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Calendrier grégorien perpétuel
    
CHAPITRE II  (Editable avec Internet Explorer)

POSITIONS RÉCIPROQUES
DE LA DÉMOCRATIE LIBÉRALE
ET DE LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE
A PARTIR DE 1939

Les deux formes de la démocratie en présence à la veille de 1939.

    La nature des choses veut que la forme libérale soit la forme faible de la démocratie et la forme dictatoriale la forme forte. Mal armée pour résister à la seconde, la première subit fatalement son attraction, qu'elle soit séduite ou vaincue, ou bien encore qu'elle se transforme plus ou moins à son image ; philosophiquement parlant, cela revient au même par des voies et sous des aspects différents. Or, parmi les démocraties dictatoriales, deux préparaient une action de portée internationale, dirigée forcément contre les démocraties faibles, puisque les traités n'avaient pratiquement rien laissé subsister d'autre. Dans cette course, l'Allemagne et la Russie étaient concurrentes. L'une d'elles devait obligatoirement être éliminée tôt ou tard, soit avant que le conflit fondamental vint en règlement entre les deux formes essentielles de la démocratie, soit après. L'évènement sembla d'abord vouloir prendre la seconde tournure puis, si l'on peut dire, il se décida pour la première et ce qui, en réalité, a eu lieu de 1939 à 1940, c'est la partie éliminatoire. La véritable partie doit encore commencer.
    Dans les prolégomènes de la partie qui vient de se terminer, la tactique allemande, franche jusqu'au plus lourd cynisme, montrait un danger qui sautait depuis longtemps aux yeux. Beaucoup plus subtile, la tactique de la Russie, restée si byzantine à tant d'égards, était autrement redoutable pour le commun des hommes modernes particulièrement aveuglés de préjugés sentimentaux. C'est ainsi que les stratèges du Komintern eurent l'idée excellente de mobiliser à leur profit les forces libérales contre les dictatures napoléoniennes ; en réalité contre la dictature allemande. Ils s'y prirent adroitement en organisant des congrès anti-fascistes auxquels ils faisaient simplement mine de se joindre tandis qu'en réalité, toute leur direction comme leur initiative leur appartenait. Comment cette grossière comédie de la dictature la plus impitoyable qui ait jamais existé, venant flétrir d'autres dictatures, venant s'indigner de procédés qui, pour être imités des siens, pâlissent encore devant eux, venant enfin vitupérer contre des pays où tout le monde pouvait circuler librement alors que nul ne pouvait pénétrer dans le sien sinon très rarement et sous une surveillance obligatoire et constante, comment pareille farce a-t-elle pu être prise au sérieux, cela défie l'analyse. On ne peut l'expliquer qu'en tenant compte d'une part de ce que la sottise humaine, en général, a d'insondable, et en se souvenant d'autre part que ces congrès étaient peuplés en bonne partie d'intellectuels, engeance dont la sagesse et le sens commun sont fréquemment en raison inverse de la science ou de l'ingéniosité et qui, animée de ces sortes d'intentions dont l'enfer est pavé, prodigue volontiers le plus fort de ses faiblesses à tout ce qui est nouveauté corruptrice, composant bien ainsi ce qu'il y a de plus candidement destructeur dans le genre humain. Toujours est-il que les fronts populaires furent le produit de cette tactique. Avec eux, la révolution espagnole qui, aux sympathies démocratiques, joignit les sympathies juives du vieux monde et du nouveau ainsi que celles du protestantisme, lequel peut au besoin, s'associer à l'orthodoxie politique, comme en 1815 par exemple, mais dont l'anti-catholicisme foncier se trouve toujours si favorablement ému par la démocratie qu'en temps de décomposition générale il est aussitôt porté à prendre sa défense. La guerre civile espagnole servit de manœuvres militaires aux adversaires. Ces manœuvres à peine terminées, le conflit éclatait.

La faute capitale de l'Allemagne et les illusions libérales quant à la Russie.

    Tout le conflit de 1939 à 1945 n'est que l'opposition, violente dans les actes et confuse dans les esprits, des diverses formes de la démocratie ; plus exactement encore, de deux stades de la démocratie. Au cours de ce conflit, la démocratie napoléonienne a succombé tandis que la démocratie libérale et la démocratie conventionnelle restent seules en présence. Dans quelles conditions ?
    Voyons d'abord les faits dans ce qu'ils ont de caractéristique et remarquons en passant que l'Allemagne s'y prit en 1939 avec à peine moins d'habileté qu'en 1914, n'évitant d'anciennes fautes que pour en commettre de nouvelles et se préparer le même résultat. Peu avant, cependant, avec de l'esprit politique et quelques millions judicieusement placés, elle eût pu ranimer la virulence du Front Populaire et pousser les choses jusqu'à un désordre semblable à celui que maîtrisait alors l'Espagne ; désordre dans lequel elle fut intervenue à très peu de frais et avec un rôle, en grossière apparence, très différent de celui de conquérante. L'Angleterre et les Etats-Unis, empêtrés dans leurs affaires économiques et sociales, étaient, militairement, dans un état de torpeur d'où il fallait à tout prix éviter de les tirer. En modérant alors ses exigences, en bornant ses prétentions immédiates, Hitler aurait pu faire figure de sage et mûrir sans précipitation une intervention contre la Russie qui se serait opérée dans des circonstances matérielles et morales autrement favorables. Il aurait pu ainsi étendre progressivement une hégémonie qui, pour s'établir, n'eut d'abord rencontré que peu d'obstacles et beaucoup d'adhésions. Mais cela aurait exigé une mesure dans les desseins qui n'est pas le fait de l'époque, avec une pondération trop étrangère à la brutalité d'exécution teutone et, au demeurant, difficile à des régimes suspendus à ce que la personne a d'éphémère ; régimes qui, sans tradition dans le passé, sans prolongement assuré dans l'avenir, n'ont pas le temps devant eux (1).
    Il demeure que, se sentant très faibles, les démocraties libérales recherchèrent à la veille de la guerre l'appui de la démocratie forte, ennemie mortelle d'elles-mêmes mais également adversaire de leur ennemi immédiat. Ces démarches étaient sans espoir, l'existence de la Pologne liant forcément la Russie et l'Allemagne dans un dessein commun. Toutefois les démocraties libérales, devant l'évidence de la duperie, mirent dans l'insistance verbeuse de leurs démarches et dans leur affectation à se montrer assurées de son succès, une légèreté qui fit s'ouvrir le plus grand conflit qui ait secoué jusqu'ici le genre humain sur une note de ridicule diplomatique qui est toujours de mauvais augure par les défauts qu'il révèle dans l'esprit de ceux qui se le donnent. Telle est, pourtant, la faiblesse congénitale des libéraux à l'égard de l'extrémisme que, bien qu'elle fut l'alliée de l'ennemie et partageât avec lui la Pologne dont l'agression était à l'origine du conflit, la Russie conserva sa représentation diplomatique en France et en Angleterre d'où ne cessèrent jamais de partir vers elle des regards, et non des moindres, chargés de prières traditionnelles et d'espoirs optimistes.

Les faiblesses libérales à l'égard de la Russie pendant la guerre.

    Sa versabilité naturelle jointe aux circonstances imprimèrent une tournure différente aux réactions de la France. Quoi que l'on puisse dire et écrire dans l'avenir, un nombre considérable de Français, réellement séduits ou seulement entrainés par intérêt matériel ou par anti-communisme, ou encore par découragement, subit après l'effondrement de 1940 l'attraction de la démocratie forte allemande et donna à une immense majorité son adhésion à un gouvernement qui, dans une équivoque constante, s'inspira gauchement de certains principes nationnaux-socialistes. Cela tandis que, de l'autre côté, les Anglo-Saxons, afin de se mesurer à armes égales avec l'Allemagne, se trouvaient contraints d'adopter pour la vaincre les méthodes qu'ils combattaient précisément en elle et dont l'anéantissement définitif du principe faisait le but sans cesse proclamé de leur effort guerrier. Qui plus est, les mêmes Anglo-Saxons, que leurs principes libéraux laissaient désarmés devant leur propre prolétariat, afin d'entraîner la masse et de prévenir les défaillances de son inconscience, se trouvaient dans la nécessité de couvrir de louanges, dont l'excès confinait à la platitude, la terrible dictature alliée, mère ou tante des autres et leur propre ennemie de demain, en affectant d'ignorer sa véritable qualité par une de ces feintes grossières et conventionnelles qui, en multipliant l'impudence officielle des mensonges oratoires, sont l'aveu d'une lâcheté intime et d'une faiblesse d'âme généralisée, toujours destinée à se payer tôt ou tard.
    Puis vint la phase victorieuse de la guerre. Les concessions que firent constamment les Anglo-Saxons aux Russes durant la période incertaine de cette phase ; les flagorneries et la déférence qu'ils leur prodiguèrent en affectant d'admettre que la Russie partageait leur idéologie libérale ; l'espèce de pudibonderie qu'ils mirent à s'interdire de juger le régime soviétique - lequel, à la faveur de l'alliance, poussait désormais sans vergogne ses tentacules dans les autres pays - et à se souvenir de l'association récente de ce même régime avec l'Allemagne nationale-socialiste pour dépecer la Pologne ; tout cela, inexcusable en ses excès, s'explique toutefois dans son ensemble par le potentiel matériel et moral des Allemands et le doute que laissait planer sur l'issue des hostilités la crainte d'être précédé par eux dans la mise au point et l'emploi d'armes nouvelles. Ce qui ne s'explique pas, tout au moins par la logique ordinaire, c'est que cette attitude à l'égard des soviets ait persisté quand la victoire était virtuellement acquise ; c'est cette obstination mise à vouloir engager la Russie dans le conflit contre le Japon de la part d'un Etat qui, se sachant en possession exclusive d'une arme si puissante qu'elle était destinée, en fait, à réduire l'ennemi en vingt-quatre heures et n'ayant donc plus besoin d'aucune aide, devait, semble-t-il, se réserver pour l'avenir l'arme diplomatique du reproche à faire aux Russes de n'avoir jamais déclaré la guerre au Japon, d'être restés neutres devant les débordements sanglants de l'impérialisme nippon, etc., le thème est inépuisable. Bien plus incompréhensible encore est ce fait, si l'on songe qu'en définition le Japon n'était pour les Etats-Unis qu'une barrière dressée entre eux et les richesses naturelles des Chinois auxquels ils avaient déjà benoîtement anoncé leur intrention de se dévouer pour les "aider à les exploiter", et si l'on conçoit que plus les Russes seraient accrédités, forts et mêlés à leurs affaires en Extrême-Orient, (où ils sont déjà chez eux), plus difficile il serait un jour de disputer à leur convoitise les trésors du sol et surtout du sous-sol chinois (2).
    Que dire devant une telle accumulation de fautes capitales dont la plus grave sans doute, celle dont les alliés eussent dû se faire une véritable obsession de l'éviter, est d'avoir laissé les Russes en mesure de s'adjoindre la redoutable technique allemande, la seule chose qui leur fît réellement défaut ?

