesse et, consécutivement, la prolétarisation du monde ? C'est impossible à dire et inutile à rechercher. Lorsque les destins sont en voie de s'accomplir, les effets viennent continuellement renforcer les causes jusqu'à ce que l'enchaînement des faits atteigne ses dernières conséquences.
    Le destin qui s'accomplissait au XIXè siècle était un vieillissement social dont l'accélération devenait de plus en plus sensible. Ce vieillissement avait commencé avec la seconde partie du règne de Louis XIV. Dès le XVIIIè siècle, les esprits clairvoyants le perçurent et, à la fin de l'Ancien Régime, dans ses "Considérations sur les mœurs", Sénac de Meilhan, donnant son véritable nom à l'ensemble des activités de son temps, insiste sur le "caractère sexagénaire" de la société d'alors. Près de cinquante ans plus tard, Talleyrand écrivait : "Le siècle actuel a un caractère octogénaire ; il me représente l'image de la vieillesse ; l'impuissance et l'amour de soi-même." En 1835, Victor Hugo commence ainsi sa préface des Chants des Crépuscules : "Tout aujourd'hui, dans les idées comme dans les choses, dans la société comme dans les individus, est à l'état de crépuscule. De quelle nature est ce crépuscule ? De quoi sera-t-il suivi ?...La société attend que ce qui est à l'horizon s'allume tout à fait ou s'éteigne complètement." Puis à la fin, il revient à son idée : "...ce qui a été la principale préoccupation de l'auteur en jetant ça et là les vers qu'on va lire, c'est cet étrange état crépusculaire de l'âme et de la société dans le siècle où nous vivons ; c'est cette brume au dehors, cette incertitude au dedans ; c'est ce je ne sais quoi d'à demi éclairé qui nous environne." Et d'ailleurs, si l'on compare la poésie du XIXè siècle à celle des époques antérieures, à ces vers limpides, frais, souriants quand ils n'étaient pas héroïques, toujours clairs en tous cas, si l'on considère l'œuvre poétique depuis la Révolution jusqu'au jour où elle deviendra quelque chose d'informe à quoi on ne saurait donner de nom, on est frappé de la douleur sourde qui obsède la pensée, de cette tristesse infinie dont est tissée la trame des poèmes qui portent constamment dans leur fond comme la blessure saignante d'un deuil récent. Tout y est mélancolie, désenchantement, regret ou sanglot. Une pitié règne partout qui n'est, au fond, que la pitié de soi-même car, plus intuitifs que le commun des hommes, le poète sent approcher la fin d'un monde, dont, les larmes aux yeux, il chante les derniers fastes, les dernières joies, gâtées par la prescience subconsciente de sa nature. Durant un siècle, ses vers, sous mille formes, sont un adieu de l'âme sociale à son corps ; un adieu de la poésie à elle-même ; un adieu de ce qui est encore à ce qui ne sera plus jamais.

La génération de 1900.

    Dans l'histoire de ce vieillissement, l'époque de 1900 marque une étape importante. Elle est la dernière qui ait une physionomie caractéristique et même, quel qu'il ait été, un style propre, lequel, projection extérieure de son cerveau comme toutes les productions humaines, reflète fidèlement sa mentalité. Le style 1900 prétend à l'originalité par les abus d'une asymétrie exubérante, mièvre et recherchée qui, en s'adaptant au confort, déséquilibre intentionnellement et complètement l'aspect extérieur de ses œuvres, peu nombreuses d'ailleurs et dont quelques stations de métropolitain et un petit nombre de maisons aux façades primées par la Ville de Paris peuvent encore donner une idée. A quelque objet qu'elle s'appliquât, la décoration était faite d'une profusion de courbes étirées aux motifs évanescents, figurant des tiges fragiles qui s'infléchissent avec une grâce artificielle ressemblant à la lassitude de porter des fleurs trop lourdes bien qu'anémiques, irréelles, aux teintes pâles de vert délavé et d'ocre décoloré. Tout, dans ce style, est bossué, irrégulier,contourné, grêle ; tout y est déformé et faux ; tout y est révélateur d'un caractère évanescent aussi, jusqu'à son nom de "modern style" répondant à l'anglomanie d'alors.
    La génération qui produisit ce style se complut dans toutes les inversions politiques et morales. Se trouvant à la jonction de l'époque où le désordre achevait de fermenter dans les esprits et de celle où il allait éclater dans les faits, elle a servi en quelque sorte de pivot à deux phases de la démocratie.
