Le rôle du suffrage universel.
A partir de la Révolution, la société n'a cessé de s'embourber progressivement. Jusqu'à 1914, la noblesse, sans rang officiel et, à chaque génération, sévèrement atteinte dans ses biens par la division des héritages, s'acheminait vers un état qui, tôt ou tard, devait la confondre avec la bourgeoisie. La guerre brusqua ce mouvement qui s'accomplissait avec une lente sûreté et, après 1918, il sembla que ce fût le peuple, nous l'avons déjà dit, dont une portion croissante accédait à la bourgeoisie et qui allait finir par s'embourgeoiser tout entier. Mais ce n'était là qu'une feinte du destin dont le cours sinueux est comparable à celui de ces fleuves qui, en se détournant, semblent un instant remonter vers leur source puis, en un second méandre, corrigent le premier et fuient vers la mer. Les sociétés comme les individus évoluent sur un plan incliné au bas duquel les appelle une loi morale de l'attraction universelle dont ils cessent de triompher quand les abandonne cette force vitale que les sociétés comme les individus puisent dans leurs principes moraux et perdent dès qu'ils les répudient. Or la Révolution ayant, en un long accès de démence, quasi tranché les principales attaches morales qui maintenaient la société au niveau où elle s'était développée, la société commença à glisser, mal retenue durant un siècle par les liens amenuisés de ses principes désormais trop affaiblis pour l'arrêter, bien qu'assez vivaces encore, cependant, pour freiner sa chute, mais s'épuisant vite dans ce suprême effort.
L'individu ne travaille à s'élever que pour tendre à prendre place parmi ce qu'il y a de plus haut dans la société ; aussi, lorsqu'il se trouve déjà au sommet écroulé d'un monde dans le chaos de son effondrement, ne fait-il aucun effort inutile pour émerger au milieu de l'éboulement général où ce qui distingue est éphémère et devient dangereux comme un défi. En des temps où tout convie à s'avilir, la bourgeoisie, ne subissant plus d'attraction au-dessus d'elle, cède à celle qui s'exerce au-dessous d'elle et s'abaisse dans ses mœurs vers l'état de prolétaire ; tandis que, du même coup, le peuple qui s'élevait quelque peu à la petite bourgeoisie redescend avec l'ensemble de la société.
Le suffrage universel aura été l'instrument de cet avilissement social ; il demeure la garantie de ses progrès. Le suffrage universel, en effet, s'adressant à la masse de ceux qui demeurent sans espoir de s'élever, organise, en l'exaspérant, le triomphe de l'envie et la prépondérance des non-valeurs au niveau desquelles la société toute entière doit désormais se placer et s'adapter. «Les malheureux sont les puissances de la terre» s'écriait St-Just le 6 février 1793 à la Convention. Mettant le présent où convenait le futur, il anticipait quelque peu mais était assurément bon prophète. Effectivement, après le long détour qu'elle a fait depuis St-Just, la démocratie en arrive aujoud'hui à transformer l'ensemble des citoyens en une immense plèbe d'assistés, dispersant le bien des riches, en grande partie sous les diverses formes d'une assistance que tous vont sollicitant avec une énergie croissante parce que, dans la misère générale, elle assure le pain quotidien. Seulement, à cette assistance correspond forcément l'alliénation de toute espèce d'indépendance. Là, toutefois, une contradiction nous arrête qui éclate aux yeux et se formule en cette question : le citoyen est-il décidément un souverain ou un indigent assisté ? Car s'il est un assisté, il se trouve par le fait même en tutelle et donc ne saurait décider souverainement de rien et moins encore de tout. A vrai dire, la nature impérieuse des choses ne laisse jamais subsister que dans la vanité des fictions et dans le vide des mots les incompatibilités impuissantes à se soutenir dans les faits, et l'évidence est que la prolétarisation universelle du vieux monde chrétien équivaut à cette servitude générale dont il a été maintes fois parlé au cours des pages précédentes et à la notion de laquelle nous nous trouvons ramenés une fois de plus.
Première cause : le penchant plébéien.
La prolétarisation de la société est l'effet de deux causes dont la combinaison est nécessaire pour le produire. La première de ces causes est toute morale. Elle consiste dans le penchant plébéien, dans l'affectation d'une prétendue «simplicité» populaire et dans le dénigrement de tout ce qui est patricien, de la part de citoyens patriciens eux-mêmes ou pouvant ou devant normalement aspirer à le devenir. Cette propension à descendre plutôt qu'à se maintenir ou à s'élever est proprement une perversion du goût comme tant d'autres en apparence fort différentes, auxquelles cependant elle s'apparente de plus près qu'elle n'en a l'air à première vue. Elle se rencontre à toutes les époques mais à l'état de rare exception. Dans la Chrétienté elle a commencé à se répandre durant la seconde moitié du XVIII
è siècle parmi les classes élevées de la société, amollies par l'âge, rassasiées de grandeur et comme lasses des vertus et des gloires du passé. Toutefois, au crépuscule de l'Ancien Régime, la société était parvenue au plus haut degré du raffinement et de la politesse ; aussi cette espèce de vice naissant de l'esprit adopta-t-il chez elle une forme poétique, du genre pastoral, un peu niaise sans doute mais remplie des grâces artificielles que l'on prêtait alors à la rudesse des réalités de la nature. Au surplus, les ouvriers étaient en ces temps peu nombreux ; la plèbe était rurale et, dans l'imagination conventionnelle de l'époque, elle se confondait avec la nature même dont on se plaisait à célébrer le culte champêtre en se travestissant pour aller goûter de la crème dans d'élégantes laiteries. Cependant, sous la mièvrerie de cet engouement, plus enjoué encore que langoureux, et plein de charme d'ailleurs, une voix se faisait entendre qui traduisait les mouvements chagrins et maladifs d'une intuition géniale, esclave d'un sentimentalisme outrancier et pervers aboutissant, de déductions en déductions, à la froide cruauté d'un système implacable destiné à rétablir la prétendue égalité originelle et surtout à la maintenir. Si les contemporains de Jean-Jacques Rousseau avaient eu l'esprit aussi pénétrant que fin, ils eussent saisi dans ses écrits la prophétie du sort que l'avenir leur réservait, à eux-mêmes d'abord, puis à leurs descendants.
Après la Révolution, avec l'enflure et le mauvais goût dans la forme, le romantisme introduisit l'immoralité du fond par l'apologie systématique de la règle transgressée au détriment de la règle respectée ; genre auquel allait la faveur que le public, deux siècles auparavant, réservait au caractère du viel Horace, au courage du Cid, à la vertu des héroïnes que Corneille a chanté en des vers immortels. Du romantisme date la place, plus tard prépondérante, donnée dans la littérature et le théatre successivement aux humbles, puis aux bandits et enfin aux voyous. Aux environs de 1900, la musiquette larmoyante d'une certaine poésie marquait cette transition.
L'intérêt, en s'exagérant, se change bientôt en attirance. Or ce glissement en faveur des mœurs des humbles n'est pas la charité chrétienne mais l'hystérie d'une charité qui elle-même ne date pas d'hier et s'est exercée au cours des âges, Dieu sait avec quelle générosité et quel dévouement, en élevant ceux qui la faisaient et non en les encanaillant. Car il existe deux sortes de charité qui s'adressent à deux sortes d'individus très différents : l'une qui consiste à aider dans leur effort à s'élever ceux dont le mérite est digne de l'être afin d'enrichir la société de leurs talents, œuvre éminemment aristocratique et civilisatrice dont il a déjà été parlé ; l'autre consiste à soulager la misère de ceux qui sont malheureux sans espoir et ne seront jamais autre chose quoi qu'on fasse pour eux, parce qu'une certaine pauvreté des biens, comme celle de l'esprit, est une prédestination tenant à la complexion des êtres, à laquelle nul ne peut rien changer. Pour ceux-là, le devoir chrétien d'adoucir leurs maux se concilie avec le devoir social qui est de les laisser à leur place et au besoin de les y maintenir ; car il faut que toutes les besognes soient faites et réparties entre ceux qui respectivement y sont bons.
A trop exalter les sentiments et les mœurs des humbles donc, on finit par les prendre soi-même. C'est en effet ce qui s'est produit dans une société que la fierté de l'âme ne protégeait plus contre les entraînements irréfléchis d'un sentimentalisme niais s'attachant à abolir les marques extérieures de la supériorité dans les rapports sociaux comme une offense à la délicatesse prêtée aux petits, sinon comme une cruauté morale à leur égard. C'est ainsi qu'en cent ans les idées de Jean-Jacques Rousseau ont fait un tel chemin que la société est arrivée à se comporter comme si elle se sentait coupable de l'infériorité d'une partie de ses membres et avait pour devoir primordial, non de les protéger, non de les conduire matériellement et de les guider moralement, mais bien de les élever intellectuellement au niveau le plus haut, pour n'en faire en fin de compte que des envieux et des aigris (déviation des responsabilités dont il resterait d'ailleurs à débattre dans quelle mesure elle est compatible avec le libre-arbitre chrétien). De cette façon, un véritable snobisme de la simplicité - qui, au vrai, n'est que le snobisme de la grossièreté des mœurs - s'est peu à peu emparé de gens, en réalité gênés d'une supériorité matérielle qu'ils avaient perdu la carrure morale de justifier. D'un coup d'œil on embrasse les conséquences de cet état dégénéré de l'âme sur la conservation des trésors accumulés de la civlisation.
Vers la même époque, cette manière de vertige gagna toute la Chrétienté, les Russes en particulier. Il y eut alors en Russie - le roman en a maintes fois décrit le cas (1) - des hommes et des femmes, des jeunes gens surtout qui, par le dégoût de la vie facile, par une hostilité innée à leur milieu, rêvaient de «se simplifier» et allaient effectivement parfois se confondre avec le peuple et partager obscurément sa vie pour y exercer l'apostolat socialiste, précédant ainsi volontairement la prolétarisation générale imposée par la révolution de 1917 (2).
Dans notre société bougeoise, qui avait à tomber de moins haut, la prolétarisation prit une autre tournure. Elle ne se révéla réellement qu'après 1918. La guerre avait fait un devoir à chacun, le cas échéant, de se mettre à tout. Trop vieille pour rebondir, ayant perdu son élasticité avec l'âge, trop foncièrement démocratisée surtout, la société, une fois le conflit terminé, ne réagit pas pour tenter de rétablir, autant que faire se pouvait, ce qui restait de hiérarchie dans sa constitution intime. Au contraire, moitié prescience inconsciente de l'avenir, moitié entraînement irréfléchi de la mode, tout le monde, dans les classes les plus riches de la société, voulut «faire quelque chose», entendant par là avoir une activité professionnelle que, peu d'années auparavant, nul n'eût songé à exercer sans la nécessité de gagner sa vie. Les jeunes filles elles-mêmes s'ennuyaient. A y regarder de près, les garçons parfois n'avaient pas de motif plus sérieux.