Le cavalier libéral et le cavalier dictateur.

    Il est évident que les Anglo-Saxons, les uns peut-être par excès de fausse jeunesse (les Américains) et les autres par excès de vieillesse réelle (les Anglais), se sont montrés incapables d'envisager à la fois les nécessités du présent et les dangers d'un avenir qui, pourtant, ne dissimulait nullement ses périls et auquel il importait si fort d'éviter une hypothèque trop lourde. Tout aux angoisses de l'heure, ils ont volontairement négligé le lendemain si gros de menaces. C'est qu'en doublant leurs soucis, le ménagement de ce lendemain eût sans doute imposé une charge trop pesante à leur tempérament, en général exclusif dans ses réactions successives. Et puis surtout, il faut bien le dire, le danger était à gauche, d'un côté où le libéralisme se fait une doctrine de le nier jusqu'à l'évidence. Si le danger avait été celui d'une réaction, il est certain que, secrètement ou non, on eût tout sacrifié pour le combattre. Toujours est-il que gouverner c'est prévoir, et non pas seulement organiser les moyens d'atteindre un but immédiat sans vouloir regarder au-delà. Pareille imprévoyance est de celles qui se payent cher ; un jour viendra où il ne sera pas question d'éluder ses conséquences.
    Mais les particularités du caractère anglo-saxon ne suffisent pas à expliquer des résultats dont l'extraordinaire absurdité évoque celle de la funeste politique française à partir de 1917. Ces absurdités sont d'ailleurs de même essence et procèdent directement l'une de l'autre. Observons aussi qu'elles ne sont telles que par rapport à l'instinct de conservation et à ses manifestations dans une société saine d'esprit, car, en définitive, toutes ces aberrations anti-vitales se déduisent logiquement de causes générales et profondes, du mécanisme desquelles le plus que l'on peut dire est qu'il est ainsi fait. Il ne faut jamais l'oublier en effet ; ce qui est absurde à l'égard de la notion circonscrite du désir de vivre devient logique sur un plan plus vaste en devenant conforme aux exigences de la mort. Car la mort des individus, comme aux extrêmes opposés la mort des cellules constitutives et des nations organisées, n'est qu'une phase de la vie générale dont, scientifiquement, le sens suprême reste celé à notre intelligence, mais dont le mouvement d'ensemble nous apparaît clairement, jusqu'à ce que sonne l'heure où lui aussi sans doute cessera.
    En fait, submergé de détails futiles, accablé de sollicitations au caractère électoral desquelles il lui faut déférer, l'homme politique de la démocratie parlementaire est sans cesse obligé de compter avec les réactions mesquines ou inintelligentes de la politique intérieure dont sa fragile situation dépend. Par le seul jeu de la nature des choses, il est déjà lui-même de caractère généralement subalterne. Or il doit donner aux pauvretés de la démagogie le temps et l'activité cérébrale qu'il ne lui serait pas un luxe de consacrer soit à méditer à fond sur la portée des actes soumis à son influence et parfois à sa décision, soit, plus simplement, à s'instruire et à s'informer. Il est dramatique à ce propos de se représenter que l'agitation de leur vie et la nature complexe et souvent contradictoire de leur activité ne laissent que le temps de réfléchir sommairement à ceux qui auraient le plus besoin de mûrir leurs pensées. Et cela toutefois se comprend. Le politicien élu de la foule est semblable à un homme juché sans bride sur une monture capricieuse, avide et bornée, dont il n'ose jamais sangler la selle et sur laquelle il ne s'est hissé qu'en lui promettant de la guider plus vite qu'un autre vers des champs illimités où une avoine imaginaire mûrit en toutes saisons. Entouré de palefreniers qui à leur tour voudraient bien aussi monter la bête et dont il ne sait jamais s'ils ne vont pas le renverser en faisant mine de le soutenir, il tient péniblement un équilibre perpétuellement instable. S'il doit combattre, il ne dispose jamais que d'une main, l'autre restant occupée à flatter l'animal ou à s'y cramponner ; il ne dispose aussi que de la moitié de son attention, tandis que l'autre moitié doit sans cesse fixer la pointe des longues oreilles dont il importe à sa situation personnelle de surveiller les mouvements. Sans compter que d'avoir recherché l'honneur équivoque d'une aussi piteuse chevauchée révèle forcément une tare originelle, que l'on conçoive donc la position de ce grotesque écuyer lorsqu'il lui faut persuader le porteur versatile de sa fortune de cheminer longuement par des voies arides et périlleuses afin d'affronter un cavalier qui a eu l'art de passer à son coursier une embouchure arabe et qui, s'il veut s'immobiliser pour mieux viser, peut passer les rênes à son bras, entouré qu'il est de valets d'armes dévoués, comme on l'est à un homme fort et bien monté, et prêt, au surplus, à passer instantannément le tord-nez au cheval s'il veut broncher. Un tel cavalier, en s'y prenant bien, peut en défier plusieurs à la fois de l'autre genre. Que l'on imagine cela et l'on comprendra que si, dans le conflit démocratique, deux cavaliers parlementaires ont fini par triompher d'un cavalier dictatorial, il ne leur a pas suffi d'imiter celui-ci au dernier moment en sanglant leur selle comme lui et en mettant, à sa façon, un mors ou une gourmette serrée à leur monture ; il ne leur a pas suffi non plus de le surpasser par le nombre de leurs armes, mais il leur a fallu encore faire appel et armer, lorsqu'il a jugé à propos de répondre, un de ses semblables aussi bien monté que lui. On comprendra surtout qu'après la victoire commune, restés seuls en face de ce redoutable et entreprenant auxiliaire, vainqueur comme eux, les cavaliers parlementaires se trouvent à nouveau dans une situation très voisine de celle qui était la leur quand, seuls aussi, ils étaient aux prises avec leur premier adversaire. On comprendra enfin qu'ils prennent à l'égard du second la série des attitudes qu'inspire éternellement la conscience d'une position pleine de faiblesses intimes.

L'exploitation de la libération par le communisme.

    D'autre part, c'est un fait que le désordre n'a pas suivi les armées alliés. Il les a précédées partout à la seule annonce de leurs progrès, offrant aux manœuvres bien concertées du Komintern, soi-disant dissous, toutes les possibilités que les projets d'hégémonie soviétiques pouvaient souhaiter. Cependant, trop d'organisations résistantes avaient une origine trouble, avec une composition et des comportements tels que la nature, en quelque sorte polyvalente, du concours qu'elles apportaient, avertissait de n'utiliser leur aide qu'avec le plus grand discernement, sous peine de voir un autre impérialisme conquérir avant la lettre des positions, inexpugnables à la faiblesse de ceux qui les lui auraient laissé prendre. Mais, sous ce rapport, que pouvaient faire les démocraties libérales obstinées à proclamer des principes uniquement dissolvants dont la rigueur s'exerce exclusivement à l'égard de ceux qui ne sont pas subversifs ? Que pouvaient des régimes prodiguant aux extrémistes des encouragements de nature à rendre téméraires les plus hésitants, et résolus d'ailleurs, selon la vieille formule du radicalisme français à ne voir aucun ennemi à gauche ? Que pouvaient des nations offrant le spectacle d'une armée fort peu militaire, composée d'électeurs ne dissimulant pas leur hâte de rentrer chez eux ? Elles ne pouvaient que laisser le champ à peu près libre aux entreprises méthodiques et coordonnées d'une autocratie dictatoriale dont le pouvoir despotique, le plus complet et le plus étendu qui fût jamais, ne connaît ni les entraves de l'opinion publique, ni les innombrables ménagements imposés aux régimes libéraux. Cette autocratie s'est ainsi trouvée à même de pouvoir diriger en sous-main la répression contre les anciens collaborateurs, en sorte que les nouveaux, les siens, auront pu faire éliminer dès l'abord, ceux de leurs adversaires que leurs divagations plus ou moins pro-allemandes permettaient d'atteindre et de frapper sous le couvert de l'indignation patriotique, afin de paralyser autant que possible à l'avance toute velléité de résistances contre leur entreprise à venir.
    Que trop d'hommes, dont l'intransigeance patriotique eut dû servir d'exemple, se soient égarés, souvent par défaut de jugement plutôt qu'autre chose, au point de donner prise à ce suprême avantage russe, c'est là une aberration qui, lorsqu'elle ne fut pas directement criminelle, le fut forcément indirectement ; elle constitua en tous cas une incommensurable faute politique et morale. Mais, c'est là une autre question sur l'origine de laquelle nous reviendrons.

Le bouleversement matériel et moral.