    Les hommes qui, à un titre quelconque, occupaient en 1900 le haut de l'état social, élevés encore dans d'excellentes disciplines, semblent ne les avoir reçues que pour mieux et plus sûrement les détruire. De vie privée généralement correcte, sensibles au scandale, respectant les convenances, pratiquant encore une probité volontiers scrupuleuse et un désintéressement qui font aujourd'hui l'effet d'appartenir aux âges pastoraux, ils ne semèrent point sans doute, mais favorisèrent par la chaleur propice dont ils les entourèrent, l'éclosion des germes mortels de toutes les indisciplines, de toutes les idées négatives : anti-religieuses, anti-patriotiques, anti-miltaires, anti-capitalistes, en un mot anti-sociales, qui se sont épanouies par la suite. Gens cultivés, de commerce en général agréable, d'humeur facile, quelque peu maniérés mais pleins d'urbanité et parfois d'esprit, souvent de caractère droit mais amolli en sous-œuvre par une foncière sensiblerie, avec de la tenue et des mœurs honnêtes, ils ont désagrégé en en contestant le principe, soit par conviction soit par légèreté, ce qui restait encore de respect pour la vertu, l'honneur, la famille et le mariage. Tout en accomplissant personnellement leur devoir, ils accordaient dans leurs propos leur indulgence à toutes les passions et, parmi eux, les intellectuels se distinguaient également par l'autérité de leur vie et les divagations de leur jugement ; le concubinage des savants les plus distingués avec la maritorne démocratique fut la règle de ces temps de contradiction. Typique de cette époque que Barbey d'Aurévilly appelait "sentimentalo-immorale", la génération de 1900 a été la dernière à bénéficier d'une impulsion que ses principes générateurs n'entretenaient plus et qui, parvenu au dernier ralentissement, allait bientôt cesser tout à fait de s'exercer ; semblable aux hybrides qui reçoivent la vie sans pouvoir la transmettre, cette génération a pratiqué l'ordre matériel mais a été impuissante à inculquer à ses enfants les doctrines morales qui le soutiennent parce qu'elle-même les abandonnait. Elle a été une génération terminale.
    Politiquement, les hommes de 1900 n'ont cessé de transiger à des degrés divers, avec le mal qui les menaçait (4). Le personnel politique, dans son ensemble, valait sensiblement moins que ses électeurs ; à une importante minorité de droite, sans cesse décroissante d'ailleurs, honnête mais frappé de la même impuissance qui paralysait les siens dans le pays, faisait pendant une gauche constamment accrue, acquise à la corruption mais qui, gênée par l'ambiance générale et la tournure indépendante de l'esprit public libéral, ne pratiquait qu'une prévarication honteuse et forcément limitée, en un temps où les rapports de l'Etat et des particuliers étaient infiniment moins nombreux qu'aujourd'hui et donc les moyens de pression et les occasions de chantage réduits d'autant. Quant à ceux qui, de près ou de loin, exerçaient une influence directe sur les affaires de l'Etat, ils étaient en majorité soit des petits bourgeois francs-maçons, soit des parvenus et, les plus anciens, les fils d'hommes ayant joué un rôle sous la monarchie de Juillet, dans la Seconde République ou dans l'opposition de l'Empire, ces derniers figurant une sorte d'aristocratie dans les milieux politiques avancés. Prisonniers de leurs théories, désarmés par la nature démocratique de leurs propres principes, envieux et jaloux d'ailleurs, sentant qu'ils ne composeraient jamais eux-mêmes une aristocratie comme ils l'auraient secrètement souhaité, ne voyant que l'immédiat et singulièrement dépourvus de perspicacité politique, ces hommes entendaient conserver leurs biens et en acquérir d'autres tout en favorisant la politique la plus propre à les en empêcher. Possédés de scientisme comme tous leurs contemporains, profondément matérialistes, niant la valeur des forces spirituelles et voulant ignorer qu'aucune société ne peut survivre à ses croyances, ils se désintéressèrent en 1902 de la politique anti-religieuse ou applaudirent à ses entreprises, se contentant de ce que, en échange, les projets d'établir un impôt sur le revenu fussent laissés en sommeil. Nulle transaction n'était plus avantageuse pour la démocratie car la débâcle matérielle suit fatalement la débâcle spirituelle et morale ; une loi inexorable veut en effet qu'une classe sociale sans force ni unité morale ne puisse conserver aucune supériorité politique, que sans supériorité politique elle ne puisse conserver aucune supériorité matérielle, et que sans supériorité matérielle elle perde tout ascendant, toute autorité, toute influence sur ses concitoyens.
