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Calendrier grégorien perpétuel
    
CHAPITRE XII  (Editable avec Internet Explorer)

LA DUCTILITÉ DE L'HOMME MODERNE

    A l'observateur attentif des temps actuels, les hommes se révèlent tels que jamais, peut-être, ils n'ont été aussi humbles devant la supériorité, ni aussi obséquieux devant la force ; jamais ils nont plus respecté la puissance, ni tant supporté la sujétion ; jamais ils n'ont tendu le col au joug avec plus de résignation, ni cherché à qui obéir avec plus de persévérance, et aussi peu de succès pour leur bonheur ; jamais ils n'ont eu l'esprit et le cœur plus passifs devant l'iniquité et la mauvaise foi du fort. Reconnaître cela en un siècle d'aberrations, c'est simplement rendre une mélancolique justice à un dernier vestige d'objectivité et au restes grossiers du sentiment le plus frustre de la hiérarchie.

Rapport actuel de la force individuelle et de la force collective.

    Il est bien évident que si les hommes se trouvent aujourd'hui être si ductiles, c'est que la force offensive personnelle et la résistance intime de l'individu ont diminué par rapport à la pression des autres forces qui s'exercent sur lui. Et, effectivement, la force de chacun a baissé tandis que la force - présentement dissolvante - de tous, s'est accrue dans une proportion dont, grâce au progrès des applications de la science, la démesure n'avait jamais été atteinte auparavant. Il en résulte jusqu'à nouvel ordre, une rupture d'équilibre complète et proprement monstrueuse, entre le pouvoir qu'a l'individu sur lui-même pour conserver sa personne et la puissance dont, par ses agents, la collectivité dispose sur les individus pour les désagréger. La tyrannie du tout sur les parties et l'universelle perturbation qui en découle, est un des phénomènes les plus caractéristiques de la démocratie avancée.

Les bornes du pouvoir absolue selon Montesquieu.

    Cependant on peut observer que l'âme humaine est naturellement soumise ; à n'importe quelle époque, elle est beaucoup plus soumise que révoltée. D'un autre côté, toutefois, on observe que simultanément l'âme des peuples a des intolérances violentes qui rendent impossibles certaines actions du pouvoir, si absolu soit-il. Montesquieu dans ses Considérations sur les Causes de la Grandeur des Romains et de leur Décadence, en fait la remarque en des termes qu'il faut citer : «C'est une erreur de croire, dit-il, qu'il y ait dans le monde une autorité humaine, à tous égards, despotique ; il n'y en a jamais eu, et il n'y en aura jamais ; le pouvoir le plus immense est toujours borné par quelque coin. Que le Grand-Seigneur mette un nouvel impôt à Constantinople, un cri général lui fait d'abord trouver des limites qu'il n'avaient pas connues. Un roi de Perse peut bien contraindre un fils de tuer son père, ou un père de tuer son fils ; mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas. Il y a dans chaque nation un esprit général sur lequel la puissance même est fondée : quand elle choque cet esprit, elle se choque elle-même, et elle s'arrête nécessairement
    En quoi donc consiste le changement que l'on constate ? Quelle est la nature particulière de la ductilité actuelle ? D'où provient cette ductilité et où conduit-elle présentement les hommes ?
    La soumission des hommes et leurs intolérances sont de tous les âges et de tous les lieux ; elles sont même de toutes les conditions. Seulement, avec les temps et les lieux, les personnes ne sont pas soumisent aux mêmes choses, ni de la même façon, et la société ne se montre pas intransigeante à l'égard des mêmes choses ni de la même façon.

Unité de l'esprit social aux divers âges de la société.

    Dans les sociétés saines, la religion est à la base de toutes choses. Elle imprime au corps social une unité d'éthique qui règle la cohésion de ses mouvements ; unité dont on peut dire qu'elle est vitale si l'on considère les conséquences de son affaiblissement et de sa rupture.
    Dans ces sociétés, lorsqu'il y a fanatisme, il est commun à toutes les conditions de l'état social. Au contraire, quand la société prend de l'âge, c'est dans les classes inférieures que l'ardeur et la violence persistent le plus longtemps, tandis que dans les classes les plus élevées la violence s'apaise et l'ardeur faiblit d'abord. C'est dans ces classes aussi que les sentiments qui maintiennent l'organisation intime de la société s'estompent en premier lieu, perdant progressivement en force ce qu'ils gagnent en finesse et en complexité ; finalement ils s'effacent tout à fait, jusque dans l'esprit des autres classes où ils n'ont jamais connu ni finesse ni complexité. Cela n'empêche, cependant, que, vu d'ensemble, dans chaque société à chaque époque, le ton est général, compte tenu du décalage - croissant avec la décadence - qui se produit dans le temps mis par les diverses classes à rejoindre les mentalités nouvelles les unes des autres.

Ages de force, âge de grâce, âge de rupture.

    Dans la vie des grands peuples, des peuples éminents, des peuples dont le génie reste un modèle, tels les Grecs et les Romains dans le monde antique, les Italiens et les Français dans le monde chrétien, on peut distinguer nettement trois âges, que l'on trouve d'ailleurs avec un moindre relief chez les autres : l'âge de force, l'âge de grâce, l'âge de dissociation ; étant bien entendu qu'aux âges de force on trouve déjà beaucoup de grâce croissante tandis qu'il reste beaucoup de force décroissante à l'âge de grâce, et que l'une et l'autre, avec des rapports divers, se prolongent en s'évanouissant dans le troisième âge où elles vont se consumer toutes les deux. Seulement, en cas de décadence simple, on voit la force diminuer à mesure que la grâce perd elle-même son nerf, s'amenuise et se transforme en faiblesse, jusqu'au jour de la catastrophe finale ; alors qu'en cas de décadence démocratique, tout se passe avec fracas, tout va en s'altérant et se putréfiant longtemps avant la fin. Le troisième âge qui est très court ou même n'a pas le temps d'évoluer tout à fait, sinon de se produire dans le cas de la décadence simple, est au contraire long et voyant dans le cas de la décadence démocratique (1).