    L'erreur initiale, l'erreur de principe est féconde comme un insecte malfaisant.
    Conformément aux principes de la démocratie libérale, les Alliés ont abordé le Continent avec des idées purement négatives et la seule exigence qu'elles fussent adoptées. Ils ont débarqué sans aucun plan politique d'ensemble, notamment à l'égard de l'Allemagne. Surtout, ils se sont montrés aussi peu connaisseurs d'hommes que possible. Ayant eu tout loisir, durant les quatre années qu'ils les ont hébergés, de juger la qualité nettement inférieur des hommes destinés à composer, après la victoire, le personnel gouvernemental de leurs pays respectifs, ils n'ont rien fait, d'aucune façon, pour obvier à leur insuffisance. Le résultat a été ce qu'il devait être ; une orgie de contresens politiques et de gaspillage matériel qui, au bout d'une année, coûtait plus cher que quatre ans d'occupation ennemie. Sous le couvert de la liberté reconquise, une coulée d'hommes et de femmes, pour beaucoup sortant de l'obscurité ou de pénombre équivoque, et charriant, avec l'écume de la canaille, tout ce que les populations contiennent toujours de gens dont les aptitudes ne trouvent d'emploi qu'au sein des grands bouleversements, se répandit dans les pays libérés du joug allemand.
    Cette cohue était résolue à tirer tout le profit possible d'une rectitude patriotique, parfois due au seul hasard des circonstances, trop souvent aussi provoquée par des calculs sans grand rapport avec l'intérêt général, et, en bien des cas, scandaleusement tardive mais d'autant plus tapageuse. Cependant le véritable mérite s'effaçait avec une discrétion voisine du dégoût, offrant seulement, avec de singulières immunités, le contraste de la secrête et significative défiance dont il était volontiers l'objet.
    Ce qui eut lieu désormais ce fut l'exploitation politique de la victoire alliée, comme, sous le régime de Vichy, avait eu lieu l'exploitation politique de la défaite française ; mais cette fois avec plus d'ampleur et moins de gens bien intentionnés ; car tout se perfectionne avec le temps et l'expérience. Colorée du double prétexte de la poursuite des complicités avec l'envahisseur et des profits réalisés grâce à sa présence, la seule entreprise qui fut réellement organisée fut une traque en règle de la fortune privée, œuvre qui, dans ses buts généraux, se confond avec l'anéantissement des éléments anti-communistes, et qui, dans ses résultats pratiques, aboutit par de rapides progrès à la confiscation totale de la propriété individuelle.
    Trois choses apparurent alors clairement : de la part des quelques hommes auxquels il appartenait de contenir cette explosion de gâchis, une incompréhension totale de la dangereuse déformation qu'avait fait subir le régime allemand à l'âme déjà usée, à la mentalité lasse, à l'énergie vieillie des peuples occupés ; de la part de ces peuples, accablés de misère et en proie à la faim et au froid, une impuissance complète à se ressaisir et à réagir sainement, un manque de tonicité morale surtout, très alarmant ; enfin, au milieu de ce désarroi général, la déception de voir l'arbitraire systématiquement malfaisant suppléer au défaut d'autorité qui s'attache forcément à un personnel gouvernemental inférieur, en perpétuant au profit des nouveaux venus les méthodes les plus violentes et les plus réprouvées de la dictature vaincue.
    Dans cet état de misère physiologique et d'atonie morale, les nations libérées se trouvèrent livrées à l'influence bolchevique, grandissant continuellement en audace et en moyens. Le partie communiste dès lors, recruta des adhérents, des sympathisants, et par conséquent des électeurs, comme il était réservé de le faire à la seule force attractive, au seul élément "dynamique", semblant rester au monde depuis la disparition de son frère national-socialiste. Il séduisit même un nombre assez grand de ces hommes qui allient une valeur technique réelle, voire éminente, à la faiblesse d'un jugement borné ou vicié.

La France après la libération.

    Parmi ces nations libérées, la France était la plus importante par sa situation géographique, par la gloire et le rayonnement de son immortel passé, par les espoirs que l'on fondait encore sur elle malgré la nature de ses infortunes. A vrai dire, pour avoir surmonté de terribles revers et bien des crises depuis un siècle, elle inspirait beaucoup d'illusions obstinées, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, soutenues par l'optimisme enfantin de ces gens, toujours nombreux, qui préfèrent s'abandonner aux facilités de l'irréflexion et aux mirages séduisants de l'imagination sentimentale plutôt que de s'astreindre à la froide et austère analyse des hommes et des faits. Or l'observation la plus superficielle suffit à révéler des différences du tout au tout entre l'héroîsme qui rendit épiques les défaites de Waterloo ou de Sedan, et l'innommable débandade de 1940 ; elle montre d'autre part le désordre public chaque fois vaincu depuis le Consulat jusqu'à M. Thiers, et non pas méthodiquement croissant et triomphant.
    Cependant, le pays était dominé officiellement par une inspiration dans la complexité de laquelle il entrait, à côté d'un manière d'autoritarisme militaire qui n'est pas incompatible avec toutes sortes de faiblesses, un mélange de messianisme et de machiavélisme naïfs qui se traduisaient par les contresens d'une nervosité susceptible et sans modestie, participant beaucoup plus de la sensibilité féminine que de la pondération clairvoyante et réaliste de l'homme d'Etat.
    L'homme en qui s'incarnait cette tournure d'esprit débarqua sur le sol de son pays chargé des espoirs d'une immense majorité de ses concitoyens ; les uns, les plus nombreux, escomptant de son énergie le prompt retour à un ordre pacifique et national, parce qu'ils ne le connaissaient pas ; les autres attendant de ses faiblesses toutes les possibilités d'empêcher cet ordre de se rétablir, parce qu'ils le connaissaient mieux. Dans la déroute générale des principes et l'absence ou l'annulation de toute loi, cet homme se trouvait nanti d'une puissance de fait dont aucun souverain de l'Ancien Régime n'avait jamais disposé. Qu'en a-t-il fait ?
    Entouré de gens tarés ou insignifiants, qu'il n'eût tenu qu'à lui de mieux choisir, il constitua un gouvernement qu'il méprisait lui-même plus que tout autre. Puis, ayant pris les rênes, ainsi flanqué, il révéla tout de suite qu'il ne conduisait le char qu'autant qu'il le guidait dans la direction où d'autres entendaient le voir s'engager. Impuissant pour recomposer, il ne se montra efficace que pour couvrir le travail de la décomposition. Il mit son sceau sur ses progrès, au devant desquels, d'ailleurs, allèrent ses principales initiatives. En d'autres termes, il plia sous l'hypothèque communiste, c'est-à-dire russe, autant que son prédécesseur avait plié sous l'hypothèque allemande.
    S'il était une chose à laquelle les circonstances faisaient un devoir impérieux de pourvoir à l'avance, c'était bien à la désignation des hommes destinés à remplir, en attendant les élections et l'établissement d'un gouvernement régulier, ces innombrables postes de la hiérarchie administrative, secondaires sans doute par rapport à celui de ministre, mais dont dépend immédiatement le maintien de l'ordre public et par lesquels, en temps de crise, on tient le pays. Or rien ne fut prévu (à Alger s'entend), et la libération connut depuis les mairies jusqu'aux préfectures, depuis les commissriats de police jusqu'au Conseil municipal de Paris, une véritable floraison de mandataires spontanés s'installant au hasard apparent d'une improvisation en réalité savamment préparée dans les plus importants des cas. En soi, d'ailleurs, le fait n'a rien de nouveau. C'est même le propre des révolutions faites pour instaurer ou rétablir le libre choix du peuple de susciter des gouvernements provisoires, improvisés par les plus entreprenants, qui, s'installant sans mandat dans les bâtiments officiels, prennent la direction des affaires aux acclamations de quelques milliers de braillards qu'on appelle le peuple pour les besoins de la cause, afin de pouvoir se dire élus par lui. Ainsi sont assurées aux promoteurs d'un mouvement révolutionnaire les positions d'où ils peuvent diriger les vœux de la nation et agir en sorte qu'une fois invitée à s'exprimer, la volonté populaire soit, autant que possible, canalisée dans le moule de leurs intentions (3). Seulement, lors de la libération, le phénomène présenta un caractère très particulier, tiré du fait que ceux qui se saisirent des principaux pouvoirs effectifs étaient les représentants désignés d'une puissance étrangère, proclamant depuis longtemps l'universalité de ses principes politiques et sociaux, et faisant si peu mystère de ses intentions qu'elle s'est donnée pour emblème une faucille et un marteau couvrant le globe terrestre. Si les allégories ont un sens, aucun doute n'est permis quant à celle-ci.
    Au surplus, ces extravagantes prises de possession ne s'arrêtèrent pas au domaine civil. Elles s'étendirent à l'armée dont un raz de marée d'auto-promotions recouvrit puis fit peu à peu quasi disparaître les anciens cadres ainsi remplacés par ceux d'une future armée rouge ; tandis que les hommes de la libération, dûment triés, conservaient leurs armes et composaient l'armature élargie du futur parti ; tandis aussi que la police "épurée" d'une certaine façon, devenait un instrument, moité dévoué, moitié résigné et docile aux mains des agents russes.
    Cependant, à l'égard de l'homme qui présidait aux évolutions qui allaient engager si gravement l'avenir de son pays, c'était là des faits ne répondant qu'au côté passif de son attitude. Trois autres parmi les plus importants, sont directement le fruit de ses initiatives personnelles : le décret d'amnistie pris en faveur du secrétaire général du parti communiste, condamné pour désertion en temps de guerre et finalement réfugié chez l'allié alors de l'ennemie : mesure prise certainement, comme d'autres, en vertu d'accords inavouables, et qui, en tous cas, interdisait à tout jamais à son auteur de parler du devoir militaire. Ensuite l'impulsion donnée aux désastreuses nationalisations d'industries qui, plus ou moins inspirées aux chimères de ses rêves par les théories de Ludendorff, facilitaient étrangement la tâche des communistes en comblant les vœux soviétiques. Enfin l'alliance avec la Russie où il précipita ses pas, tournant le dos aux Anglais et surtout aux Américains, aux avances desquels tout commandait de répondre alors qu'on pouvait le faire dignement au lieu de leur prodiguer les menus procédés blessants d'une mauvaise humeur puérile qui, sous prétexte de fierté, pratiquait les impolitesses de la vanité froissée.
    D'autre part ruiné de toutes les façons, le pays se trainait, paralysé et désorganisé par les commités d'organisation. Dévorée comme d'une lèpre par l'incroyable multiplication des fonctionnaires, la France restait en proie à tous les arbitraires de réquisitions dont les habitudes, survivant obstinément aux causes exceptionnelles qui les justifient, devenaient permanentes et s'étendaient à tout. Finalement, dépouillés de ce qui leur restait de fortune, constamment menacés dans leur domicile, sinon dans leur personne, sans nourriture, sans chauffage, les Français assistaient au déroulement d'une série de procès dans les débats desquels sombrait le peu de prestige qu'avait encore conservé la justice. On entendit alors des magistrats, hauts par leurs fonctions, enseigner à de vieux officiers que leur devoir était dans la désobéissance et laisser le prétoire, dont ils ont la police, dans un tumulte de foire. On vit les juges populaires, ne jugeant plus mais préjugeant, menacer l'accusé au cours de l'audience, lui annoncer sa peine et, l'interpelant en termes crapuleux, enlever ainsi toute autorité morale aux sentences dont la sévérité était le moins discutable, pour substituer l'étalage des passions les plus triviales à cette sereine et solennelle gravité qui, en entourant de respect les rigueurs de la loi, garantit leur équité et rehausse leur enseignement. Au demeurant, on voyait sur tous les points du territoire des citoyens, assoiffés d'une justice plus prompte, dicter leurs ordres à des autorités (si l'on peut dire) dont, en temps normal, ils eussent relevé, et tirer par la violence de leur prison des prévenus qu'ensuite ils massacraient. On en voyait d'autres aussi, avide d'une justice plus lucrative, organiser des pillages et exercer dans l'impunité des chantages répétés. On vit encore une écume d'assassins et d'incendiaires, qui avaient fui leur pays avec le désordre sous lequel il faillit succomber, officiellement protégés, eux, leurs organes de presse et le fantôme de leur gouvernement, travailler librement chez nous de leur métier criminel. On vit aussi une institution policière, officiellement dévouée à des études et des recherches innommées, occupant des locaux sans nombre et dotée d'un énorme budget secret, étudier fort mal ce qu'elle devait effectivement étudier et rechercher tout autre chose que ce qu'elle devait rechercher, pour sombrer finalement dans le scandale qui la guettait depuis longtemps ; scandale tombé lui-même, d'ailleurs, dans un oubli singulier. On vit enfin bien d'autres choses, tant dans le domaine de la politique intérieure que de la politique coloniale ou étrangère. On vit, en un mot, le désordre des idées et des choses sévir sous toutes ses formes ; désordre dont la principale gravité résidait dans sa nature, car il n'était pas seulement ce désordre violent qui sévit fréqemment avant le retour des peuples à la santé comme un accès de fièvre énergiquement combattu, mais un désordre sous les violences superficielles et d'ailleurs trop prolongées duquel un autre désordre fondamental et envahissant, à la fois mou et actif, gagnait méthodiquement des positions définitives comme une infection généralisée.
    Lorsqu'enfin la situation fut devenue inextricable, l'homme qui en avait patronné l'incohérence se retira brusquement dans un mouvement de nervosité. Soit impudence, soit inconscience, il proclama que son œuvre était accomplie. Puis, ayant attendu aux portes de la capitale des supplications qui ne retentirent point, il rentra dans une demi retraite pleine d'activités politiciennes, bientôt coupée d'intermèdes grandiloquents par lesquels il se posera jusqu'à nouvel ordre en champion de l'anti-communisme, tout en préconisant les mesures démagogiques du socialisme le plus avancé.
    Sans doute est-il trop facile de dire après coup ce qui aurait du être fait. Néanmoins, il saute aux yeux que des fautes, à la fois capitales et élémentaires, ont été commises qu'aucun homme d'Etat, même médiocre, n'eût faite ; des fautes sur lesquelles, en tous cas, aucun homme dont la vanité n'emprisonne pas étroitement le jugement et que la mégalomanie ne frappe pas de daltonisme, ne voudrait voir attacher son nom. Car, il est des destins - si destin il y a - dont il faut se refuser à être l'instrument.
    Assurément, si l'on estime, comme la police de la société l'exige, que le détenteur du pouvoir, quelle qu'en soit l'origine, est, moralement au moins, responsable de ses actes dans la mesure de l'étendue de ce pouvoir, celui qui pouvait tant et qui, sans avoir effectivement tiré quarante millions d'hommes d'une servitude, les aura voués à une autre en les aidant à s'engager dans une voie où il risque fort de leur en coûter plus que la vie, cet homme appelle sur sa conduite un jugement de la dernière sévérité. Mais, c'est à un autre point de vue que doit retenir l'attention le personnage qui, appartenant à un type assez commun dans la vie privée, est sans intérêt par lui-même.