    Il est, au reste, entre l'ordre dans les choses et les théories tendant à le bouleverser, un désaccord qu'on ne peut pas prolonger indéfiniment. Or, un régime qui adopte comme fête nationale l'anniversaire d'une révolte sans gloire, marquée par les excès de cette férocité commune, dit Voltaire, à la populace de tous les pays ; un régime qui choisit comme hymne un chant qui, si beau soit-il, est un chant séditieux aux accents duquel s'inaugurent les mouvements subversifs dans toutes les nations ; un régime qui donne aux principales artères des villes les noms des hommes qui se sont tant soit peu distingués à l'assaut de l'ordre social depuis Jean le Bon jusqu'à nos jours, en France et à l'étranger ; un régime qui glorifie ainsi la sédition systématiquement, et de façon aussi officielle, aussi éclatante, est désarmé d'avance devant la sédition. Sa seule ressource est de ruser, puis finalement de pactiser avec elle, c'est-à-dire de lui céder car, au nom de quel principe sévirait-il contre une violence strictement conforme à la doctrine de ceux qu'il honore ; contre une violence qui, au surplus, est à l'origine de sa propre existence ? Sur un autre plan, d'ailleurs, un jour viendra, qui n'est vraisemblablement guère éloigné, où le fait de la colonisation ne pourra plus se concilier avec le principe de la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes.
    Les phénomènes de transformation de ce monde sont faits d'actions, puis de réactions, les unes simultanées, les autres consécutives mais toujours de plus en plus faibles. Avec ses opinions enchevêtrées, contradictoires et mollement contournées, avec son caractère estompé, la génération de 1900 comptait cependant des hommes de qualité excellente, des hommes complets ; seulement la plupart de ces hommes ne se trouvaient pas en France. Ils étaient aux colonies. Elle avait encore dans la métropole un état-major et un cadre d'officiers faisant un tout qui, moralement et techniquement, était peut-être le meilleur du monde. Enfin, elle avait parmi ses fils une élite de jeunes gens qui, au point de vue intellectuel et moral, promettait beaucoup. Qu'eût-elle donné ? On en est à cet égard, réduit aux conjectures car elle a été tué en 1914. De ceux qui sont restés, les uns ont fait la campagne, les autres étaient un peu trop jeunes pour y participer dès le début ; ils ont composé la génération qui a mûri entre les deux guerres, celle qui après avoir gagné la guerre de 1914 sous la conduite de ses aînés, a gâché la victoire de 1918 et subi la défaite de 1940.

La génération de la période comprise entre les deux guerres.

    La génération qui a vécu entre les deux guerres a présenté le phénomène d'une mutation d'éléments sociaux qui, plus ou moins accentuée, se rencontre à chaque génération d'hommes, mais qui n'avait jamais été si complète, même après la révolution. Les ruines et les enrichissements du temps de la guerre ont, en effet, provoqué un déclassement immédiat que les impôts, les lois sociales, les lois sur les loyers, la pléthore d'affaires puis la crise qui l'a suivie, la répudiation définitive de la dette extérieure russe par le gouvernement soviétique, enfin l'inflation monétaire, ont continuellement accentué. Les uns, pour gagner leur vie, se trouvèrent brusquement dans la nécessité absolue de prendre un métier inférieur à eux; les autres furent saisis, par un premier succès, du vertige du gain, d'une sorte de gloutonnerie du profit ; et il advint que les premiers s'abaissèrent sans que les seconds s'élevassent. Dans ce mouvement, la facilité, la légèreté résignée, voire l'empressement avec lesquels ceux qui descendaient s'étaient abaissés, en regard de l'absence générale du souci de s'élever chez ceux qui montaient, formaient, par la tendance ainsi révélée, un signe plus grave encore que le fait en lui-même, cependant, constituait déjà un bouleversement total.