De quelques règles propres aux sociétés hiérarchisées.
Ici faisons un bref temps d'arrêt et, interrompant un instant l'anatomie pathologique, rappelons à notre mémoire quelques notions élémentaires d'anatomie tout court.
Dans toutes les sociétés humaines dont l'histoire nous est connue, jusqu'aux nôtres y compris, il a existé une noblesse. Cette noblesse était terrienne et militaire. Elle exerçait les hautes fonctions de l'Etat, soit que la naissance prédestinât à ces fonctions, soit qu'elles conférassent la noblesse à ceux que leur mérite rendait digne de les remplir. Deux règles, l'une conservant sa force, l'autre prévenant sa chute, soutenaient très strictement la noblesse à son niveau et la maintenaient dans son rôle : nul ne pouvait conserver la noblesse s'il exerçait une activité mercantile. Ces règles étaient au moins aussi rigoureuses à Rome, par exemple, que dans la Chrétienté. En fait, la fonction primordiale de la noblesse était la fonction militaire. D'autre part, sa qualité de seigneur terrien était pour le patricien la meilleure école qui fût pour le préparer à l'administration de ses semblables dans un poste à la mesure de ses talents s'il en avait. Durant la jeunesse et la force des âges sociaux, l'homme entre tôt dans la vie et, tant dans l'Antiquité que dans la Chrétienté, il était courant qu'un patricien vécût trois existences : soldat dans sa jeunesse, diplomate, gouverneur, magistrat, ou autre lors de sa pleine vigueur, et sur le déclin enfin, qu'il fît valoir ses terres en écrivant ses souvenirs.
Tel est, en quelque sorte, le squelette des principes constitutifs de la noblesse dans les sociétés aristocratiques. Qu'il s'agisse de la société ou de l'individu, que ce soit dans le domaine abstrait ou dans le domaine concret, la chair qui recouvre ce squelette donne à chaque institution comme à chaque être, simple ou collectif, une physionomie propre. Sans doute cette physionomie se modifie-t-elle avec l'âge, mais jamais dans ces formations, quelles qu'elles soient, les dispositions fondamentales de leur organisme et par conséquent les fonctions qui s'y accomplissent ne changent essentiellement, sinon pour cesser d'être.
Un trait des âges de force où l'activité humaine relativement saine comporte ses plaisirs, ses repos et ses loisirs nombreux en regard de ses peines, de ses dangers et de son action, est que l'oisiveté n'existe pratiquement pas ; l'oisiveté au sens que le jargon démocratique donne à ce mot, c'est-à-dire la vie uniquement remplie de plaisirs stériles. L'apparition des «oisifs» est une des conséquences de la décadence en général et des débuts de la décadence démocratique en particulier ; autrement dit de la vieillesse et de la maladie combinées. Par nature, l'homme ne tend pas à être oisif - ce qui est un déséquilibre au même titre que l'agitation - il tend au contraire à être actif car il y a tout profit, et il le reste de préférence pour peu qu'il lui soit permis d'avoir une activité répondant à sa complexion. Dans la période sociale où la démocratie a conquis le domaine politique sans avoir fait plus que des intrusions relativement timides dans le domaine économique et social, elle exclut directement ou indirectement le patriciat des fonctions militaires et politiques, ne serait-ce que par la tournure qu'elle donne aux unes et aux autres, faite pour provoquer respectivement l'éloignement et le dégoût des honnêtes gens. De ces honnêtes gens, dans la phase de son évolution où elle leur laisse encore leur fotune, la démocratie réduit à l'oisiveté, outre ceux qui ont le cerveau vide, ceux qui, perspicaces, fins et désabusés, se sont façonné un caractère d'épicurien à la mesure des moyens qu'ils ont conservés d'en satisfaire les goûts. Datant du XVIII
è siècle, qui a secrété toutes les déviations modernes, les-dits oisifs ont été, pour les besoins de la cause, montrés au doigt, avec une insistance scandalisée et vengeresse, par la même démocratie qui avait créé leur oisiveté ; en réalité, ils ont fait au XIX
è siècle plus de bruit par leur qualité que par leur nombre et, placés en marge de l'évolution générale, sans postérité d'ailleurs en tant qu'oisifs, ils n'ont pour cette étude qu'un intérêt épisodique.
En cette phase où la décadence démocratique n'est pas encore à son comble, aussi longtemps donc qu'en la désuétude de toute règle impérative les individus conservent plus de la tendance aristocratique à s'élever qu'ils ne sont entraînés par la tendance démocratique à s'abaisser, la règle instinctive parmi les hommes, quelle que soit leur condition, est de n'exercer ni profession ni métier dès qu'ils peuvent s'en passer pour vivre. La normale d'ailleurs est d'échaper, pour peu qu'on le puisse, aux conséquences de la spécialisation qui rétrécit l'optique et confine le raisonnement plus souvent qu'elle ne les élargit ; elle est d'allonger en quelque manière sa vie en évitant cette perte considérable du temps exigé par les besognes monotones et ingrates qui entrent pour une grande part dans le travail professionnel de tous les métiers ; elle est de se délier de l'emprise matérielle dont les soucis d'une profession enserrent toujours l'esprit. Car l'homme qui est obligé de gagner sa vie n'est jamais, dans la situation la plus brillante, un homme tout à fait libre ; et la normale en tous temps est de l'être le plus possible. La règle est donc, en un mot, de profiter de cette indépendance sans prix qu'assure la fortune tant qu'elle n'est pas encore la proie des exactions socialistes, afin de s'élever aux idées générales, afin d'exercer une activité noble et, sinon de servir l'Etat, du moins de servir la société en cultivant ou en protégeant les lettres, les sciences, les arts. C'est ainsi que le riche exerce si fréquemment une activité qui révèle plus ou moins d'envergure selon l'intelligence et le tempérament de chacun, mais qui, étant éminemment désintéressée, est souvent très féconde ; elle n'est jamais absolument stérile en tous cas et, considérée dans son ensemble, elle apparaît indispensable au développement et au maintien dans la société de cette fleur de tous les talents qui est la civilisation même et qui orne le monde.
Mais, évincés des affaires publiques, ceux qui agissent selon cette logique perdent, par le fait même, la possibilité d'en conserver les moyens. A la fin du XIX
è siècle le mal démocratique travaillait autour d'eux avec une activité croissante, diminuant peu à peu leur nombre et rétrécissant indirectement leur champ d'action. Finalement le jour vint où la société passa résolument de la tendance aristocratique à s'élever à la tendance démocratique à s'abaisser. Les individus en cause descendirent alors en vertu d'un double principe, stipulant, d'une part, qu'il fallait se rendre «utile» à ses semblables en «travaillant», car en ne «faisant rien» on vivait en «:parasite» dans la société ; d'autre part, qu'il était «immoral» de ne «rien faire».
C'était après 1918 ; brève étape sur le court palier de l'embougeoisement général. Accrédités sans analyse préalable des intéressés, bien entendu, ces idées portaient la marque profonde des doctrines du plus pur socialisme dont elles prouvaient l'inconsciente généralisation dans l'esprit public où elles n'avaient guère fait que s'insinuer jusque là. Elles prirent cependant la tournure et la force d'un préjugé social, bourgeois au moins autant que populaire. Et cela se comprend car ces idées correspondaient bien à la mentalité toute professionnelle des bourgeois les plus nombreux qui ne conçoivent guère d'autre intérêt dans la vie que celui de leur activité de métier sans laquelle ils restent désemparés au point que souvent ils survivent peu à son abandon quand l'âge les contraint à la retraite. Elles correspondaient surtout aux sentiments secrets de leur envie, jalouse de ramener à leur niveau tout ce qu'ils sentent au-dessus d'eux ; elles correspondaient aussi à leur vanité à laquelle s'offrait l'occasion de rehausser leur personne par la vogue et la recherche de leur état. Nul d'ailleurs ne se demanda s'il était en effet moral et utile qu'il finisse un jour par y avoir autant de médecins que de malades ou plus d'avocats que de plaideurs ; si une femme du monde qui ouvrait un magasin de lingerie ou d'antiquités était plus utile et plus morale qu'elle n'eût été en devenant la cliente de ce même magasin, tenu par une personne faite pour le commerce. Peu à peu, on se sentait gêné de n'avoir pas un métier et, en effet, on se singularisait de plus en plus en n'ayant pas une occupation professionnelle où l'on dépendît d'une occupation quelconque à des heures fixes. Or, lorsqu'on renonce à être maître de son temps, c'est le signe qu'on est incapable de l'employer soi-même et, dans l'ensemble, ce mouvement ne prouvait que trop l'incapacité de ceux que le sort avait placés au-dessus des soucis matériels, à jouer dans la société autre chose qu'un rôle subordonné.
Seconde cause : la ruine générale.
Telle est dans ses grandes lignes, déjà très complexes, l'évolution de la cause morale qui, pour sa part, a préparé la prolétarisation proprement dite du monde actuel. Avant d'en venir effectivement à cette prolétarisation, il convient de mentionner la seconde cause, toute matérielle celle-ci, à savoir l'instabilité croisante et la diminution précipitée des patrimoines.
Il est indiscutable que les gens qui, sans besoin immédiat, s'assuraient un état professionnel, prévoyaient, soit distinctement, soit confusément, la disparition de la fortune privée. Très forte pour l'individu, cette raison ne vaut pas pour l'ensemble. S'adapter d'avance aux conditions de l'ennemi, c'est fuir la difficulté et encourager la hardiesse de l'adversaire pour ne rien obtenir de plus qu'un répit, plus court chaque fois qu'à nouveau l'on renonce à combattre.
Que l'on imagine un ensemble vigoureux et cohérent de familles riches se raidissant sous la menace. Elles eussent sans aucun doute déployé devant le péril une activité dont il fût devenu en effet, alors, urgent de bannir toute nonchalance ; mais une activité visant à cultiver, à développer dans le sein de cet ensemble tous les talents qui commandent l'existence moderne des nations et assurent la supériorité dans les principaux domaines de la vie sociale. Par ailleurs, sur le plan politique en particulier, ceux qui avaient quelque don pour y réussir se fussent employés à saisir les postes qui, de chute en chute, étaient tombés dans les mains indignes de tout ce que le pays renferme de plus nocif et de proprement barbare à l'égard de lui-même. Un ensemble de familles possédantes qui, agissant dans un but national, se fût donné une armature morale et une discipline intérieure suffisantes pour assurer son unité d'action et sélectionner les hommes de valeur, soit parmi les siens, soit en dehors, un tel ensemble, attirant à lui l'élite dans tous les genres, eût été invicible à l'intérieur, et toute la société en fût devenue invincible à l'extérieur. Seulement, un tel ensemble porte un nom : c'est une aristocratie. Et l'aristocratie se forme et fleurit avec la société. Les décadences n'en produisent pas.