De la responsabilité comparée de la nation et de son gouvernement.

    Philosophiquement, il est un vieil adage dont la sévérité ne flatte guère les oreilles démocratiques, mais à l'exactitude duquel la raison est toujours ramenée : on a le gouvernement qu'on mérite. Ce sont bien les peuples, en effet, quel que soit leur régime politique, qui sont en définitive responsables (si l'on peut dire) de ceux qui les gouvernent. C'est sur les peuples dans leur ensemble, c'est-à-dire sur la nation, que pèse, en dernière analyse, la responsabilité même des choix qu'elle n'a pas faits, car, à y regarder de près, lorsqu'elle est indépendante (4), ceux qui la gouvernent représentent forcément la quintescence d'elle-même et, lorsqu'elle ne l'est pas, c'est toujours par l'effet d'une série de fautes ou en raison d'inaptitudes qui, en ramenant à son essence les causes originelles de sa servitude, justifient encore le dicton. Sans doute, existe-t-il parfois des anachronismes entre les peuples et leur gouvernement, (d'autant plus accusés quand avec leur décadence s'accentue la dislocation des sociétés). Ces anachronismes demeurent passagers. Il y a des servitudes qui jurent avec le tempérament et l'esprit politique d'une nation momentanément surprise. Elles ne durent pas. Il est des gouvernements qui valent - ou semble valoir - moins que les gouvernés ; ou bien valoir mieux qu'eux, ce qui est plus rare. Mais quel sens précis donner ici au mot valoir ? Et ces différences d'ailleurs, en général plus apparentes que réelles, sont vite rectifiées, les choses humaines avançant toujours plus ou moins de guingois, mais infailliblement, comme un tout mal articulé et lâche, dont les parties s'attardent, se dépassent, se rattrapent, mais finalement vont et restent liées sinon, à proprement parler, unies.
    Opposer les peuples à leur gouvernement, supposer l'oppression systématique d'un despotisme sans cesse contraire à l'esprit public, imaginer une ou deux classes qui, par une sorte de conspiration unanime et constante de leur membres, imposent au reste de la société des principes religieux et politiques destinés à obscurcir l'esprit du peuple afin de le mieux tenir en servitude, c'est débattre en pleine fantaisie démocratique, au méprit délibéré de ce qu'il y a de certain dans la science historique et, conjointement au mépris du sens commun. Il est exact, au contraire, que plus un peuple est jeune et plus son unité sociale est proche de la perfection, parce que la religion qui a formé ses institutions, continue à les inspirer en commandant à tous les actes de la vie publique comme de la vie privée. Au demeurant la vie publique est, à l'état normal, l'émanation directe de la vie privée, sa transposition sur un plan plus vaste ; au lieu que, dans la vieillesse sociale, la vie politique devient une entrave, puis une ennemie corruptrice qui, en désagrégeant la vie particulière de chacun, se désagrège elle même. Car au cours des âges, c'est la religion qui a fondé la famille, c'est la famille qui a fondé l'Etat, et lorsque, la religion fléchissant, la famille va se dissolvant, l'Etat vicié par cette décomposition, affaiblit à son tour l'une et l'autre et se dissout ainsi lui-même ; aucune institution ne pouvant survivre longtemps à ses principes constitutifs.
    Il est non moins exact, à l'inverse, que c'est dans l'état de la décadence démocratique que se produisent les divisions fondamentales les plus accentuées et qu'il existe le moins d'unité sociale. C'est aussi la singularité de cette période, d'être celle où le moins d'hommes sont représentés par le gouvernement qu'ils élisent tous cependant. Il n'en demeure pas moins que le-dit gouvernement est la résultante de l'ensemble des forces de la nation...et aussi de ses faiblesses, peut-on dire, lesquelles ne sont, après tout, que des forces débiles ou atrophiées. Le gouvernement représentatif représente fidèlement les tendances incohérentes de l'ensemble, quoi que cet ensemble en puisse dire ou médire ; et c'est précisément de cette fidélité qu'il tire, avec son impuissance, toute sa médiocrité. Au reste la démocratie pourrait-elle, sans renier les doctrines qu'elle proclame avec tant de fierté depuis la Révolution, se défendre de ce que jamais gouvernement ne fut mieux sien que chacun de ceux, sans nombre, qu'elle s'est donnés depuis 1793 ?
    Eliminons d'abord, ou, pour mieux dire, donnons-nous la comédie d'écarter provisoirement, comme contraire aux enseignements et affirmations officiels ainsi qu'à la superstition du siècle, le fait que la démocratie, étant le contraire de l'ordre, ne peut engendrer qu'une désorganisation plus ou moins méthodique et prompte et, par conséquent, des gouvernements de plus en plus mauvais ; la part faite de quelques réactions passagères. Oublions qu'un reste d'instinct de conservation, inspirant individuellement aux citoyens un mécontentement constant, les conduit à changer sans cesse de guide, en sorte que le corps électoral figure au troupeau imbécile et de plus en plus indifférent, trottant pêle-mêle à la poursuite d'une perfection chimérique qui, chaque fois qu'il croit la saisir, s'évanouit en fumée, pour se reformer aussi vaine un peu plus loin sur le chemin de sa course vers sa perte. Affectons donc d'exclure, malgré qu'il soit irrécusable, ce motif de changement qui tient à la nature intrinsèque de la démocratie et sur lequel nous reviendrons maintes fois au cours de cet ouvrage ; un fait demeure alors qui s'impose à l'observation : la versalité croissante d'un peuple de plus en plus enclin à s'éprendre d'hommes d'une valeur décroissante et à remettre son sort en des mains progressivement plus indignes.
    Lorsqu'en effet on contemple l'évolution du corps social français démocratisé, force est de reconnaître que plus rien de noble ne bourgeonne au sommet de son être décapité ; ni logiquement ne peut plus y bourgeonner. Et, si les principes de la démocratie doivent être admis, ce n'est point le bougeon éphémère qui doit être incriminé, c'est la matière qui le produit et le forme qui doit être mise en cause et analysée. Or, comment prendre au sérieux un peuple qui, après avoir hué les tyrans pendant dix années d'orgies révoluionnaires, a frénétiquement acclamé Napoléon, et qui soixante dix ans plus tard, ayant changé quatre fois de régime dans cet espace de temps, a renversé l'Empire quelque mois après avoir plébiscité l'Empereur ? Que penser, depuis lors, d'une nation qui, après que la douleur lui eût inspiré une heure de demi-sagesse, a élu une série d'individus incolores et changeants pour, soudain, donner son enthousiasme à un général au-dessous du médiocre à tous égards ? Qu'attendre d'une société dont une fameuse affaire d'Etat (4) a révélé l'instinct de conservation en quelque sorte déchiré et qui, devant le danger, a du fournir un effort si grand et si prolongé qu'il semble avoir épuisé son capital de forces physiques et morales ? Que dire du crédit éphémère de ces petits chefs de ligues qui ont éveillé un instant l'attention, jusqu'à l'un d'eux qui s'est finalement révélé d'une connivence intéressée avec ceux qu'il affectait de menacer, sans ébranler pour autant d'ailleurs la foi de ses adhérents ? Quel crédit accorder à une nation qui, lorsqu'elle eut subi la défaite qu'appelait l'insanité de sa conduite, s'est unanimement mise, comme réfugiée, sous la protection d'un de ses plus hauts dignitaires, survivant d'un passé glorieux, auquel elle a prodigué le respect et la confiance, lui reconnaissant délibérément des qualités essentielles qu'il n'avait pas, et dont elle a suspendu le portrait, devenu fétiche, sous chaque porte, dans chaque vitrine, dans chaque intérieur, avec une obsédante puérilité ; puis qui, du jour au lendemain, a remplacé ces chromos par ceux d'un nouveau sauveur, acclamant avec la même unanimité celui qui faisait emprisonner et flétrir le vieillard presque centenaire qu'elle vénérait la veille, lequel, du moins, avait connu le triomphe militaire et avait été pour son successeur un maître bienveillant et un ami respecté ? Quelle pauvre idée d'elle-même donne une opinion publique qui, malgré l'évidence, se coiffe d'un militaire incontestablement valeureux et technicien distingué, mais qui n'a jamais connu la gloire de son état et qui, politiquement, n'aura été qu'un gâcheur présomptueux !