    Il s'ensuivit qu'en très peu de temps la France n'a plus guère compté qu'une seule classe, une classe borgeoise immense mais qu'à proprement parler on ne devrait plus appeler une classe par l'impossibilité de dire par où elle commence et où elle finit ; une classe, en tous cas, si classe il y a, très différente de ce qui porta le même nom avant la Révolution et depuis. En effet, non seulement la bourgeoisie nouvelle absorba l'ancienne noblesse et une bonne partie de cette bourgeoisie ayant déjà derrière elle un passé plus ou moins long, mais elle vit encore, à l'autre extrémité, s'incorporer à elle une fraction de plus en plus importante du peuple ; plèbe urbaine qui tend et tendrait naturellement à s'embourgeoiser progressivement le plus possible, prenant ces idées, ces goûts et ces mœurs de petits rentiers que les communistes redoutent de voir se développer parce qu'ils sont opposés à l'application de leurs théories et menacent directement le développement de leur action, mais dont, malgré tout, l'extension est devenue si grande qu'avec la souplesse croissante de leur tactique électorale, ils en tiennent compte et se posent désormais, quand ils ne peuvent pas faire autrement, en défenseur de la petite propriété et du petit capital. Quant au centre même de cette nouvelle classe - nommons-là ainsi pour la commodité de l'expression - il s'est composé en majeure partie de gens provenant de l'ancienne petite bourgeoisie et financièrement dilatés ; et d'autres directement sortis du peuple et enrichis par les circonstances. Dans ce monde, une seule distinction : le plus ou moins d'argent ; un seul but : en gagner davantage ; une seule passion : la convoitise excitée par la création de besoins sans cesse multipliés ; une seule fin : les jouissances matérielles.

Absence de vie spirituelle.

    A l'origine de toutes les manières d'être négatives ou inversées de la société entre 1918 et 1940 est l'absence à peu près totale de vie spirituelle, autrement dit le défaut de religion. Sans principes religieux, en effet, il ne peut pas subsister d'ordre moral, et sans ordre moral d'ordre matériel. Sans religion, les liens avec le passé se rompent, la tradition, dont elle est la suprême gardienne, disparaît et l'esprit demeure livré à toutes les divagations qui naissent également de l'Intelligence et de la sottise. Inséparable, enfin, de l'abaissement moral est l'abaissement intellectuel, le renversement des règles éternelles par lesquelles on éduque les aptitudes du cerveau comme on élève les facultés de l'âme.
    Ce défaut de vie spirituelle était loin d'être nouveau mais, jusque là, des foyers de spiritualité subsistaient en certains endroits de la société dont l'ensemble de celle-ci bénéficiait largement, éclairé, le plus souvent à son insu, par les flammes qui persistaient à briller ça et là dans le crépuscule de la civilisation chrétienne. En outre, il avait longtemps subsisté une armature morale de second ordre mais très importante : à savoir cette foule de préjugés sociaux qui, en mettant certaines obligations, certains comportements de la vie courante hors de toute réflexion et au-dessus de toute contreverse, font dans le corps social l'office indispensable des ganglions nerveux pour les réflexes de la vie végétative chez l'individu, et qui, non malgré mais bien précisément parce qu'ils sont aveugles, servent de première protection à la médiocrité ordinaire des esprits et des cœurs contre leurs faiblesses ou leurs emportements. Ainsi, l'obscurité intellectuelle et morale, complétée par une répudiation des préjugés qui devient aussitôt leur inversion, allait permettre d'établir, sur l'ignorance de ce qui fut, l'échafaudage utopique et destructeur d'un monde absurde qui ne sera jamais, pour finalement ne laisser que le vide.

Inversion des règles.

    Dans l'état de santé social les règles qui assurent l'application des principes sont sans cesse corrigées, complétées, perfectionnées ; ces modifications sont l'évolution même des principes. Lorsque la société entreprend de mourir, croyant répudier ses principes, elle les retourne seulement en travaillant à inverser leurs règles d'application, car la mort, pour contraire à la vie qu'elle soit, n'en est pas moins un mouvement comme elle. Il s'ensuit alors une perversion des goûts et une corruption des mœurs qui deviennent extrêmes et générales quand le mal moral a pris son plus grand développement.
    Dès qu'on a renversé les règles d'un art, on ne produit pas plus de chefs-d'œuvre que les invertis, comme tels, ne font d'enfants, et il serait superflu d'insister sur la longue série de manifestations d'aliénation mentale que présentent l'architecture, la peinture, la sculpture, la poésie, la musique et le théâtre moderne.
    Par ailleurs, cette négation des règles a conduit, dans tous les domaines, à la négation des contrats ; fait de tout autre essence et singulièrement plus grave que leur violation. On ne saurait trop insister sur ce point : les Etats qui, forgeant des lois pour anéantir la loi, bouleversent méthodiquement leurs contrats monétaires avec les citoyens ou les contrats de location de ces citoyens entre eux par exemple, ne font pas autre chose que les bolcheviks lorsqu'ils ont renié leur dette extérieure ; d'où l'indulgence qu'on accorde pour cela à ces derniers, car tout ce qui se ressemble peut se combattre mais se tient et se comprend.