Composée des éléments les plus disparates, la classe possédante ne renfermait que des âmes subalternes, qui, jusque dans les plus hautes situations, se montraient déjà soumises devant la seule ombre de l'évènement. Loin donc de combattre le principe qui s'affirmait, les gens riches ou aisés crurent pouvoir s'y adapter, et avec d'autant plus de profit qu'ils y mettaient plus d'empressement. Ils crurent qu'en «travaillant», ils pourraient désormais s'assurer, avec le nécessaire, le superflu, le «confort». Ils étaient loin d'envisager ce qui était si près cependant, parce qu'ils ne concevaient pas que la démocratie est la destruction et n'est que cela. Ils ne se doutaient pas que la démocratie ne se contenterait pas de poursuivre l'abolition de la fortune acquise, par l'abolition de l'héritage notamment, mais s'attacherait encore à prévenir sa formation en tendant à l'établissement d'une économie basée, en même temps que sur le gaspillage qui permet de dilapider les patrimoines, sur l'abolition du profit, seul mobile, seul stimulant des actions humaines dans le domaine économique ; du profit qui, par la richesse et la stabilité qu'assure son institution naturelle, permet, favorise même indirectement, l'éclosion de tout ce que l'intelligence peut produire de moins mercantile, voire de plus désintéressé dans tous les genres. Ils ignoraient enfin et surtout, que rien n'est plus contraire à l'égalité démocratique que la notion d'un bénéfice proportionné au mérite de l'homme ou à la valeur de l'œuvre et que rien donc n'est plus hostile à cette notion que la démocratie.
Résolument, ils recherchèrent le gain et mirent une sorte d'amour-propre à ne jamais rien faire qui ne fût lucratif, incapables dès lors de comprendre qu'il est certains services, petits et grands, que l'on ne vend pas ; que ces services, l'on n'est pas dupe lorsqu'on les donne en sachant les donner, et qu'en les donnant, loin d'y perdre, on acquiert, on conserve ou l'on rétablit une supériorité sociale, on se constitue un véritable capital de considération, d'où découle tout ce qui peut faire l'objet des ambitions humaines.
Toutefois, ce qu'ils firent en recherchant le gain eut un résultat concret et immédiat, celui d'imprimer à toute chose une tournure vénale grâce à laquelle s'insinuèrent partout le courtage ou la dichotomie qui, dégradant tout, faussèrent les règles de probité de l'ancien commerce et atteignirent, par des pratiques mercantiles, jusqu'à l'honneur des professions libérales.
Ce n'est point le fait des affaires humaines, ni d'aucune formation évoluant dans la nature, de rester étales. Tout ce qui ne se compose plus, commence insensiblement à se décomposer ; tout ce qui ne monte plus redescend ; à peine d'abord, puis avec une rapidité croissante, bien que faisant, il est vrai, plus d'un détour, quelques marches de biais, et certaines brèves remontées au flanc de la côte parfois, d'où naissent de courtes et verbeuses illusions. Sous ce rapport, l'embourgeoisement de 1918 marquait non pas un temps d'arrêt et moins encore un aboutissement, mais bien une brusque accélération dans la chute. Le taillis bourgeois qui masquait alors quelque peu l'horizon tragique aux yeux de qui ne voulait pas voir, allait vite s'éclaircir, puis cesser bientôt pour découvrir soudain la pente aride et sèche dévalant quasi verticalement dans l'abîme de la prolétarisation, c'est-à-dire de l'esclavage mutuel.
Ceux qui s'étaient déjà volontairement «adaptés», ceux qui s'étaient si facilement accomodés d'une première emprise sur leur indépendance, manquaient, cela va sans dire, des qualités nécessaires pour s'insurger contre une emprise définitive et totale, dont il est autrement difficile de briser la puissante réalité qu'il ne l'était de conjurer la chétive menace de la première. L'état de besogneux auquel dans leur ensemble se sont laissés réduire ces gens, les conduit inéluctablement à celui d'esclaves où ils s'enfoncent un peu plus chaque jour. Et dans les conditions spirituelles et morales de la société actuelle, on ne voit rien qui puisse susciter un obstacle de nature à ralentir cette chute.
Avant de devenir mutuellement esclaves les uns des autres, les hommes le sont d'ores et déjà devenus d'eux-mêmes. Les œuvres basses de leur propre service accablent la plupart d'entre-eux. Elles accaparent en effet des heures innombrables qui, accumulées, font des années de la vie prises sur le temps d'acquérir tout ce qui élève l'intelligence, orne l'esprit et affine le goût ; et, le temps qu'elles ne prennent pas, elles le hachent comme pour le rendre inutilisable à autre chose qu'à leur accomplissement. Plus encore, en décourageant les uns, en irritant les autres, ces œuvres serviles débordent sur le temps qu'elles n'exigent pas et achèvent ainsi d'exaspérer la volonté ou d'engourdir, sinon de paralyser, les facultés pensantes. On a beau nommer ravitaillement le marché de naguère, toutes les femmes le font (quand ce ne sont pas les hommes), et de ce fait elles sont devenues des ménagères, c'est-à-dire les cuisinières de leur ménage, situation incompatible, non pas seulement avec l'état de femme du monde (qui, pratiquement, n'existe plus), mais avec le métier même d'employée de commerce.
Une chose cependant est digne de remarque : ces conditions d'existence excèdent tout le monde, elles n'humilient presque personne. C'est que, pour ce qui concerne leur honneur, les hommes ont naturellement des réactions grégaires dont le caractère s'accentue en ce sens avec l'âge social. Très sensibles à l'humiliation relative, peu d'entre-eux sont accessibles au sentiment de l'humiliation intrinsèque naissant du rapport réel de l'estime d'eux-même à la honte subie, surtout quand cette humiliation est générale. Ainsi donc, lorsque tout le monde se trouve humilié au même degré, ou bien la sensibilité collective est émue et la réaction, alors, ne tarde guère, ou bien chacun tire de l'exemple d'autrui la consolation de sa propre déchéance et l'excuse de la supporter. L'un ou l'autre se produit selon qu'une formation sociale : une nation, une classe, une corporation quelconque, est dans son ensemble restée plus fière qu'elle n'est devenue envieuse ou bien est devenue plus envieuse qu'elle n'est restée fière.
Quoi qu'il en soit, les familles dont la vie privée subit une pareille déchéance matérielle ne peuvent qu'à très grand peine, et dans des cas chaque jour plus rares, maintenir dans leur sein un niveau intellectuel et moral qui, tout comme la taille de leur habitation et la richesse de leur mobilier, jure par trop avec la perte de leur fortune et surtout avec la perte de leur espoir. La tension d'un tel écart demande un effort intolérable qui ne peut être longtemps soutenu. Aussi cette phase transitoire pour quelqus-uns encore ne peut-elle être que très brève. Certains hommes et femmes ne pourront pas sans fin concilier avec une activité grossière et la fréquentation constante d'un milieu trivial une distinction de l'esprit qui d'ailleurs ne s'entretient que dans le commerce habituel des honnêtes gens et ne laisse pas de se nuire dans celui des autres. Heurtés sans cesse, épuisés par d'humbles préoccupations quotidiennes, obsédés par le souci de l'avenir, ces gens ne produiront plus de travaux désintéressés, ils n'auront plus rien à donner aux œuvres nobles qui requièrent le calme de l'esprit, perpétuellement contractés qu'ils seront au contraire, dans une atmosphère de déséquilibre social. Après avoir fait dans la journée le métier d'une bonne à tout faire, les femmes ne se retrouveront pas toujours dames dans une soirée qui souvent pour elles n'est plus qu'une fatigue supplémentaire car, afin de se retrouver telle il faut l'avoir été, c'est-à-dire avoir vécu sa jeunesse en un temps dont chaque année efface un peu plus le souvenir et des mœurs duquel la nouvelle génération n'a même pas conscience. Le moment vient très vite où, sous la pression impérieuse des circonstances, l'intellectuel, le moral et l'esthétique doivent aller rejoindre le matériel dans l'indigence commune. A des conditions politiques et sociales tendant à faire de tous des prolétaires, la mentalité du prolétaire et par dessus tout, cette instruction du prolétaire, sorte d'ignorance savamment dirigée qui, en obscurcissant son âme, fausse définitivement son jugement dès lors confirmé dans ses erreurs par les prétentions de sa science de pacotille (ce que nulle simple ignorance ne peut faire). Et cette déviation de l'esprit le rive à la servitude plus sûrement qu'aucune véritable chaîne.
Aussi bien les plus jeunes sont-ils faits à l'idée de s'incorporer dans la plèbe. La plupart ne cherchent pas à se défendre contre ce qu'ils admettent comme une fatalité à l'égard de laquelle l'éducation moderne ne cultive évidemment aucune répugnance insurmontable ; beaucoup même lui sourient comme s'ils étaient en proie à une manière de snobisme de la prolétarisation qui, chose typique, loin d'épargner les familles royales, compte jusque parmi elles ses adeptes les plus sincèrement ingénus.
Les convictions démocratiques de la jeunesse studieuse sont déjà relativement fort anciennes. Guère moins anciennes sont les tendances extrémistes d'écoles qui, de par le monde, sont de celles où, pour ne parler que des humanités, se donne la formation la plus classique qui soit. Cette formation est de celles qui sembleraient devoir éloigner sûrement ceux qui la reçoivent d'un ensemble d'erreurs, socialement d'autant plus pernicieuses qu'elles atteignent en principe l'élite des futurs pédagogues. Que toute cette jeunese, généralement issue de milieux modestes et dépassant déjà par son nombre les possibilités d'absorption de la société, soit portée à la fronde par son âge et à l'amertume par la perspective de sa médiocrité future plus que par le souci de sa pauvreté présente ; que cette jeunesse se soit engouée des doctrines démocratiques alors qu'elles restaient dans le domaine vague de ces rêves que l'on se plaisait à nommer généreux - encore qu'ils fussent, indirectement, des plus intéressés de la part de ceux qui les caressaient d'un air détaché - cela s'explique sans peine pour qui a connu et pénétré l'esprit de ce temps.
Cela s'explique d'une façon plus complète encore pour qui a observé cette foi sévère, intransigeante, à la fois minable et glorieuse, que nourissaient pour l'idéal démocratique et «laïque» la plupart des hommes du monde universitaire, qui pour leur discipline étaient des maîtres justement vénérés. Egalement estimables par la qualité de leur savoir et la conscience de leur enseignement, l'austère dignité de leurs mœurs rendait en général ces maîtres aussi respectables que la constance de leur probité matérielle et morale, et, au cours d'existence où la gène décente confinait parfois à la pauvreté honteuse, on les voyait demeurer humbles et fiers autant qu'inattaquables dans l'accomplissement scrupuleux de leur devoir. On conçoit leur influence. Mais ceci dit, qu'insensible à l'évidence devant la faillite de l'idole de ses aînés, cette même jeunesse, monstrueusement accrue d'ailleurs, persiste à suivre, soit sous la forme «laïque», soit sous la forme chrétienne, les plus extravagantes déviations politiques et sociales du siècle ; qu'elle tombe dans les pires aberrations esthétiques ; qu'elle cherche à se confondre avec la masse plus qu'à s'en distinguer (tout cela se tient), c'est le signe tragique pour la civilisation, que les meilleures disciplines intellectuelles, impuissantes à redresser le jugement lorsque la raison est trop gravement faussée, ne servent désormais qu'à armer le non-sens et à enrichir la folie. Ces vénérables disciplines ne forment plus alors, en place d'humanistes, que des barbares compliqués.