    Le principe démocratique étant donc considéré seul, c'est-à-dire toute comparaison étant écartée, et, tournant la tête, on embrasse d'un regard les cent cinquante dernières années, depuis Napoléon qui, en tous cas avait du génie, jusqu'à la pitoyable actualité, on voit une chute verticale à la profondeur de laquelle on peut mesurer les progrès de l'altération subie en un siècle et demi par l'instinct de conservation sociale ; question qu'il convient seulement d'indiquer ici et qui sera développée dans les derniers chapitres.
    Pour ce qui est de ces sautes de fortune qui introduisent dans une vie d'homme les contrastes les plus violents, plus ou moins nombreuses, elles sont de tous les temps et fourmillent aux époques agitées, si fréquentes elles mêmes dans la vie des peuples. Ce qu'il faut seulement noter au passage, c'est l'écart, en quelque manière scandaleux, existant entre les censures et les rodomontades de la démocratie et la tapageuse réalité. C'est cette hypertrophie démocratique des vices si âcrement reprochés à l'arbitraire aristocratique, qui, par le burlesque du contraste dans la similitude, donne à toutes les affirmations de la soi-disant philosophie démocratique le caractère de ce que, pour gigantesque qu'elle soit, l'on ne peut nommer qu'une fumisterie.
    Encore une fois, il ne s'agit point de l'individu, mais de ce que l'individu, considéré comme un signe clinique, achève de révéler quant à l'état morbide de la collectivité. L'homme lui-même, la postérité l'ignorera - si le monde survit à ses propres inventions. Elle confondra son nom avec celui de la plupart de ses contemporains dans un même oubli car, aux yeux de la postérité, les époques de dissolution comme la nôtre apparaissent à la fois démesurées et confuses, ce qu'elles sont en effet ; pleines de grandes catastrophes produites par de petits hommes, elles rebutent autant par leur complication que par leur laideur. L'histoire que l'on apprend couramment ne s'attache volontiers qu'aux fastes des belles époques et ne se plaît à retenir que la physionomie des hommes qui, ayant contribué de façon ou d'autre à leur grandeur, peuvent servir d'exemples. Au contraire, elle passe en hâte sur les principales étapes de la décadence et, sauf quelques destructeurs éminents dont émerge un souvenir plus précis qu'elle mentionne, elle laisse à l'érudition spécialisée la connaissance des personnages qui, bien que notoires en leur temps, ne figurent plus à distance que des agents actifs mais obscurs de la liquéfaction finale.
    Ce donc que l'individu ne révèle point en réalité mais seulement confirme, quant à la collectivité, c'est une transformation de la complexion de la société qui la rend désormais incapable de se donner pour chef un homme d'Etat digne de ce nom ; c'est un manque de sens qui lui interdit de porter son choix sur un sage et la voue à de perpétuelles illusions au profit d'hommes médiocres par l'âme, pauvres par les talents et au surplus sans savoir faire dans un monde où, faute de traditions et de hiérarchie, rien n'est plus conçu pour le développer. A partir du principe démocratique, une série de déformations d'esprit s'opèrent, procédant les unes des autres selon une logique implacable, qui engendrent et finalement imposent exclusivement ces aberrations électives. Sur cette pente fatale, la France s'est engagée la première, montrant la voie avec une fougue par laquelle elle s'est acquise la moins enviable de ses célébrités. Depuis lors, entraînées par son exemple, toutes les nations que le virus démocratique a contaminées l'ont imitée. Et c'est ce qui explique, à l'heure actuelle, l'impuissance tragique de tant de peuples à se gouverner, si médiocrement que ce soit.

D'une éventualité communiste.

    Revenons maintenant aux positions réciproques des diverses démocraties à la suite de la libération. Après le départ de celui qui, pour le fond, faisait figure d'un Kérensky, la France devint en fait la position avancée de la Russie dont les armées campaient à deux cents kilomètres de Mayence, séparées du Rhin par un léger voile de troupes alliées, aux mailles aussi larges que ténues. Le ministère de la défense nationale, entre autre, était livré à l'un de ses mandataires, ce qui, dans l'état des choses ne faisait guère que consacrer l'autorité acquise par le Kremlin sur l'armée française, mais n'équivaut pas moins à ce qu'eût été, en 1936 par exemple, le fait de confier le même ministère à un délégué du Führer national-socialiste. Il s'en suivit donc que, par l'intermédiaire d'agents officiellement dévoués à sa politique et obéissant à l'une des disciplines les plus rigoureuses qui ait jamais été établie, la Russie tenait en France l'armée, la police, l'aviation, la production industrielle et le monde du travail par sa confédération générale. Elle étendit, au surplus, son influence à tout. Dans ces conditions, en présence de l'inertie générale, rien n'eût empêché les Bolcheviks de mettre leurs hommes à la tête du pouvoir quand cela eût convenu à leur politique, soit par des voies légales, c'est-à-dire conformes à des lois faites en partie récemment pour eux et par eux, soit en sortant carrément d'une légalité d'ailleurs confuse et singulièrement anémiée. Ce n'était là qu'une question d'opportunité qui restait à la seule initiative du tyran russe ; le mot tyran étant pris ici dans son sens banal autant que dans son acception classique.
    Qu'une telle situation ait pu exister est déjà en soi de sinistre augure ; le pire est qu'elle existe toujours. En fait, dans la mesure où cette situation a changé, c'est en apparence plus qu'en réalité et, pour être moins voyantes, les possibilités d'hier demeurent celles d'aujourd'hui, constamment menaçantes pour un état de choses extrêmement fragile.
    On imagine sans peine, par exemple, au jour choisi, sous le premier prétexte trouvé ou créé, une brève proclamation annonçant au prolétariat des villes et des campagnes que, la bourgeoisie et les "hommes des trusts" voulant livrer le pays à l'esclavage de l'impérialisme anglo-saxon, le parti communiste, inlassablement dévoué à la cause de la liberté des travailleurs, ne saurait faillir à sa mission devant l'odieux complot qui se trame pour les asservir ; en conséquence de quoi il a résolu d'assumer les charges du pouvoir, malgré la situation déplorable qui lui est léguée et dont il n'est pas responsable, afin de sauver la liberté de la France pour la sauvegarde de laquelle il fait appel à la collaboration magnanime des vaillantes armées russes qui, toujours prêtes à se faire les champions de l'émancipation des masses opprimées, accourent généreusement à l'aide de leurs frères menacés par l'insatiable avidité du capitalisme international ; tout individu tentant de s'opposer à cette mesure de salut public étant considéré comme complice de la réaction, ennemi du travail, traître au prolétariat et à la patrie, et devant être traité comme tel. Ce jour-là, tandis que la presse rééditera les anciens clichés usés contre les Etats-Unis et l'Angleterre pendant l'occupation allemande, sans coup férir, en quelques heures, la domination russe s'étendra au sud jusqu'aux Pyrénées et aux Alpes (et tôt ou tard, sinon tout de suite, au-delà des Alpes), puis, ayant amené sous leur férule de deux revers de main la Belgique et la Hollande d'un côté, la Suisse de l'autre, les troupes soviétiques feront leur jonction avec celles occupant l'Autriche.
    Sans doute n'est-ce là qu'une hypothèse, entre autres également vraisemblables, et cette vue est toute schématique. Cent choses peuvent changer le cours du destin et la Russie se servira de ses armées au mieux de sa politique. Elle dispose de la puissance du secret et, à l'égard de nations débiles, de la force de la surprise. Elle peut donc, semblant momentanément négliger l'Europe, porter successivement son activité sur tel ou tel point des frontières de son immense Empire et y allumer des foyers d'incendie dont on ne pourra pas lui attribuer officiellement la responsabilité. Elle usera ainsi les forces et les nerfs des alliés libéraux dont les intérêts lointains se trouveront continuellement menacés, tantôt ici, tantôt là ; tandis que, dans tous les pays, le parti communiste, qu'il soit au pouvoir ou non, travaillera à perfectionner son organisation. Le but demeure la conquête du monde. Pour la France, notamment, dans le cas où elle ne sera pas dès l'abord transformée en un immense champ de bataille, l'occupation militaire russe peut accompagner ou suivre de plus ou moins près la prise du pouvoir par le parti communisme, peu importe ; si le mouvement qui menace si dangereusement l'Europe doit s'accomplir, comme tout porte à le croire, que ce soit d'une manière ou d'une autre, en un temps ou en plusieurs, le résultat final sera le même.