    Le bouleversement des contrats, sur le respect infini desquels étaient fondées les institutions de l'ancienne France, a amené une réaction subalterne, du genre mesquin. Datant de 1870, ranimée en 1914, il faut lui donner le seul nom qu'elle possède : "le débrouillage" ; ce débrouillage qui achève de tout embrouiller, et complique sans fin l'existence de chacun si bien que ses misérables effets, à force de se traverser, s'annulent finalement entre eux, ne laissant plus qu'un angoissant et irrémédiable passif, après un peu de temps péniblement gagné au détriment de tout ce qui orne et aère quelque peu l'existence.
    Toutefois, si quelque chose caractérise physiologiquement la triste génération d'entre les deux guerres, c'est sa lubricité ; lubricité pathologique, à l'opposé de la saine et naive gaillardise des âges vigoureux, et très éloignée de l'art voluptueux propre au tournant qui marque ce début du déclin où l'élégance et le rafinement atteignent à leur comble ; lubricité à la fois grossière et compliquée dont la recherche même des stimulants, dans les excès d'une luxure extravagante, révélait les signes avant-coureurs d'une future atonie instinctivement et comme désespérément combattue.
    Au demeurant, l'instabilité générale de l'époque sévissait dans ce qui doit être le plus stable : le mariage. La précarité des unions devint alors la règle. Tandis que la femme faisait son intrusion et prenait place dans les activités mâles, les unions se contractaient dans des conditions de légèreté croissante à mesure que grandissait la facilité de dissoudre les liens conjugaux. Aux yeux des parents mariés autour de 1900, la passion - l'assise la plus intransigeante du mariage - avait sans cesse trouvé des excuses émues ; il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que, dans les familles mêmes demeurées le plus sincèrement fidèles aux bons principes, ces parents eussent perdu l'autorité morale indispensable pour s'opposer efficacement aux entraînements de jeunes gens sans expérience pour lesquels, au surplus, en un véritable délire d'inconscience, ils se vantaient volontiers d'être des amis, des confidents, voire, pour les pères, des camarades aînés ou de "grandes sœurs" pour les mères, et non des maîtres et des éducateurs responsables devant Dieu. Dans le champ de foire de la vie nouvelle d'ailleurs, ces parents apparaîssaient généralement embarrassés et gauches. Pleins de scrupules persistants en face du "débrouillage" moderne et des mœurs introduites par les nouvelles couches, ils donnaient le spectacle affligeant, non de la vertu qui en impose malgré tout, mais de cette maladresse qui prête à rire et finit par irriter ; trait qui les mettait en position, à certains égards inférieure, de vieillards prématurés. Par une singulière aggravation enfin, ces parents sur le retour, ces pères et ces mères dont une certaine gravité eut dû être la parure convenable, s'abandonnant soudain à la frénésie ambiante, se montraient des parents tardivement redansants. Déjà trop aimables, dépouillés de prestige et souvent entachés de niaiseries, ils se laissaient gagner par le dérèglement général et, pour certains, passant du ridicule à l'odieux, ne se contentant plus de tolérer devant eux tous les propos ou tous les sous-entendus, ils abandonnaient leurs filles aux soins empressés de jeunes danseurs à automobiles, afin de se rendre libres eux-mêmes d'agrémenter de plaisirs inavouables un automne auquel l'atmosphère chargée de dévergondage suggérait un renouveau d'appétits équivoques.
    Le fléchissement de l'autorité paternelle provoque, chez les enfants, une atrophie du respect qui nuit gravement à l'amour filial et confine au mépris ; mépris devant lequel l'ancienne déférence s'efface bientôt et qui se révèle par des façons cavalières et un manque d'égards croissant. Les grands-parents avaient encore fait les unions durables de la génération de 1900 mais les ménages de cette génération, même les meilleurs, se plurent à proclamer la barbarie de cette ancienne et sage coutume. Ils prônaient le mariage d'inclination (combien le mot est 1900 !). Oubliant que le mariage est avant tout un établissement, ils le subordonnaient à ce goût sensuel réciproque qu'inspire constamment la nature aux êtres jeunes et qu'ils prennent pour un amour durable ; sans plus songer d'ailleurs que, si l'amour ainsi conçu devenait la condition romantiquement légitime du mariage, le mariage deviendrait forcément aussi le complément légitime de cette sorte de penchant passager, avec toutes les répercussions sociales que cela comporte. Enfin ils laissaient entendre à mi-voix qu'il convenait d'être l'amant de sa femme et la maîtresse de son mari. La solidité des unions de leurs enfants n'y gagna rien et leur autorité y perdit tout.