D'un autre côté, il n'est plus rare de voir aujourd'hui des chefs d'entreprises à peu près résignés à devenir contre-maîtres, sinon ouvriers ou employés dans leur propre affaire, oubliant d'ailleurs qu'au jour critique, la lâcheté ne suffira pas à leur faire pardonner leur passé bourgeois de patrons.
Observations sur les familles de souche récente.
Cependant, chemin faisant, notons ici encore une observation confirmatoire : ce sont les hommes de souche la plus récente qui renoncent le plus facilement à la position et aux biens acquis. Or à l'heure actuelle, un très grand nombre de positions patronales de toutes sortes, sont occupées par des gens dont le pères, le plus souvent les grand-pères, tout au plus les arrière-grand-pères, étaient ouvriers, petits employés, paysans ou domestiques. Ils sont sans racines personnelles profondes dans l'état social au faîte duquel ils sont parvenus en masse compacte depuis peu et où ils se trouvent entourés d'objets disparates, acquis par esprit d'imitation, et qui n'ont été ni conçus ni faits pour eux. Les pères, montés au crépuscule des temps vers le sommet instable d'un ensemble devenu fragile qui s'éboulait sans cesse davantage sous l'effort de leurs pas ascendants et s'affaissait en se désagrégeant de plus en plus vite sous leur poids, les pères cependant avaient eu confiance en eux-mêmes et en leurs qualités, de second ordre sans doute mais réelles en effet ; ils avaient cru dans la pérennité de ce qu'ils édifiaient et aux progrès illimités de leurs uvres, combinés dans le progrès général d'institutions démocratiques qu'ils considéraient avec cette myopie bienveillante, avec ce faible teinté de reconnaissance et d'une nuance de complicité, que montrent les hommes pour un régime politique nouveau dont le développement a coïncidé avec leur fortune et leur propre ascension. Les fils au contraire, instinctivement pénétrés de la précarité universelle, se sentent comme provisoirement campés par le sort dans les ruines branlantes d'un monde croulant et, sans illusions sur sa solidité ni sur leur propre valeur, ils sont si prêts à décamper au premier signe impératif que moralement, intellectuellement et - par un curieux phénomène d'harmonisation préalable - physiquement même, beaucoup sont déjà retournés (à l'aptitude près pour en ressortir) là d'où leurs pères étaient venus.
Les familles de souche plus ancienne, montées en un temps où quelques traditions se communiquaient encore, sont plus liées à leur patrimoine. Elles ne le défendent pas mieux que les autres peut-être, mais elles y tiennent davantage et ressentent plus vivement sa perte.
Il demeure que l'on est frappé de voir comme se racourcit de plus en plus le temps d'élévation des familles qui sont montées. Cela tient à ce que ceux qui arrivent, vieux de la vieillesse générale, sont déjà usés à leur insu par une longue civilisation ; cela tient aussi à ce qu'étant très nombreux ils sont rarement d'une qualité que la nation, épuisée en hommes, produit de moins en moins ; cela tient, d'autre part à la fièvre d'une activité sans trêve ni repos, agitation absolument anormale, propre à l'époque moderne, qui surmène les facultés de l'individu au-delà des limites où résistent les systèmes nerveux les mieux doués et font procréer dans les pires conditions des enfants que la même fièvre saisira dès leur jeune âge ; cela tient enfin au désordre général d'une fin d'évolution sociale dont la cadence effrénée et la perpétuelle instabilité exténuent les esprits et les corps. En somme, ceux qui montent, comme en hâte, au crépuscule d'une civilisation, font l'effet de voyageurs qui se précipiteraient essoufflés à l'assaut d'un train entrant dans la dernière gare, l'instant avant que l'on crie : «Tout le monde descend !».
Quand une société a banni ses principes religieux, moraux et politiques dont l'ensemble forme une doctrine sociale qui est l'âme même des sociétés humaines ; quand le corps social déclare en quelque sorte la guerre à son principe de vie, ce corps ne peut plus connaître qu'une lente agonie, cette société ne fait plus que se survivre en se décomposant. En pareil cas, plus rien ne fixe, plus rien si l'on peut dire, n'accroche au niveau où ils sont parvenus ceux qui viennent de l'atteindre. Plus rien ne retient ceux déjà haut placés dans l'échelle sociale, car les liens qui les maintenaient sont ou rompus ou si distendus qu'ils ne font plus leur office. Restée seule désormais, cette loi morale de la pesanteur qui appelle tout vers le bas agit sans antagoniste et l'on peut alors contempler une déchéance dont la rapidité obéit à des règles analogues à celle de l'accélération de la vitesse des corps en chute libre.
Qui a-t-il au bout de cette chute ?
De la doctrine socialiste.
Lorsqu'on examine la doctrine socialiste, c'est-à-dire la doctrine démocratique poussée à ses dernières conséquences ; lorsqu'on lit, notamment, les œuvres d'un esprit aussi intelligent, aussi ferme, positif et précis que Georges Sorel par exemple, on reste surpris du contraste existant entre la force et l'ingéniosité, à certains égards la perfection, des voies et moyens, et la pauvreté, le flou de l'utopie qui constitue le but à atteindre. Je ne crois pas trahir l'ensemble de la pensée socialiste en disant que ce but consiste essentiellement dans la création d'une société universelle de producteurs, composée d'individus socialement égaux. Ce n'est point ici le lieu de discuter des subtilités de la doctrine de Karl Marx telle qu'elle est interprétée par ses disciples, divisés, à l'instar de ceux de Luther, en une foule de chapelles rivales. Au surplus, le présent ouvrage n'est que la recherche de la véritable nature des principes directeurs de cette doctrine et leur analyse par comparaison avec l'état non-socialiste des sociétés. Nous nous bornerons donc à remarquer que la théorie socialiste donne au producteur une place en complète disharmonie avec celle du consommateur car une collectivité de gens égaux, tous obligatoirement «travailleurs», ne peut satisfaire que des besoins limités, faute de temps et d'argent d'une part, faute de raffinement du goût de l'autre. Il est inutile d'insister sur le résultat final d'une telle conception dans toutes les branches de l'activité humaine, ni sur le sort que le triomphe de cette conception réserverait aux arts, aux lettres, aux sciences et aux industries mêmes, si elle devait s'établir définitivement dans la pratique. Il suffit de dire qu'elle correspond, sur le plan de l'organisation sociale, à ce que pourrait être sur le plan de l'organisation physique la prétention saugrenue de transformer en individus bisexués, comme l'étoile de mer, une race d'êtres comme l'homme, que la nature a scindés en deux, avec le soin d'attribuer à chacune des moitiés des rôles complémentaires dont les inégalités se compensent réciproquement. A cette prétention, d'ailleurs, le socialisme tend dans la mesure très limitée des possibilités humaines, lesquelles jusqu'ici n'autorisent rien de plus qu'un retour caricatural au dimorphisme atténué de la plus lointaine barbarie ; nous y reviendrons plus loin.
En fait, l'évolution que subit le monde chrétien actuel apparaît à la plupart des esprits comme un tissu d'absurdités. C'est là un jugement tout relatif auquel la raison philosophique ne saurait souscrire. Par une habitude instinctive, les hommes réagissent en partant de l'idée de vie sociale et, relativement à la vie sociale en effet, tout ce qui se passe de nos jours (à quoi chacun d'ailleurs, mû par une force souvent invincible, coopère plus ou moins) est d'une absurdité si constante qu'elle a fini par lasser l'indignation, changée maintenant en un long, sourd et perpétuel gémissement. Que si, s'élevant au-dessus des réflexes de l'instinct de conservation, l'on considère que la mort sociale est un phénomène de la vie universelle tout comme la mort de l'individu pour la société ou bien la mort d'un cheveu ou d'une cellule pour l'individu, on reconnaîtra dans l'ensemble de ces faits politiques, de ces initiatives sociales, absurdes à l'égard de la vie étroitement conçue, un processus de phénomènes d'une logique rigoureuse à l'égard de la mort considérée comme une phase du mouvement général de l'existence. A partir de là, tout ce dont nous sommes témoins et qui nous scandalise, prend un sens et se déduit conformément à la plus stricte raison.
C'est pourquoi il ne faut jamais se représenter les théories socialistes comme pouvant fonder un état de choses destiné à évoluer normalement dans l'avenir. Par leur nature essentiellement contraire à la vie sociale, elles ne représentent qu'un instrument de mort sociale. Il leur suffit, pour remplir leur destin, non pas de s'être établies, mais seulement d'avoir fait un effort sérieux et prolongé pour introduire leur institution. Lorsque la société cède à cet effort sans plus de réaction, elle est virtuellement perdue ; elle ne peut plus que disparaître ; après quoi, ayant accompli son œuvre, le mal démocratique disparaît lui-même faute d'objet. Or nos sociétés chrétiennes entrent en ce moment dans la période où elles subissent, sous la forme socialo-communiste, le suprême effort de la démocratie triomphante. Désormais, ceux qui furent jusqu'ici les plus aveugles entrevoient clairement ce qu'il y a au bout de la chute, tant nous en sommes près.
L'oisiveté.
Il n'y a pas longtemps qu'il a été officiellement parlé de «mettre les oisifs au travail». Singulière préoccupation en un temps où ce qu'il pouvait rester naguère d'oisiveté a fait place à un surmenage atteignant tout ce qui ne touche pas une fonction publique. Souci étrange et bien suspect de la part d'un Etat qui s'est constitué en une gigantesque et ruineuse pépinière de parasites et de fainéants !
L'oisiveté, comme chacun sait, est la mère de tous les vices. Cependant, on ne saurait raisonnablement prêter à la démocratie un accroissement si subit de scrupules dans la vertu qu'elle croit devoir s'attacher d'urgence à remporter les mêmes triomphes puritains obtenus récemment sur la prostitution, qui n'étant plus nulle part est désormais partout. A la vérité, c'est bien d'autre chose qu'il s'agit : à savoir de poser le principe socialo-communiste du travail forcé pour tous et désigné pour chacun. En s'en prenant en apparence aux seuls «oisifs», la démocratie ne fait que sacrifier aux habitudes cauteleuses qui lui font introduires les plus audacieuses innovations de son désordre sous l'aspect grossièrement hypocrite de réformes morales ou de bienfaits matériels. Au surplus, parmi les âmes simples, qui s'aviserait de défendre l'oisiveté ? Et parmi les clairvoyants, dans l'état inorganique de tout opposition, dans l'état général de renoncement ou de couardise qui paralyse toutes les réactions, qui pourrait, qui voudrait, qui oserait défendre, au sein d'une société où chacun est en passe de devenir assisté de l'Etat, le droit d'être «oisif» sans rien coûter à la collectivité, le droit d'être consommateur là où l'on ne veut que des producteurs ? Qui donc se compromettrait à publier les desseins que cache la démocratie sous le voile transparent et crasseux de ses intentions moralisatrices ?