La poussée socialiste dans les démocraties libérales.

    Devant une telle perspective, s'affirmant avec une netteté croissante, quelles ont été les premières réactions des démocraties libérales ? Celles-ci, dès l'abord, montrèrent une attitude flottante pour, ensuite, selon l'expression consacrée des communiqués militaires, se retirer sur des positions préparées à l'avance. Ce n'est pas qu'au début, elles n'aient eu indéniablement quelques velléités d'agir discrètement en sorte que la France ne vote pas trop à gauche mais, soit faute d'avoir su manœuvrer, soit divergences de vues à cet égard dans le sein même de leurs propres gouvernements, soit découragement devant l'attitude française, elles renonçèrent à ce mode secret d'action et abandonnèrent momentanément tout espoir de sécurité dans une position où elles se sentaient débordées de toutes parts.
    A vrai dire, les soucis personnels ne leur ont pas manqué et elles se trouvaient déjà fort occupées avec leurs propres affaires. Leurs hommes avaient hâte de rentrer dans leurs foyers et leur démobilisation posait de graves problèmes matériels. D'autre part et surtout, elles étaient en proie à un travail de sape soviétique très actif qui se traduisait principalement par des séries de grèves, certaines d'une envergure à paralyser momentanément tout un pays ; véritable bombardement préliminaire sans riposte possible et contre lequel des gouvernements d'extrême gauche, soi-disant libéraux comme les leurs, restent doublement désarmés.
    Et c'est là précisément qu'apparaît en pleine lumière l'immense supériorité du bolchevisme sur le national-socialisme, le fascisme, ou tout autre régime du même genre. Lui-même, absolument impénétrable, le bolchevisme pénètre partout. Dans la mesure, en effet, où un pays se prétend libéral, il peut, avec une police bien faite, éliminer pratiquement tous les agents d'un national-socialisme ou d'un fascisme quelconques, étrangers par définition ; mais il demeure radicalement impuissant, par la nature même de ses institutions, à éliminer les agents bolcheviques qui, chez lui, sont ses propres citoyens professant seulement, ce qui est leur droit, des opinions communistes ; opinions dont les principes, dans la mesure où ce pays est gouverné par des socialistes, se confondent avec ceux de ses dirigeants. Qu'à l'occasion d'ailleurs, sur le terrain électoral, les communistes puissent n'avoir pas de pires ennemis que les socialistes et inversement, c'est le sort commun de toutes les sectes politiques ou religieuses très proches par leurs dogmes ; il n'en est pas moins vrai que si le communisme vainqueur est sans pitié pour le socialisme, en détruisant de lui tout ce qu'il n'absorbe pas, le socialisme au pouvoir demeure sans prise aucune sur le communisme. Or, depuis la libération, tout ce qui se dit démocratie libérale est devenu socialiste.
    Cependant, au cours de la guerre, lorsqu'il a cru opportun de le faire, le gouvernement soviétique a annoncé la dissolution du komintern. Cette grossière palinodie diplomatique était une arme à deux tranchants car, si d'un côté elle permettait aux agents de la Russie d'agir en prenant l'allure nationale et indépendante aux yeux des gobes-mouches qu'il importait momentanément d'abuser, elle autorisait aussi les gouvernements étrangers, tout en respectant la forme du régime soviétique en tant que soi-disant conforme aux vœux de la nation russe, de sévir impitoyablement contre le communisme considéré comme séditieux dans leurs pays respectifs, sans que la Russie pût en prendre officiellement ombrage. Sans doute, tout bien pesé, a-t-on estimé à Moscou, où l'on sait son monde et où l'esprit politique ne manque pas, qu'on serait seul à manier l'arme sans risque de s'y blesser. On ne s'est pas trompé.

Le rôle de l'Espagne.