    Dès lors, et de plus en plus, au lieu de leur demander un consentement tutélaire, on annonça sans autre forme une décision arrêtée à des parents que les lois, faites ou jusque là approuvées par eux, somme toute, avaient depuis longtemps désarmés. Sans parler du cas des filles dont il fallut couvrir la faute en la complétant et en rendant ses conséquences définitives par le mariage, combien de garçons s'encanaillèrent qu'aucune crainte salutaire ne protégeait plus contre leur inexpérience de la vie et la trahison de leurs sens. Par un dernier sursaut, les parents faisaient une opposition de principe, réduite à des moyens pitoyables d'ailleurs. Le fils y répondait par des sommations dites, par antiphrase sans doute, respectueuses, puis allait se marier de son côté au milieu d'une belle-famille endimanchée, dite de "braves gens", tandis que furtivement, à la même heure, les larmes aux yeux, sa mère entrait dans une église et priait pour le bonheur de son enfant. Ce qui était symptomatique chez ces jeunes ménages, c'est le peu de cas qu'ils faisaient de la menace de manquer un héritage, dont, au surplus, la loi ne permet de les priver que partiellement ; c'est ce désintéressement qu'ils étalaient à bon marché, instinctivement convaincus que le sentimentalisme paternel, et surtout maternel, renoncerait avec le temps à l'usage de la seule arme restant aux mains débiles des parents. Très vite, en effet, ils devenaient l'objet d'attentions indirectes puis, au premier enfant, les cœurs amollis se fondaient complètement et, au milieu de l'attendrissement général, la petite actrice, la dactylo ou la demoiselle de magasin faisait son entrée sous les lambris dorés du salon familial, tenant dans les bras son nourisson vêtu d'une robe déjà secrètement offerte par sa belle-mère.
    Avec quelques variantes superficielles, selon les divers milieux de la société, ce processus de dévaluation familiale s'est retrouvé, dans les mêmes années, à tous les échelons de l'état social.





    (1)    Débats sur la loi d'enseignement ; séance de l'Assemblée du 14 janvier 1850.
    (2)    Qui lui-même, au début d'un des pontificats les plus chargés de faits de l'histoire et à l'aurore d'un règne qui devait s'achever dans la disgrâce d'une défaite matérielle complète, avait connu les entraînements de certaines bonnes intentions et goûté les joies trompeuses d'une popularité équivoque, brouillonne et toujours plus exigeante.
    (3)    En attendant les autres, la démocratie, en effet a nationalisé la troisième vertu théologale : la charité. L'Eglise approuve d'ailleurs hautement cette œuvre, consacrée par l'ensemble sans cesse accru des lois dites sociales. Cependant, par le fait même qu'en qualité de possédant, lorsqu'il l'est, le Chrétien est dépouillé au profit du bien-être public, il se trouve automatiquement relevé de toute espèce de devoir de charité matérielle. Par voie de conséquence stricte, il est privé d'un grand moyen de s'acquérir des mérites pour racheter ses fautes et gagner la vie éternelle. Il est privé d'un des instruments de son libre arbitre. Il est vrai qu'il est déchargé du même coup, de ce fardeau, que la fortune fait peser sur les épaules du riche.
    Je m'arrête là, me bornant à ouvrir cette lucarne sur la matière d'une contreverse dont le domaine s'étend à perte de vue.
    J'ajouterai néanmoins que, dans l'état actuel des choses, la charité privée, et singulièrement celle de l'Eglise, est à l'assistance de l'Etat ce que le "marché noir" est au marché officiel lorsque le gouvernement entreprend de répartir aux citoyens leur pitance avec les objets de leurs besoins courants. Si, après avoir tout bouleversé pour faire mieux, la démocratie aboutit à faire pire, que son erreur soit avec elle ; chrétien ou non, le contribuable ne saurait en éprouver de responsabilité personnelle.
    (4)    Rien ne souligne mieux l'état d'esprit des bourgeois de 1900 qu'une caricature de Forain dans la série du "Péril anarchique" ; tandis qu'au fond un anarchiste à long cheveux quitte la salle après l'audience, un juré, assis dans son box, cause avec un magistrat et lui dit : "Ça me rassure quand on les arrête, et ça nous fait plaisir quand on les relâche."