Toutefois, avant de voir qui est visé derrière l'ombre des oisifs, il convient de s'arrêter en passant à la signification de cette attaque directe, et vaine en soi, de l'oisiveté, qui révèle des conceptions absolument étrangères au public d'il y a trente ans et moins. Observons donc :
1° Qu'en principe, le fait d'hommes s'occupant selon leurs goûts, faisant peu ou beaucoup, se rendant utiles ou non, ne se créant que des servitudes de leurs choix toujours révocables, en un mot vivant à leur guise, n'est pas inutile dans la société où il est salutaire qu'au cours des générations, des esprits restent plus ou moins en jachère ; où même cette jachère deviendrait d'autant plus nécessaire que la vie devient plus trépidante. Toutes les parties du cerveau social, comme du cerveau individuel, ne sauraient travailler à la fois sans qu'il s'ensuive une perte de potentiel impossible à reconstituer par des repos d'ailleurs insuffisants et surtout incomplets. Il n'y a pas intérêt, bien au contraire, à ce que tous les individus de la collectivité fournissent constamment un travail intensif qui use les hommes en très peu de temps et crible la société d'une foule de tares nerveuses, pour ne citer que celles-là, qu'aucune «oisiveté» n'a jamais provoquées. Et ce qui demeure l'exception pour les hommes doit être la règle pour les femmes à l'activité naturelle desquelles correspond le soin de leur inférieur et de l'éducation de leurs enfants. Il est entendu que le chaos de la vue actuelle impose des obligations auxquelles, individuellement, nul ne peut se soustraire ; aux contraintes de la situation présente, force est, dans l'immédiat, de céder quelque chose, mais ce devrait être le moins possible, et surtout sans abdication, en conservant l'esprit d'un effort momentané répondant à une période de crise et avec l'arrière-pensée contante de réorganiser au plus tôt la vie sainement. Il est certain qu'une société soucieuse d'elle-même engendrerait un régime qui ménagerait les hommes comme les bons chefs ménagent leurs troupes, et qui s'efforcerait de concilier avec les exigences politiques et économiques des temps la saine précaution d'user le moins de monde possible simultanément afin d'éviter d'aller au bout des forces humaines. Mais c'est là un souci ignoré d'un régime destructeur par excellence, gaspilleur d'hommes et de choses, et n'existant que pour tout épuiser.
2° Que l'oisif, s'il nuit à quelqu'un, ne nuit qu'à lui-même, ce qui est son droit dans l'état normal des sociétés où l'homme libre est maître de sa personne comme de sa conduite à l'égard de lui même, où il est propriétaire de ses biens matériels que l'Etat ne prétend pas répartir, comme il l'est de sa chance que l'Etat ne prétend pas compenser à un niveau commun, ou de sa santé que, par une double contrainte, l'Etat ne prétend pas améliorer ou reconstituer d'un côté afin de la mieux détruire ou épuiser de l'autre. Mais c'est précisément cette autorité sur soi-même, cette propriété de soi-même, autrement dit cette liberté qui offusque violemment la démocratie et qu'elle finit toujours par proclamer intolérable comme une injure au principe de la servitude universelle et égalitaire qu'elle entend instaurer. Quoi qu'elle en dise, du rendement de l'individu la démocratie n'a cure. Semblable à ces vieillards étiques devenus gloutons parce qu'ils n'assimilent plus, elle est, pour un motif comparable, avide d'hommes dont la société ne tire aucun profit, comme elle est insatiable d'argent qu'elle gaspille. Elle ne peut souffrir personne hors de sa dépendance sans redouter en lui un adversaire et, au prétendu oisif, c'est-à-dire, en dernière analyse, à l'homme libre qui ne coûte rien à l'Etat et qu'elle sent par là lui échapper, la démocratie préfère sans contredit le chômeur ; le chômeur à la fidélité vagabonde sans doute, mais toujours démocratique, le chômeur dont elle paye la clientèle exigeante, parfois tumultueuse, mais, en définitive, toujours sienne.
3° Que l'oisiveté des incapables étant hautement préférable à leur activité onéreuse et malfaisante, l'Etat, dans les sociétés saines, ne leur accorde aucune attention et, s'il leur en accordait, se garderait bien de la combattre pour les obliger à nuire. Mais la démocratie étant le propre des sociétés malsaines, elle accueille au contraire d'instinct, et au besoin provoque l'activité malfaisante, comme une aide apportée à son œuvre de décomposition. Auxiliaire précieux de la destruction générale, l'incapable, rendu agissant par les soins de la démocratie, acquiert un triple titre à sa protection : parce qu'il contribue à entraver l'activité vitale de la société, parce qu'il coûte et de ce chef aide à la dilapidation des patrimoines privés, enfin parce qu'entré dans le vasselage démocratique il augmente d'une unité le cadre des moniteurs indispensables à l'esclavage naissant. Lorsqu'il s'agit de démolir et de briser, la démocratie entend poser le principe que nul ne doit rester désœuvré.
Ceci dit, voyons maintenant ce qui se dissimule derrière la feinte de cette botte poussée dans le vide, au spectre d'un souvenir presque effacé. Et c'est là que se découvrira ce qui se trouve en réalité au bas de la pente.
Ce qui est visé sous prétexte de supprimer l'oisiveté :
a)
Les professions libérales.
Ce qui se dissimule, à peine dans les mots et pas du tout dans les faits, c'est l'anéantissement méthodiquement poursuivi de toute activité professionnelle indépendante de l'Etat, de toute activité libre. Parmi celles-ci, les premières visées sont naturellement celles qui sont le plus libre et, pour cela, se nomment libérales. Politiquement ou socialement, dans tout meurtre il y a une large, une très large part de suicide et, il faut en convenir, la pléthore d'avocats et de médecins que l'instruction publique obligatoire a déversé depuis cinquante ans surtout dans les deux professions libérales par excellence n'était pas faite pour en élever le niveau. En les peuplant de non-valeurs et de besogneux, cette affluence les rendaient plus vulnérables aux entreprises de l'Etat, si elles devaient se produire. Au surplus, l'esprit de mercantilisme auquel il a été précédemment fait allusion, en tendant à déplacer les scrupules vers le bas (plutôt qu'à les supprimer, car la piraterie elle-même a son éthique), a contribué pour sa part à l'accentuation de ce mouvement décadent. Néanmoins, une liberté reste encore aux professions libérales, suffisante - et c'est la meilleure des pierres de touche - pour que le fisc actuel ne puisse souvent leur imposer qu'un forfait et soit réduit à des moyens obliques pour s'efforcer de les serrer à la gorge. On peut dire qu'elles ont conservé l'essence de leur caractère, et si demain la démocratie reculait, elles n'auraient qu'à rétablir leur santé, très compromise il est vrai, mais sans plus ; tandis que si la démocratie continue ses progrès, elles n'ont plus longtemps à vivre.
La direction dans laquelle évolue le monde n'est que trop claire. Depuis un certain nombre d'années, une plèbe croissante de médecins, véritables ouvriers de la médecine, travaille aux pièces pour l'Etat. Déjà, depuis peu, il en est parmi cette plèbe qui travaillent à l'heure. A ce train une transformation complète sera bientôt opérée. Les médecins qui ne sont pas encore fonctionnaires seront forcés de le devenir ; les uns appartiendront à des usines nationalisées, les autres se verront affectés à la surveillance médicale d'un pâté de maisons ; leur salaire sera rigoureusement fixé comme tout autre ; le malade n'aura plus le droit de choisir son médecin, et le médecin ne pourra pas soigner n'importe quel malade. Tel sera le self-médecin de l'avenir.
Il va de soi qu'aucun office ministériel ne doit subsister. L'avoué sera absorbé dans l'avocat atrophié. Le notaire devient également inutile. Dans le peu de cas où les intéressés pourront opter pour une modalité d'engagement, un fonctionnaire leur présentera quelques contrats-types parmi lesquels ils auront à choisir. Le rôle très restreint de l'huissier sera rempli par un fonctionnaire aussi. Quant à l'agent de change et au commissaire-priseur, ils disparaîtront tout simplement.
b)
Les commerçants.
Reste à faire du commerçant un fonctionnaire distributeur des produits fabriqués par l'Etat. Cette transformation est en voie de s'accomplir ; à y regarder de près, elle est en majeure partie virtuellement accomplie et, il faut en convenir, depuis un demi siècle, environ, le commerce a changé de caractère en sorte qu'il s'y prête singulièrement. Jadis le rôle des marchands consistait non seulement à vendre mais encore à fabriquer les produits qu'ils vendaient ou bien, pour certains commerces, à les choisir avec discernement, avec art pourrait-on dire, parmi les différentes sources de production, selon le goût et les besoins de leur clientèle ; le cas échéant aussi, à les façonner, à les apprêter après les avoir choisis. En bref, chaque commerce était un tout dans sa catégorie ; véritable métier digne de ce nom, avec sa hiérarchie dans la finesse de chaque sorte de production qui faisait distinguer le charpentier et le menuisier de l'ébéniste, le bourrelier du sellier, le savetier du cordonnier et du bottier. Aujourd'hui au contraire, les relieurs, les encadreurs, les vrais restaurateurs, les vrais tailleurs, quelques bottiers, quelques fabricants de pipes, des tapissiers, des serruriers, toutes gens qui ne luttent pas sans peine pour survivre, restent seuls, avec boutique et atelier réunis, les représentants du commerce d'un autre âge. Pour les autres, l'atelier et la boutique se sont séparés et de lieu et souvent de maître. On peut ramener cette scission à trois types : dans le premier l'atelier primitif est devenu une usine située dans la banlieu ou en province tandis que la boutique s'est changée en un ou plusieurs magasins pour la vente des produits de l'usine, le tout constitué en société anonyme avec une administration tendant fort à rappeler par plus d'un côté celle d'un service public. Le second type est celui d'une compagnie fondée uniquement afin de vendre en de multiples comptoirs une ou plusieurs catégories de produits fabriqués, pour chacunes d'elles, selon quelques modèles déterminés, dans un petit nombre d'usines. Le troisième enfin est celui de la grande entreprise industrielle répendant chez tous les détaillants les produits stéréotypés qu'elle fabrique. Dans le premier cas, l'ancien marchand est devenu l'administrateur d'une firme qui vend ses produits elle-même ; il est avant tout industriel. Dans le second cas, il est représenté par un gérant qui tient un bureau de vente pour le compte de la compagnie. Dans le troisième, l'ancien boutiquier est resté maître de son fonds, mais ne fabriquant rien, il se borne à vendre aux prix imposés des produits entre lesquels il n'a pas grand choix. C'est de cette dernière façon que nous avons tous vu se transformer le pharmacien, pour reprendre le même exemple. Que l'usine, que la production soient nationalisées et le distributeur se trouvera quasi automatiquement nationalisé lui-même sans qu'au début tout au moins la différence lui apparaisse bien sensible : gérant d'une succursale, il changera sans qu'il lui soit nécessaire de se transformer, avec aussi peu de peine que l'ingénieur ou le directeur passant du service d'une grande société anonyme à celui de l'état également anonyme ; boutiquier à son compte, il est habitué à voir l'Etat rationner, taxer, surveiller la distribution de tant de produits, il a coutume de le voir déjà si étroitement associé à lui par le prélèvement qu'il fait, au moyen de l'impôt, de la plus grande part de ses bénéfices sans toutefois partager ses peines et ses risques, qu'une emprise définitive et totale finira par ne lui guère apparaître pire que l'ingérence actuelle.
c)
Les propriétaires fonciers et les artisans.