    Toujours est-il que les démocraties libérales établirent alors leur position avancée, leur tête de pont, dans la péninsule ibérique, surtout en Espagne (l'océan, à l'échelle moderne, figurant le fleuve). Ce n'est pas à dire que les Anglo-Saxons éprouvent un penchant quelconque pour ce pays - d'ailleurs, qu'il soit blanc ou rouge, à peine connu et tout à fait incompris du reste de l'Europe - bien au contraire. D'abord, citadelle du catholicisme, seule citadelle du catholicisme restante, l'Espagne est sourdement haïe des protestants. Ceux-ci, même quand ils sont individuellement tièdes ou indifférents dans leurs croyances, envisagent tout ce qui touche au catholicisme avec un sectarisme dénigrant, inconnu des catholiques les plus fervents et généralement insoupçonné d'eux. S'autorisant de souvenirs restés, après quatre siècles, extrêmement vivaces, et se masquant d'ailleurs sous des principes libéraux, ce sectarisme pèse toujours, dans la balance politique, d'un poids occulte tel qu'il faut un intérêt matériel très important pour le compenser. D'un autre côté, très vains du degré d'évolution que leur confère, selon eux, la mécanisation de leur vie, les Américains surtout professent volontiers à l'égard des Espagnols, cet espèce de dédain, non exempt d'une certaine curiosité admirative, propre à de jeunes automobilistes pour de vieux et élégants cavaliers. Enfin, ils partagent foncièrement les sentiments aveuglément hostiles que la démocratie, en 1919 et après, concentra sur le vieil empire d'Autriche et que l'Espagne a hérités pour les mêmes raisons fondamentales. Ceci étant, nécessité fait loi, et, tandis que les Anglais conservaient au Portugal leur influence traditionnelle, conciliée avec l'indépendance de son pays par M. Salazar avec autant de dignité que possible et beaucoup de savoir-faire, les Américains se ménageaient plus spécialement l'Espagne et y aménageaient quelque chose pouvant devenir, selon l'orientation des initiatives, une plateforme de départ ou un bastion de résistance.
    Pour tout dire, durant la guerre, le général Franco avait eu le double et difficile mérite de résister, jusqu'au plus fort de la victoire de l'Allemagne, à la pression très violente qu'elle ne cessa d'exercer à la fois directement et indirectement de l'intérieur. Certains phalangistes des plus importants formaient en effet un parti germanophile autour du ministre des affaires étrangères dont il a fallu au Caudillo d'autant plus d'autorité et d'habileté politique pour se séparer qu'il était lié à lui par une très proche parenté (5). Les Anglais doivent à l'obstination de cette clairvoyante sagesse l'avantage sans prix de n'avoir jamais été inquiétés à Gibraltar. Elle a épargné aux Alliés les pires complications. M. Churchill l'a longuement exposé et en a manifesté sa reconnaissance, dans un grand discours à la Chambre des Communes (6), qui du reste, n'eut dans les cœurs anglais que l'écho assourdi des évidences qui ne plaisent pas. La seule concession que l'Espagne ait été contrainte de faire à l'Allemagne, comme le moins qui pouvait être exigé d'elle, fut l'envoi en Russie de cette fameuse Division Bleue, autour de laquelle l'exubérance espagnole fit sans doute plus de bruit que le chef de l'Etat ne l'eût souhaité. Et, chose bien caractéristique, cet expédient fut beaucoup moins oublié que l'éminent service rendu à la cause alliée.
    Toujours est-il qu'un moment vint où l'Espagne commença à passer progressivement de la neutralité qu'elle avait conservée à grand peine jusque là, vers un état précurseur et voisin d'une alliance conforme aux intérêts réciproques des parties, en prévision du conflit à venir dans lequel elle aura forcément un rôle actif et de premier plan, quel que soit son régime d'ailleurs ; car, blanche, elle sera attaquée par ceux qui la mobilisent dans leurs rangs si elle est rouge. Le début officiel de ce changement d'orientation dans la politique espagnole fut marqué par les honneurs particuliers avec lesquels le général Franco reçut des notabilités de la presse américaine auxquels il fit, en forme de mise au point, un exposé de l'œuvre sociale du régime, en faisant ressortir l'inspiration démocratique, indiscutable en effet, de ses institutions et de ses doctrines. Une grande publicité fut donnée à cette entrevue, et la nation espagnole, qui corrige volontiers la nonchalance de certaines de ses réactions par la rapidité des autres, accueillit les prémices de cette alliance avec le réalisme teinté d'ingénuité que ce peuple, plein d'honneur et de courage autant qu'intraitable sur certains principes, met à l'occasion dans la souplesse quelque peu orientale de ses évolutions publiques et privées.
    Après les déclarations du Pardo, la liaison de l'Espagne et des Etats-Unis crut rapidement en intimité et s'est traduite par des dispositions concrètes. Il s'en suit que, les besoins de l'Amérique concordant avec ceux qui découlent pour les Espagnols de leur position anti-soviétique, les Américains, quelle que soit leur position théorique à l'égard du régime franquiste, ne saurait se prêter à la disparition d'un gouvernement dont la présence garantit le maintien de l'ordre intérieur et la continuité de la politique extérieure. Or, tandis que s'opérait discrètement cette entente hispano-américaine, publique en Espagne, inavouée par les Etats-Unis, des campagnes systématiques d'une extrême violence contre le régime espagnol se développaient, au nom de l'anti-fascisme, tant dans les pays libérés que dans les pays anglo-saxons. Là encore les communistes, les seuls bénéficiaires d'un changement éventuel en Espagne, les seuls politiquement intéressés à la chute de son régime, voyaient leur travail en bonne partie accompli par leurs adversaires virtuels ; récoltant le grain semé dix ans auparavant, ils n'eurent guère qu'à entretenir la vitesse acquise par l'opinion. En effet, les manifestations d'une importante portion de la presse soi-disant libre, en réalité dictée ou plus ou moins directement inspirée par Moscou, ne firent que renforcer le concert d'indignation qui, primitivement orchestré par le Komintern en 1936, enflait de nouveau ses accords dans le ton de la liberté permise, en faisant vibrer sa réprobation dans tous les organes libéraux et démocrates-chrétiens. Le préjugé fut si unanime, il engendra une intimidation telle, qu'il n'est guère de journal qui, alors, osât risquer sur l'Espagne une rectification équitable, ou simplement un mot d'une objectivité banale. Et c'est là un sujet de méditation offert à la mélancolie de ceux qui pensent : le spectacle de la passion des hommes plongeant dans le même oubli la neutralité méritoire de l'Espagne, qui a épargnée tant de peines aux Alliés, et la complicité russe dans l'agression, qui leur en a tant coûtées, pour s'imposer le même silence autour des deux actes ; puis s'indignant au nom de la dignité humaine contre un gouvernement, à vrai dire trop débonnaire, en accord avec l'instrument de la plus grande oppression que le genre humain ait jamais subie ! Tel est pourtant le prestige de la force. Telle est aussi la lâcheté collective qu'elle inspire à la déférence des idolâtres du droit, de la justice et d'une liberté qu'ils sont d'ailleurs devenus incapables de pratiquer eux-mêmes. Telle est encore la puissance de la déviation démocratique et les absurdités qu'elle suggère aux soi-disant réalistes de notre époque, si vaine pourtant de sa prétendue objectivité.
    Quoi qu'il en soit, il ressort de tout ceci qu'entre les Anglo-Saxons et l'Espagne, et contre la Russie, se produit une attraction qui s'apparente pour le fond à celle qui a naguère rapproché les Anglo-Saxons de la Russie contre l'Allemagne. On conçoit dès lors que tous les appels tendant à rompre les relations diplomatiques et commerciales avec le gouvernement franquiste, les Etats-Unis, quand ils n'ont pas pu faire la sourde oreille, aient répondu du bout des lèvres par de molles satisfactions verbales sans aucun effet.

La France et l'Espagne.

    La France, au contraire, après avoir pris les devants, restait seule en flèche, ayant barricadé rageusement aux nez des Espagnols que cela ne gênait pas, une frontière qu'on ne songeait guère alors à franchir pour son agrément. Elle montrait bien ainsi, par ce seul geste, opéré d'une main christiano-démocratique, les suggestions auxquelles obéissaient, en réalité, les décisions essentielles de sa politique.
    Dans l'attitude hostile généralement adoptée contre l'Espagne, la France s'est distinguée une seconde fois par un acharnement correspondant à l'orientation de sa politique ; acharnement qui, pour le but même qu'on se proposait, n'a pas été adroit dans la forme. Cette campagne, il est vrai, était surtout à l'usage interne et, en ce sens, elle n'a pas été inefficace loin de là. Outre qu'ils ont entretenu le zèle des convaincus, les journaux prétendus libres sont parvenus à interposer entre la réalité et leurs fantaisies tendancieuses un écran d'une telle opacité qu'ils ont gravé les invraisemblances les plus flagrantes dans l'esprit d'une population intellectuellement démantelée. L'universelle connaissance de l'alphabet semble en effet correspondre à l'atrophie du sens critique, qui d'ailleurs n'est jamais le fait du grand nombre. Par voie de conséquence, la France a fini par se trouver dotée de la presse la plus insignifiante et la plus inférieure que, de loin, elle ait jamais eue. Or, à l'époque dont il est question, la lassitude et l'atonie si visiblement peintes sur les visages rendaient les Français particulièrement réceptifs. Ils admirent donc tous les contes qu'on leur faisait sur l'Espagne, non seulement avec l'empressement que l'on met toujours à écouter ce qui plaît, mais encore avec cette sorte d'avidité qui se montrait dans l'accueil fait à toute nouvelle annonçant qu'ailleurs "cela va aussi mal" ; éternel et banal réconfort des esprits courts et des âmes médiocres, qui sont le nombre. Toutefois, au-delà des monts, le succès n'a pas été le même.
    Les Français sont depuis très longtemps dans un état de divorce spirituel et politique complet avec leur propre passé. Ils sont si éloignés de leurs traditions ancestrales que les moins déchristianisés et les plus conservateurs d'entre eux ne reconnaissent pas dans les mœurs à la fois fières et familières, simples surtout, de l'Espagne catholique et encore relativement patricienne, tant de traits et de coutumes qui nous étaient communs jadis, en un temps où, malgré les guerres la plupart des sociétés monarchiques de la vieille Europe vivaient entre-elles sur un pied quasi familial, tout comme les individus dans chacune d'elles. Il s'en suit une méconnaissance complète du caractère et du tempérament espagnols, auxquels, par surcroît, le sang maure ajoute ses particularités (7). Comme il vient d'être dit, cette méconnaissance s'est traduite dans la presse, lors de la libération, par des attaques, les unes si grossièrement contraires à des faits que, sur place, tout le monde pouvait vérifier, les autres si intrinsèquement absurdes, qu'elles se placèrent dès l'abord en Espagne, où elles furent relatées avec des haussements d'épaules, au-dessous de toute réfutation. Leur excès même fit que l'absurdité et l'injure tombèrent à plat ; mais le tout, on le conçoit, ne pouvait que jeter un complet discrédit sur le gouvernement d'alors. Cependant, la France, au cours de longs siècles, a semé les éléments de séduction avec une telle profusion qu'elle conserve encore les restes d'un crédit qui ne s'explique plus que par la persistance dans l'âme des hommes de leurs impressions de jeunesse et des principes d'éducation qu'ils ont reçus, mais qui, privé d'aliment nouveau, s'amenuise visiblement chaque jour. Comme partout ailleurs, c'est le cas en Espagne où la francophilie est l'un des sentiments les plus communément répandus : les uns aimant ou simplement admirant dans la France son incomparable passé d'art, de culture, de grandeur et d'intelligence sous toutes ses formes ; les autres révérant en elle le champion classique des idées nouvelles, dites généreuses, la nation mère de la démocratie moderne, le promoteur originel de tous les mouvements subversifs. Des premiers, les sentiments n'étant pas de nature à être modifiés par le présent, ont résisté depuis dix ans aux plus rudes épreuves et n'ont fait que se teinter d'une affliction sincère, d'une peine souvent profonde et doublement touchante. Il n'en a pas été tout-à-fait de même des seconds.
    Pour le fond du tempérament, rien ne ressemble plus à un Espagnol franquiste qu'un Espagnol anti-franquiste. D'une façon générale, le peuple espagnol, malgré sa réputation, est patient et facile autant que bouillant à ses heures (8). Peu enclin à se préoccuper du reste du monde ; extrêmement, naîvement sensible aux égards de l'étranger et aux honneurs, fût-ce les plus vains, dont sa lente décadence l'a depuis si longtemps déshabitué, touché de tout hommage rendu à la grandeur de son passé, il est souvent, lui si vif, long à réagir devant une certaine injustice, moitié par indolence naturelle, moitié par ce dédain provenant d'une sorte de noble indifférence, commune, comme la jalousie, à toutes les classes de la société. Aussi les sottises qu'on lui a prodiguées ne l'ont-elle guère ému ; elles n'inspirèrent que l'expression d'un mépris laconique. Cependant, lorsque la frontière se ferma, beaucoup d'hommes jusque là opposés au régime (toujours nombreux dans un pays où l'opposition au gouvernement, quel qu'il soit, est la règle des temps calmes), soulevés par un procédé qui mettait le comble à une longue série d'outrances, considérèrent que leur dignité n'admettait plus désormais d'indulgence. Se détournant désormais d'une nation à laquelle ils cessaient d'accorder leur estime, ils se rallièrent ou se rapprochèrent d'un régime dont ils reconnaissaient la bonne volonté et approuvaient la conduite en convenant du parti-pris dont il était l'objet.
    Il faut ajouter que tout cela ne nous a pas valu, pour autant, la déférence de la plèbe rouge espagnole, qui ne compte que sur les Russes pour recommencer ses orgies révolutionnaires et chez laquelle d'ailleurs, s'est accréditée la conviction que tout l'honneur de la libération de Paris revient à la fraction des siens stationnés en France. Ceux-ci, en effet, également valeureux au combat et ardents dans toutes les violences de l'anarchie, se sont bruyamment attribués auprès des leurs, avec toute l'exagération nationale et en termes fort peu flatteurs pour leurs camarades français, le mérite d'une action, d'ailleurs aussi désordonnée qu'équivoque.