Il est enfin deux sortes d'individus, bien différentes par leur situation sociale, que la démocratie ne peut souffrir et qu'elle doit finir par prolétariser. L'une est représentée par l'artisan. Durant la période libérale l'artisan est des plus flattés par la modestie de son état. Elle lui vaut alors le qualificatif de «petit», signe de la sympathie respectueusement protectrice que la démocratie modérée, régime dont il est par définition un fervent adepte, prodigue à ses meileurs clients électoraux. Par contre, l'artisan est, pour son indépendance, forcément suspect à la forme extrême de cette même démocratie. Secrètement haï dès lors par elle, il demeure sans place possible dans les rangs de l'esclavage socialo-communiste. On s'emploie actuellement à le réduire à merci par les charges fiscales croissantes que l'on fait peser sur lui.
L'autre sorte est représentée par le propriétaire. Du propriétaire foncier rural, la loi s'efforce de faire passer la propriété de sa ferme ou de sa métairie aux mains de l'exploitant - lequel sous le régime socialo-communiste est promis au sort des kulaks russes et ne conservera pas longtemps sa conquête pacifique. Quant au propriétaire d'immeuble, privé du droit de fixer le prix de ses locations, privé du droit de faire respecter des conventions légales que des lois nouvelles bouleversent périodiquement, privé du droit de renvoyer ses locataires, en partie déjà et bientôt entièrement privé du droit de les choisir, privé du droit d'occuper à sa convenance ses propres locaux, astreint toutefois à l'entretien de sa maison, écrasé enfin d'impôts extravagants, sa situation est à peu près celle du gérant de ses propres biens pour le compte de l'Etat ; elle est fréquemment pire. Descendant souvent lui-même d'acquéreurs de biens nationaux, il doit demain disparaître complêtement.
Cette gigantesque transformation socialo-communiste, ultime point d'aboutissement de la prolétarisation de la société, est, répétons-le, plus qu'à demi faite. Cependant, rien, absolument rien dans la nature des choses, si modernisées soient-elles, ne l'impose comme une fatalité. Si, dans l'évolution des faits, tout semble conspirer à la rendre aisée, c'est parce que tout, dans les mentalités, est tourné à la favoriser ; et tant que les nations vivront sous le règne du plus grand nombre on pourra tout oser, tout à son tour favorisera cette tournure des mentalités. Il y là comme un cycle infernal dont les hommes ne sortiront que le jour où sera rompu l'espèce de charme qui les y retient. Si bizarre que cela puisse paraître au premier abord, la Révolution française a, en réalité, attaqué le principe de toutes les libertés fondamentales, celui de la propriété entre autres, parce que la Révolution était d'essence démocratique et que la démocratie est l'ennemie de toute liberté vitale, puisqu'elle constitue le despotisme de la mort. Or, de ces libertés, il en va de l'une comme de l'autre : lorsqu'une fois leurs principes sont attaqués, il n'est plus au pouvoir des hommes de s'arrêter à mi-chemin et, s'ils persistent à les contester, une série de déductions rigoureuses les conduisent de conséquence en conséquence à les nier tout entiers. Aussi longtemps donc que la démocratie sera approuvée, proclamée, rien n'arrêtera la prolétarisation de la société, sinon sa disparition même.
Pour réaliser cette prolétarisation, la démocratie, sous divers prétextes, s'est forgée un véritable luxe d'instruments ; elle détient d'ailleurs les principaux d'entre-eux depuis longtemps déjà. De cet arsenal constitué en partie par des lois, en partie par des illégalités habituelles, elle n'a qu'à se servir (3). Tout en le perfectionnant et en l'enrichissant sans cesse, c'est en effet ce qu'elle est en train de faire.
Une fois encore, le but suprême de la démocratie est de rendre l'Etat propriétaire des personnes et des choses, afin d'assigner aux premiers leur tâche et aux seconds leur destination. Toutefois, pour s'assurer la possession des gens et des choses, il faut commencer par les dénombrer, les inventorier, les classer, puis les marquer en les enregistrant et, autant que possible les empêcher de bouger. C'est à ce travail préliminaire que, depuis des années, l'Etat procède par toute sorte de voies, les unes directes, les autres obliques. Une fois que ce travail sera fait il ne restera plus qu'à mettre d'un mot la société en état de mobilisation et de réquisition générales, couronnement facile d'une œuvre déjà pour ainsi dire accomplie.
c)
Des pouvoirs de l'Etat pour se rendre possesseur des gens et des choses : Mobilisation et Réquisition.
A l'égard des personnes, l'Etat possède depuis longtemps le pouvoir révolutionnaire devenu classique de les mobiliser ; mais, dans son objet primitif, ce pouvoir s'appliquait exclusivement aux hommes, dans les limites précises d'un âge déterminé, et en cas de guerre seulement. Aujourd'hui, ce pouvoir affecte indistinctement femmes et hommes, avec des limites d'âges changeantes et mal définies, sans qu'un état de guerre actuel ou imminent soit précisément nécessaire pour en justifier l'usage (4). D'un autre côté, par l'institution obligatoire de la carte d'identité, l'Etat a consommé l'immatriculation de tous les citoyens ; il conserve ainsi leur photographie, leurs empreintes digitales, il connaît leurs domiciles successifs. Par le passeport, il suit tous leurs déplacements à l'étranger. Enfin et surtout, grâce à la carte d'alimentation, l'Etat s'est ménagé aussi longtemps qu'il a pu et mettra tout son empressement à se ménager de nouveau dès qu'il le pourra, la redoutable puissance de refuser son pain à qui lui refuse sa soumission.
Ces initiatives progressivement coercitives sont apparues sous l'égide de nécessités passagères. Il convient cependant d'observer que, si elles ont causé une gêne matérielle, elles n'ont point éveillé en général la méfiance qu'elles auraient dû, semble-t-il, inspirer aux moins perspicaces, sous la forme de cette aversion instinctive et insurmontable du public qui rend communément certaines mesures, par trop impopulaires, impossibles à maintenir au-delà des circonstances qui les ont momentanément imposées. On pourrait d'ailleurs ajouter que, parmi ceux mêmes qui ont élaboré ces contrôles, peu y ont attaché le sens profond que leur assignait un destin, qui cependant ne se dissimulait guère. Au surplus, à ces éléments principaux d'asservissement s'en ajoutent sans cesse d'autres secondaires. Tel est, par exemple, le réseau de ces innombrables assurances qui contribuent si puissamment à lier l'individu à l'Etat sous le fallacieux prétexte de protéger sa santé et son sort ; sort et santé que le même Etat, par ailleurs, dispose tout pour compromettre irrémédiablement. Parmi ces éléments secondaires de servitude, il en est un qui mérite d'être noté parce qu'il est éminemment significatif : c'est l'institution des classes d'orientation destinées à guider, à «aiguiller» l'enfant vers l'état qui convient le mieux à ses aptitudes, c'est-à-dire vers celui où, soi-disant, il donnera son meilleur rendement ; mesure aujourd'hui offerte qui sera imposée demain, et à l'annonce de laquelle toute une plèbe de carabins sans clientèle - déchets de la médecine non casés dans la politique - se mit à frétiller en flairant une situation possible d'«orienteurs». Est-il besoin de souligner dans cette généreuse sollicitude gouvernementale, outre, d'une part, une restriction supplémentaire apportée à l'autorité paternelle qui déjà, par le fait de l'instruction obligatoire, avait reçu l'une de ses atteintes les plus graves, le signe précurseur d'autre part d'une contrainte prochaine et impitoyable dont elle représente l'un des travaux d'approche les plus insidieux.
C'est ainsi que la démocratie a, d'abord peu à peu, puis avec une précipitation croisante, entouré l'individu des liens enchevêtrés de son esclavage, enserrant chaque jour plus étroitement cette «personne humaine» pour la prétendue «dignité» de laquelle ceux même qui nouent ces liens parlent inlassablement d'imposer un respect toujours plus grand. Une fois ligoté de la sorte, le citoyen doit nécessairement être dépouillé d'un patrimoine qu'il ne peut plus ni défendre ni reconstituer. Dans ce patrimoine d'ailleurs, l'avidité démocratique - qui tient ses comptes à jour par les déclarations fiscales - a déjà causé des ravages dont l'étendue a sans cesse augmenté avec l'impuissance des possédants à se mouvoir librement pour protéger leurs biens.
A l'égard des choses, faisant un pendant exact à la mobilisation, la réquisition s'est étendue dans des conditions analogues, en se prolongeant indéfiniment en certains cas, en se transformant dans d'autres cas en nationalisations ; toutes mesures qui, à un siècle et demi de distance, procèdent directement et font suite à la nationalisation des biens du clergé comme si, après une dépression de cent cinquante ans, la course de la fièvre révolutionnaire reprenait sa marche ascendante au delà du point où, descendue après le 9 thermidor, elle était lentement remontée depuis.
Expropriation pour cause d'utilité publique.
Toutefois, à l'égard des choses, une autre disposition, déjà ancienne et de caractère civil : l'expropriation pour cause d'utilité publique, vient doubler le premier instrument de confiscation de l'Etat, maître de définir cette utilité publique selon l'orientation politique de l'époque (5). Comme un navire tire derrière lui une petite embarcation, l'expropriation pour cause d'utilité publique a été suivie d'une disposition mineure, inspirée sans nul doute à l'origine par une idée conservatrice des choses, quoiqu'inconsciemment viciée par des conditions démocratiquement restrictives du droit de propriété au profit de la collectivité : le classement comme monument historique, que la gêne croissante des propriétaires fait solliciter plus souvent que l'Etat ne l'impose.
Aucune institution humaine ne résiste à la malveillance concertée et persévérante des hommes, et il est inutile d'insister sur le caractère menaçant que prennent des droits, déjà exorbitants par eux-mêmes, possédés par un Etat tombé aux mains de gouvernements d'extrême gauche qui, pour servir leurs doctrines collectivistes, n'ont qu'à «assouplir» ces droits, comme on dit dans le jargon moderne riche seulement en euphémismes dont l'hypocrisie est cultivée jusqu'au ridicule. Mais il est une autre disposition, récente celle-ci, qui stipule une exécution directe du plan socialo-communiste : c'est la limitation à deux (jusqu'à nouvel ordre) du nombre des pièces que chaque individu est autorisé à habiter : disposition transitoire qui annonce l'ergastule dans laquelle un proche avenir se flatte de confiner le citoyen à la fois souverain prolétarisé et esclave d'Etat. Il est bien superflu de faire observer que cette mesure, générale d'ailleurs sous diverses formes dans les pays libérés, a été patronée en France par un ministre d'opinions très modérées, éminent organisateur de souche archi-bourgeoise ; le fait est devenu si banal qu'il a lassé l'étonnement.
Enfin, tandis que s'élabore l'œuvre d'expropriation, le dénombrement des biens meubles s'accomplit. Peu avancé encore en france, il est pratiquement achevé dans les pays où l'impôt sur le capital est institué depuis de nombreuses années ; pays dans lesquels le fisc, pénétrant par ses agents dans le domicile privé, connaît et réévalue périodiquement le mobilier de chaque contribuable, astreint, par ailleurs, à la déclaration annuelle de ses valeurs, de son numéraire, de ses bijoux, de son argenterie ; toutes choses dont l'administration enregistre aisément ainsi les mutations, en sorte que l'Etat peut suivre du regard les mouvements de ce qui fait l'objet des jalousies et des convoitises démocratiques.
Considérations sur l'évolution sociale en général.
Après avoir examiné de près le mécanisme de la prolétarisation et avoir analysé certains de ses détails les plus caractéristiques, éloignons-nous un instant pour en mieux embrasser l'ensemble, afin que la suprême signification du phénomène qu'il compose nous apparaisse dans ses traits généraux. Nous reconnaîtrons alors que ce phénomène démocratique n'a rien d'une création nouvelle. En toutes ses particularités, il ne se montre que la corruption des phénomènes normaux de la vie sociale, comme la maladie consiste dans cette corruption des organes existants et dans ces aberrations de leurs fonctions qui conduisent le corps vivant à la mort et à la putréfaction. L'idée démocratique est un agent pathogène. De ses effets, rien n'est original : tout est déviation.
Il n'est point de vie qui ne contienne dans son imperfection le germe de sa mort, ne serait-ce que sous la forme de sa faiblesse ou de son aptitude à s'user. Rien ne se forme qui ne se forme avec la propension à se déformer au-delà d'une certaine échéance. Le mouvement même de sa formation est déjà une usure de l'être et, à partir d'un certain âge, social ou individuel, lorsqu'il cesse de se composer en recevant plus d'éléments qu'il n'en rend, lorsqu'il commence à se décomposer en rendant, si peu que ce soit, sous quelque forme que ce soit, plus d'éléments qu'il n'en recevra désormais, toute évolution est une décadence, tout progrès est un vieillissement.
Comme dans tout ce dont la nature nous offre le spectacle, les plus complètes transformations politiques, les plus grandes oppositions sociales, naissent insensiblement de changements du plus au moins et réciproquement, forts petits à l'origine, qui se traduisent par des modifications dans l'agencement d'éléments dont, en fait, l'équilibre ne cesse de se déplacer par une lente progression. Puis, violent ou non, l'évènement survient, consacrant le passage définitif au plus de ce qui naguère était le moins, faisant la règle de ce qui était l'exception, l'exception de ce qui était la règle, et sanctionnant l'équilibre nouveau. Alors au rythme des choses de ce monde, ces mutations, qui sont, selon leur importance, les alinéas ou les chapitres de la vie, font leur œuvre dans leurs effets, lesquels se confirment dans leur état et s'accentuent dans leur caractère, en se ménageant d'instinct les circonstances favorables à leur développement. Ainsi se trouve créée une situation nouvelle, chaque fois proclamée définitive et cependant toujours éphémère, qui forme une phase évoluante dans l'évolution universelle. Cette évolution universelle s'accomplit par un mouvement perpétuel et constant des éléments pris à une formation et transférés à une autre ou momentanément enfouis dans l'immense réserve de la nature. A l'égard de chaque formation, selon qu'elle reçoit ou rend plus qu'elle ne rend ou reçoit, sa phase évoluante est à ses yeux celle de la vie ou celle de la mort ; mais à l'égard de l'ensemble des formations, chaque fois différentes et toujours analogues, ces phases se succèdent tour à tour sans fin apparente, en sorte que l'évolution générale figure une interminable spirale dont chaque anneau revient sur l'autre, le frôlant parfois - car rien n'est d'une géométrie simple dans la nature - mais ne s'y reconfondant jamais ; spirale dont nous ne voyons ou reconnaissons qu'une faible portion, tandis que ses deux extrémités se perdent à nos yeux dans les brumes mystérieuses de l'infini.
La prolétarisation d'une société est l'un des faits les plus remarquables, le plus tragiquement significatif de la phase précipitée de sa décomposition. Elle figure l'égalité dans tout ce qu'elle a de pratiquement destructeur, tendant à cette véritable putréfaction sociale que l'on peut comparer à la confusion de tous les organes et de tous les tissus dans la liquéfaction des corps décomposés. Au nombre des moyens de cette décomposition, la transformation qu'a subie la notion de l'impôt offre l'exemple le plus frappant de la déviation nocive d'une fonction vitale du corps social.
L'impôt dans son principe correspond à un service rendu, à une protection assurée, à une liberté garantie. Il est aussi, par lui-même, une servitude. A l'état sain des sociétés, quelles que soient les critiques, souvent justes, dont sa répartition puisse être l'objet, il est généralement léger et l'on peut dire que, dans l'ensemble, la servitude qu'il implique et les services qu'il rend se compensent sensiblement ; en sorte qu'il joue son rôle essentiel. Dans l'état de décadence aristocratique, le système de l'impôt se contente généralement de mal fonctionner ; ses inconvénients dépassent ses avantages ; les tracasseries du fisc l'emportent sur les bienfaits qui doivent résulter des contributions ; ses services s'amenuisent et ses charges s'alourdissent ; l'impôt pourvoit aux prodigalités du prince et à la cupidité des grands plus qu'il n'alimente les services publics ; tandis que le tribut augmente, la sécurité diminue et la prévarication s'insinue, sinon règne, partout. Néanmoins, sauf exception, si les exactions particulières deviennent souvent fréquentes, l'impôt lui-même pêche, plus que par son poids, par les défats de son assiette, par ceux de son rendement et par le mauvais usage de ses ressources. Il en va tout autrement dans l'état de dégénérescence morbide qu'est la démocratie. Délibérément détourné de son objet primitif, l'impôt devient alors avant tout un instrument d'égalisation, c'est-à-dire de ruine. Il en fut ainsi dans la Grèce antique. Il en va de même dans la Chrétienté de nos jours. Il serait superflu de revenir sur ce qui a été dit plus haut à ce sujet. Il convient seulement d'ajouter ici que, là où dans l'état aristocratique il y a avidité personnelle, malversation administrative, négligence générale, dans l'état démocratique il y a confiscation organisée. Transformé en un gigantesque fléau qui domine et engendre tous les autres, l'impôt non seulement ne vivifie plus rien, mais au contraire stérilise tout et, lorsqu'il est parvenu au point où il entrave les libertés les plus communes, où il enraye l'action de toutes les entreprises, où il décourage tout espoir de conserver ou d'acquérir, sa monstruosité seule suffit à rompre dans les consciences cet espèce de contrat tacite qui lie chaque citoyen à l'autre et tous à l'Etat, dans un intérêt commun de grandeur et de prospérité sociale.
Ce que l'on observe pour l'impôt, on peut l'observer pour toutes les institutions de la société. Quel que soit le domaine de la vie sociale vers lequel on tourne ses regards, on constate dans la décadence aristocratique les signes de la fatigue, de l'usure, du vieillissement sous toutes ses formes, de ce vieillissement plein de périls parce qu'il est tout faiblesse et laisse la société dangereusement exposée aux entreprises d'autres plus vigoureuses, mais d'un vieillissement simple paisible lorsqu'il ne subit pas de pressions extérieures ; et rien de plus. Dans la décadence compliquée de la maladie démocratique, on remarque au contraire une déviation, tantôt avouée, tantôt inavouée mais toujours obstinément voulue et poursuivie, des fonctions fondamentales du corps social, détournées au profit de l'égalisation, renversées au profit de la destruction, concourant en définitive à la prolétarisation.
Lors donc que l'on embrasse d'un coup d'œil la marche de cette prolétarisation depuis cent cinquante ans, lorsqu'on discerne son point d'aboutissement, dont nous allons parler, elle apparaît comme l'affaissement d'un monde, l'affaissement du vieux monde chrétien. Si l'on observe l'évolution de notre société, il semble qu'elle se soit d'abord élevée comme une vivante pyramide, lentement façonnée par la nature des choses et les combinaisons du génie de ses éléments, peu à peu affermie, durcie sous un solide revêtement protecteur cerclé à son sommet d'une couronne issue de sa substance, qui retenait tout l'édifice dans la cohésion ; puis il semble qu'un jour, le revêtement, altéré par le temps, affaibli par l'usage, devenu trop fin, ait cédé à la pression des éléments de la pyramide, travaillés d'un mal dissolvant dont ce revêtement n'était point épargné, et que, en pleine éruption, ils firent du même coup tomber ou plutôt sauter au loin l'emblême qui les couronnait et symbolisait leur union en figurant chacun d'eux au-dessus de tous ; il semble, enfin, que ces éléments, voués désormais à l'effervescence, se soient désagrégés en se heurtant sans cesse les uns aux autres en sorte que, s'amollissant à nouveau, l'antique et fière pyramide ait perdu chaque jour un peu de sa forme et de sa hauteur et, après un siècle et demi, soit presque au ras de terre, quasi pulvérisée, contenue seulement, ou emprisonnée, dans l'encerclement de sa base comme dans son cercueil.
Inversion de principe conduisant à l'esclavage du citoyen.