L'activité alliée.

    Telles furent, immédiatement après la mêlée, les positions sur lesquelles s'établirent la démocratie dictatoriale et la démocratie libérale. Position d'où les Russes creusent un éventail de mines. Position de replis pour les Anglo-Saxons.
    Ces derniers, d'ailleurs, ne restèrent pas inactifs. Une entente militaire lia bientôt les Etats-unis et l'Angleterre jusqu'à l'unité dans l'état-major et le calibre des armes ; c'est-à-dire jusqu'à faire une seule de leurs deux armées. Ils augmentèrent dès lors et perfectionnèrent sans cesse leur armement. Ils s'entraînèrent à l'endurance de la guerre dans les climats les plus rigoureux. Enfin, par la suite, la France fut englobée dans le système allié, et l'état-major commun et suprême y est venu s'installer. Peut-être - autant que l'on en peut conjecturer dans une comparaison où manque la valeur d'un élément - peut-être sous le rapport de la force matérielle, les Alliés sont-ils supérieurs aux Russes, bien que ceux-ci disposent d'une bonne partie de la technique allemande, facteur dont l'importance ne doit jamais être oubliée. En tous cas, sous le rapport de la force politique, qui engendre toutes les autres, ils leur sont très inférieurs. L'Angleterre notamment, vieux corps perclus d'utopies sociales, voit son empire colonial se séparer définitivement d'elle. Elle s'est abandonnée au socialisme et, après avoir cruellement souffert de son désordre pendant quatre ans, elle aura réélu une majorité de ses représentant, si petite soit-elle, pour se voir affamer au nom de l'égalité par son propre gouvernement comme si elle était en état de siège. Si elle vote la prochaine fois pour une majorité de conservateurs, ceux-ci, avec des dehors plus convenables, conserveront surtout l'essentiel d'un mal qui restera acquis et, sans pouvoir retourner en arrière, seront bien obligés d'aller aussi en avant, parce que le système ne permet aucune réaction véritable. Ailleurs il n'en va guère mieux. Ainsi, partout la démocratie libérale est arrivée au paroxisme du non-sens. On ne peut pas en être surpris. Etant par elle-même quelque chose d'absurde, elle ne saurait montrer une sagesse qui exclurait son existence.
    C'est ainsi qu'au milieu de congrès stériles et de vaines conférences où avortent des projets mal conçus et s'ébauchent des pactes éphémères, les accumulateurs politiques du prochain conflit se chargent de part et d'autre. L'ombre portée du drame qui s'annonce enveloppe d'un deuil précurseur des dizaines de millions d'hommes inconscients et mornes, déjà brisés par des épreuves que le temps et surtout la ténacité morale leur ont manqué pour surmonter. Et ils vont, glissant à une vitesse dont ils ne mesurent pas l'accélération, vers un état qui les replongera dans la plus lointaine barbarie ; barbarie perfectionnée par le progrès matériel et condition propre à l'extrême vieillesse des âges, en tout très inférieure à celle du sauvage qui, ignorant les chimères sociales et les prétentions insensées, est assez heureux pour ne connaître de besoins que ceux qu'il est humainement possible de satisfaire.





    (1)    Dans "Mein Kampf", une phrase sibylline donne à penser que cette idée, ou une idée très voisine, a visité le cerveau, indiscutablement quoiqu'incomplètement politique, de l'auteur. Celui-ci la repousse aussitôt - en des termes, d'ailleurs, qui révèlent bien l'instruction tardive, hâtive, superficielle de son esprit primaire - comme apportant une solution non conforme au génie allemand ; ce en quoi il n'a qu'à demi raison car un Bismarck n'eût certainement pas manqué d'y recourir. Les manœuvres de ce dernier à l'époque du 13 mai, pour ne citer que cela, le prouvent suffisamment. Mais Bismarck avait du génie tout court, et un véritable génie d'homme d'Etat ; harmonieux et complet.
    (2)    Ces pages ont été écrites en 1946. Je crois ne rien devoir changer à un texte que les évènements ne confirment que trop.
    (3)    En ce qui concerne la pression exercée par les régimes libéraux sur le suffrage universel, les lecteurs que cela intéressent peuvent, entre autres documents, se reporter à la circulaire, fameuse en son temps, publiée dans le "Moniteur" du 12 mars 1848, par laquelle Ledru-Rollin, ministre de l'intérieur et orateur sonore mais esprit médiocre et sans fermeté autrement qu'en paroles, transmet ingénument ses instructios et ses conseils aux commissaires (nom des préfets d'alors). Cette circulaire est complétée par une seconde du même genre en date du 7 avril, à la veille des élections fixées au 23.
    (4)    Il ne saurait être question d'entrer en matière, du point de vue historique, sur l'affaire Dreyfus qui est une des plus touffues qui ait jamais été. Philosophiquement au contraire, elle a une signification très nette :
    1° Elle participe d'un instinct de conservation social juste, et, en ce sens, elle décèle la persistance d'une force de réaction encore considérable.
    2° Elle est l'œuvre inintelligente de gens qui, n'ayant pas su reconnaître le dévoyé qu'ils renfermaient dans leur sein, sont partis sur une erreur matérielle dans laquelle ils ont persévéré avec des procédés qui ne supportent pas l'échec. Elle révèle par là, du côté réactionnaire, une imbécillité d'esprit qui promettait tout ce qu'elle a tenu.
    Inspirée donc par un sentiment juste, elle a pris corps sous une forme fausse. L'idée était l'indice d'une force dont l'exercice a montré l'extrême faiblesse.
    (5)    C'est un fait que, en bon Espagnol naturellement fier et jaloux de l'indépendance de son pays, ainsi qu'en homme d'Etat vigilant, le général Franco voyait d'un œil torve l'hypothèque de plus en plus lourde que l'Allemagne tentait de faire peser sur l'Espagne en retour de son aide pendant la guerre civile. Au reste, s'il nourrit contre les bolcheviks une haine dont on ne saurait s'étonner, il avait contre les Allemands une animosité doublée d'une antipathie personnelle qu'en haut lieu ils lui rendaient bien.
    (6)    Séance du 24 mai 1944.
    (7)    C'est un fait plus ancien qu'on ne pourrait le croire. Les soldats de Napoléon, qui faisaient en général bon ménage avec les populations germaniques, se trouvèrent dès l'abord complètement dépaysés en Espagne, dont le XVIIIè siècle français s'éloignait déjà à tous égards.
    (8)    L'âme humaine est complexe et pleine de contradictions superficielles faites pour alimenter la contreverse à l'infini. Cela rend très difficile, sinon impossible, d'attribuer d'une façon définitive à un peuple - comme souvent à un individu - telle qualité ou tel défaut.
    Ainsi l'Espagnol, dit-on, est paresseux, ce qui est vrai ; et, au reste, il serait téméraire de nier que son mélange de fatalisme et d'insouciance ne lui donne pas autant de plaisir en ce monde que ce culte du travail et du progrès de peuples qui épuisent leurs nerfs dans une agitation dont les résultats sont jusqu'ici dramatiquement négatifs. Cependant, à côté de cela, on peut soutenir que le sobre peuple espagnol est très travailleur, et c'est également vrai. A l'inverse, le Hollandais est justement connu pour son amour du travail mais, doué de la persévérance germanique, le peuple Hollandais n'en pratique pas moins volontiers la paresse anglaise, ce qui n'est pas peu dire. Le Hollandais, affirme-t-on avec raison, est calme et flegmatique et l'Espagnol exubérant, mais aussi, nul n'est plus bavard que le Hollandais ni plus silencieux et circonspect que l'Espagnol. De même, il n'y a rien de propre comme un Espagnol quand il se met à l'être, ce qui, pour tout dire, n'est pas très fréquent sauf dans certaines provinces, à elles seules, d'ailleurs, aussi grandes que toute la Hollande, tandis que le Hollandais, si connu pour sa propreté, se laisse étrangement aller sous ce rapport dès qu'il est hors de chez lui. D'autre part, on peut observer que tous les peuples en état de santé politique ont une armée et des villes bien tenues par une réaction naturelle, analogue à celle de l'animal dont le poil est brillant quand il est bien portant.
    L'Espagne est une nation où l'anarchie latente déborde à flots dès qu'elle n'est pas contenue par des principes religieux sévères, secondés d'un bras séculier qui peut être débonnaire au jour le jour mais ne doit laisser au vice national aucun espoir de se répandre. Mais par contre, l'Espagne est le berceau de la Compagnie de Jésus ; elle fut, au cours des âges, une grande mainteneuse de l'orthodoxie catholique et de la discipline morale. Tandis que, les Hollandais, méthodiques et organisateurs par excellence, vivaient dans l'anarchie une longue période de leur histoire, l'Espagne offrait à la Chrétienté un modèle d'ordre politique.
    Rien de tout cela, au demeurant, ne se contredit essentiellement et, selon les temps et les circonstances, tel ou tel côté du caractère humain se développe et domine l'autre momentanément ou définitivement. Il y a dans les peuples comme dans les individus une large assise de tendances communes dont les équilibres successifs, faits de différences du plus au moins, subissent des variations constantes. Leur analyse relève pratiquement de l'esprit de finesse bien plus que de l'esprit de géométrie.