Lorsqu'elle a ébranlé tout ce qui pouvait être ébranlé, lorsqu'elle a détruit tout ce qui pouvait être détruit, lorsqu'elle a établi tout le désordre, toute la confusion qui pouvait être établis par les excès d'une liberté anti-politique et anti-sociale, lorsqu'elle a tout énervé par les abus de l'indépendance, le moment est venu pour la démocratie d'amener toute cette désorganisation sous son contrôle, afin de mieux l'achever, et de révéler sa véritable nature, confiscatrice de toute liberté, c'est-à-dire de toute autorité de chacun sur soi-même. Alors se trouve subrepticement inversé le principe normal voulant que tout soit permis sauf ce que les conditions de la vie en société obligent à défendre ; et progressivement, tout devient directement ou indirectement interdit excepté ce que l'Etat omnipotent se réserve d'autoriser comme une faveur. C'est ainsi que, pratiquement, on peut considérer aujourd'hui déjà que, engagé dans la voie où il brûle maintenant les étapes, l'Etat démocratique possède la totalité des patrimoines particuliers dont il laisse provisoirement à chacun une détention si précaire qu'elle en gâte la jouissance. A cet égard, la confiscation est virtuellement accomplie - et ce qui est beaucoup plus grave, elle est facilement admise par la résignation générale. Elle ne sera probablement jamais officiellement prononcée, car la force de choses suffit à l'opérer sous la forme répondant au but fondamental de la démocratie qui est de détruire pour anéantir. Sinon dans les débuts, la démocratie ne réalise pas de transferts massifs de richesse (lesquels, d'ailleurs, ne se font jamais sans une grande déperdition) ; elle consomme seulement la perte de toutes les richesses, les précipitant, quand elle est devenue autoritaire, dans le gouffre qu'elle a creusé quand elle était libérale. Elle fait disparaître enfin de la société, comme superflu, tout ce qui se distingue parmi les choses, comme tout ce qui se distingue parmi les personnes, entamant largement le nécessaire, pour plus de précaution, afin que l'égalité de la misère règne autant que possible sur tous.
Cependant, de même que l'Etat démocratique alloue un secours à ceux qu'il a ruinés, en faisant d'eux ses clients, de même il restitue à chaque individu une part de l'autorité qu'il lui a confisquée ; il la lui rend non sur lui-même, mais sur le voisin, en faisant de lui un espion toujours en éveil. La délation, il est vrai, est une ignominie conservatrice des tendances ; elle sert à protéger la construction comme la destruction ; néanmoins, vénale ou non, elle est sensiblement différente par ses mobiles et ses attributions dans les deux cas. Dans le second, dictée par une nécessité impérieuse, elle prend l'importance d'une institution d'Etat et figure au premier rang de l'éthique sociale, faisant face des deux côtés à la fois, contenant de l'un les élans secrets de l'individu vers une indépendance dont elle détourne les velléités sur le prochain, pourvoyant de l'autre à cette vigilance qui doit être mutuelle et constante pour préserver des atteintes de l'instinct de chacun, une tentative aussi contraire à la nature des hommes que celle d'établir l'égalité parmi eux et d'y perpétuer l'état exclusif du prolétaire.
De l'émigration.
Quand, précipitant ses progrès, la prolétarisation approche de son but, l'atmosphère de la société devient bientôt irrespirable pour ses éléments restés les plus sains, pour les meilleurs des siens. Le caractère à la fois universel, dogmatique et mesquin de la tyrannie démocratique dont les contraintes ne laissent place ni à la diversion ni à l'espoir, l'irrémédiable enlaidissement de toutes choses, inséparable du triomphe de la démocratie, l'avilissement prochain dont elle menace ceux qui sont encore capables de l'éprouver et n'entendent pas s'y résigner, produisent le sentiment d'une sorte d'asphyxie morale, jusqu'à une sensation d'oppression physique, insoutenable pour les meilleurs, et qui enserre l'âme et le corps trop étroitement pour qu'aucune attitude sceptique ou détachée permette de s'en abstraire. Deux voies s'offrent alors et s'offrent seules : réagir ou fuir. A cet égard, on peut faire une observation clinique dont l'extrême simplicité ne trompe guère. Lorsque les mieux pensants professent l'opinion qu'il ne faut jamais partir, qu'il faut toujours, au contraire, rester sur place et réagir comme en un poste que le devoir commande de défendre, même si ceux qui parlent ainsi ne font rien, c'est le signe que la société est encore dans un état qui autorise les principaux espoirs ; que, pour une cause ou pour une autre, ces espoirs ne se réalisnt pas, à l'heure où ils existent ils sont matériellement réalisables. Quand, à l'inverse, les plus entreprenants, les plus vigoureux et les plus sages d'esprit abandonnent ouvertement tout espoir de réagir et en arrivent à parler de fuir au loin le cauchemar d'absurdité dans lequel ils se voient sombrer, c'est l'indice que la désagrégation de tout ce qui unissait primitivement la société est parvenue à un point tel que, dans le désarroi général, les hommes se trouvent déliés de leurs obligations mutuelles et, ne songeant plus à lutter collectivement, ne se sentant plus solidaires les uns des autres, désormais ne se reconnaissent de devoir impérieux qu'à l'égard d'eux-mêmes. Il faut d'ailleurs ajouter qu'à l'exception d'une infime minorité, les gens qui parlent de partir ne partent jamais. Ils en restent à des velléités verbales et à des déclamations théoriques qui, du reste, suffisent à permettre d'apprécier la situation. Lorsqu'ils s'en avisent, au demeurant, le mal est déjà trop avancé et trop étendu, leurs moyens sont déjà trop diminués pour qu'ils puissent se mouvoir ; mille choses, au surplus, attachent au sol, retiennent jusqu'à l'ultime instant où les frontières se ferment alors hermétiquement, ne laissant aux irréductibles que la ressource du suprême voyage. Et seuls quelques individus, généralement jeunes, que le concours de leur tempérament et des circonstances aura conduits aux antipodes, seront allés se greffer sur d'autres sociétés, trop peu nombreux sans doute pour n'y être pas absorbés, trop sommairement formés surtout pour porter ailleurs le flambeau de leur vieille civilisation faite de traditions dont la flamme baissée vacille à peine en eux, quand elle n'y est pas déjà éteinte.
Dees effets et des causes.
Lorsqu'on s'efforce de pénétrer par le raisonnement la structure intime des phénomènes sociaux, on est souvent fort embarrassé pour distinguer les effets des causes et l'on mesure constamment combien profonde est la vérité qu'énonce le viel adage scolastique disant que les choses sont mutuellement causes les unes des autres. Au moment de parler des effets de la prolétarisation sur la tournure de l'esprit et l'allure physique de mes contemporains, j'éprouve une fois de plus le sentiment que le mot effet est impropre et qu'en pareil cas la tournure de l'esprit ou l'allure physique actuelles ne sont que les manifestations sur le cerveau et sur le corps d'une tendance générale affectant tous les aspects de l'individu et dont chaque forme vient tour à tour renforcer et compléter les autres. Quoi qu'il en soit, le fait est que l'esprit d'abdication, avec lequel le monde s'offre aujourd'hui aux liens de l'esclavage qui le guette, dénote une singulière prédestination à subir la servitude. Cette prédestination se traduit dans la mentalité des hommes de ce temps, et dans leurs façons extérieures, par les stigmates du renoncement moral, de l'effacement intellectuel, de la grossièreté des mœurs et du laisser-aller de la tenue, apparaissant comme autant de marques de cette passivité de l'être, de ce repli de la personnalité, qui appellent le joug des pires emprises. L'emprise démocratique en effet, qui rabaisse la société, replonge l'individu perclus de faiblesses dans les ténèbres et la confusion de la barbarie primitive en lui faisant dévaler en quelques bonds, sans plus d'espoir de la remonter jamais, la pente qu'aux âges de force il avait lentement gravie pendant de longs siècles. Cette emprise qui est la prolétarisation même, se réflète dans les esprits et sur les physionomies ; elle se traduit dans le vêtement, les habitudes et les expressions de la pensée comme dans le vêtement, les habitudes et les attitudes du corps. Nous allons voir comment.
(1) «Terres vierges» de Tourguéniev, roman médiocre en soi, est particulièrement intéressant sous ce rapport.
(2) On peut observer là, transformé jusqu'à l'antagonisme, une action de même nature fondamentale que celle de ces individus isolés, clers ou laïques, qui se haussant au sommet des vertus chrétiennes - tout en cotoyant parfois l'hérésie ou y tombant nettement à l'occasion - quittaient le monde sans entrer cependant dans le cloïtre, pour aller prêcher la doctrine du Christ parmi les malheureux et panser les plaies de l'âme avec celles du corps. Il n'y a rirn de surprenant à ce que chez les Russes, contaminés par le mal révolutionnaire dans un âge social encore proche de la jeunesse, les mouvements mystiques d'une foi intense se soient maintenus tout en se détournant au profit de l'hérésie démocratique.
(3) Ce n'est pas à dire que le désordre actuel ne soit pas surtout élaboré de façon légale, bien au contraire. Aujourd'hui, en effet, on a la rage de tout codifier et c'est par l'excès de leur nombre, qui rend impossible de les connaître, que pêchent avant tout les lois modernes. A ce défaut se joint celui de leur fréquente obscurité qui empêche souvent de les comprendre, ou de leur imprécision qui oblige à les interpréter ; il en résulte des contradictions qui rendent leur application constamment arbitraire, sinon fantaisiste.
Communs, peu ou prou, à toutes les législations décadentes, ces vices sont, dans une certaine mesure, l'extrême exagération de défauts qui existent déjà dans les législations des sociétés dans la force de l'âge ; ils sont faits, cela se conçoit, pour autoriser tous les abus de l'ignorance et de la mauvaise foi.
(4) A parler net, nous sommes revenus sous une forme moderne, à la période barbare des grandes invasions. Sous le prétexte démocratique s'est déclenché en 1793 un de ces immenses remuements humains qui, après une accalmie de cent ans (1815-1914) a repris en se précipitant. La guerre dvient donc latente, et, comme les conditions du progrès matériel veulent que la guerre soit aussi «totale», ses contraintes, de ce fait, s'étendent à tout et à tous. Une conséquence de cela est que, dans tous les domaines, ce qui à l'état sain de la société est l'exception, devient la règle de sa décadence.
Cette observation, austère vérité désormais banale dont nul aujoud'hui, hélas, ne s'aviserait de contredire la tragique exactitude, est dédiée à la mémoire des générations qui, depuis plus de cent ans, ont cru avec un véritable fanatisme et proclamé, Dieu sait avec quelle suffisance, que la Révolution, secondée par les progrès de la science, était l'aurore de la justice et de la paix.
(5) Selon aussi la marotte du moment. C'est ainsi qu'on justifie d'inexcusables démolitions par de prétendus soucis d'hygienne ou d'urbanisme qui couvrent en réalité des combinaisons financières sordides ou les plus honteuses prévarications. C'est ainsi que l'on défigure à tout jamais des chefs-d'œuvre sous prétexte de restaurations ou de reconstitutions destinées à satisfaire les appétits des architectes officiels devenus, dans le temps moderne, les destructeurs les plus dangereusement actifs de nos trésors artistiques.