Les rapports des hommes et la subordination aux âges de force.

    Il demeure cependant, qu'aux âges de force les rapports des hommes et des associations qu'ils forment sont à beaucoup d'égards très semblables aux rapports entre eux des cellules et des organes dans un corps sain. C'est la loi des êtres vivants que, dans l'ordre réglé du mouvement général et parmi ces échanges incessants de matière et d'énergie qui sont l'activité même de la vie, il y ait une part de liberté et une part de dépendance, harmonieusement combinées entre les parties pour concourir à la cohésion et à l'évolution du tout. Il est constant, toutefois, que la dépendance est stricte et qu'aux termes d'une hiérarchie correspondant à des fonctions diverses de plus en plus élevées, elle est universelle dans le corps où la vie ne se maintient que si tout y dépend réciproquement l'un de l'autre. A cette universelle dépendance dans le corps vivant, correspondent pour la société les rapports de droits et de devoirs qui lient tous les hommes dans le corps social sain. En ces âges de force, où les liens sociaux sont tendus et où l'homme isolé est un homme abandonné, ces rapports sont universels aussi. Ce sont des temps où la dépendance même la plus inférieure est un lien nécessaire dont nul ne conteste les bienfaits ; d'une façon générale alors, toute obéissance est effective et les signes et les gestes qui la marque sont très accentués. En regard, dans la mesure où elle existe et dans le sens où elle est comprise, l'indépendance est extrêmement grande.

Conception de la liberté en ces âges.

    C'est qu'en effet il faut bien se garder de juger la mentalité d'un temps éloigné (et même rapproché comme on va le voir), avec celle du sien. Aux diverses époques, on n'a pas la même conception des mêmes choses, et singulièrement, l'idée que se font les hommes de la liberté n'existe pas, sinon relativement à la servitude, comme le froid par rapport à la chaleur (2). Aux âges de force, l'autorité s'exerce, quant à des objets précis, sur un individu, qui, à son tour, exerce une autorité de même nature sur ce qu'il gouverne de lui-même, sur les siens et sur ses propres. Jamais alors l'autorité supérieure, passant par dessus sa tête, ne vient usurper tout ou partie de cette portion d'autorité qu'il lui appartient d'exercer en maître. Cette portion d'autorité constitue ses droits. C'est dans l'intangibilité de ses droits et dans le respect de leur exercice que l'homme des âges de force place sa notion de liberté ; que l'on y réfléchisse et l'on trouvera qu'on ne saurait la mettre ailleurs ni en concevoir d'autres. Ainsi, dans un état de la société qui est le plus long et le plus vigoureux, la part d'indépendance de chacun procède de la dépendance générale dans des proportions variables et selon une harmonie qui se perpétue localement, partout où la hiérarchie demeure vivace, dans le clergé et dans l'armée notamment.

Les rapports des hommes à l'âge de grâce.

    A l'âge de grâce subsistent les mêmes rapports qu'aux âges de force, mais tout y devient moins effectif ; les traits du caractère perdent de leur vigueur et de leur relief en se multipliant et en s'affinant ; les droits et les devoirs ne se survivent que sous une forme atténuée, ils tendent à devenir symboliques et le deviennent en effet souvent ; ils tendent surtout à se confondre et à se mal répartir. Le signe extérieur, la représentation esthétique de la chose, demeure et même se perfectionne parfois, tandis que sa réalité se dérobe subrepticement et disparaît peu à peu sous elle. Une enveloppe reste qui se vide de sa substance. Puis cette enveloppe même s'effrite faute de vie interne. A l'antique circuit des dépendances mutuelles se substitue finalement l'individualisme révolutionnaire qui transforme ce qui a été nommé jusque là franchises, libertés, en la conception nouvelle d'une liberté unique dont le singulier, annonçant le caractère général, appellerait volontiers la majuscule, et dont la réalité n'existe pas.

La liberté réduite par l'égalité et détruite par la fraternité.

    Or le monde est ainsi fait que, toujours relative, la liberté d'un homme consiste en définitive, répétons-le inlassablement, dans l'autorité qu'il conserve sur lui-même et dans la puissance qu'il possède sur d'autres (autorité et puissance qui, d'ailleurs, engendrent elles-mêmes tant de servitudes qu'elles rendent, surtout lorsqu'elles sont très grandes, la liberté de celui qui les possède bien plus illusoires encore qu'on ne le pense). En conséquence, la liberté de cet homme est d'autant plus grande qu'il reçoit les services ou les offices de plus d'hommes sur lesquels il exerce une autorité complète ou partielle, rigoureusement inséparable, d'ailleurs, d'une protection proportionnée qui lui incombe. Autrement dit dans la seule acception où son nom ait un sens, la liberté est une autorité. Elle est nécessairement fondée sur des servitudes et c'est un fait que, afin de jouir d'un minimum d'indépendance, un seul homme a besoin des services au moins d'un autre et, très vite, pour peu qu'il s'élève, de plusieurs puis de beaucoup. Il s'ensuit que lorsque la démocratie instaure la liberté générale, également répartie entre tous, cette liberté imaginaire s'établit, par égard pour l'arithmétique, à un niveau très inférieur, dans une réalité beaucoup plus proche de l'esclavage aboli que de l'indépendance rêvée. Du même coup, toute protection directe est supprimée qui offenserait cette nouvelle conception de la dignité à bon marché (oserais-je écrire «uniprix»), désormais accessible à tous et dont chaque individu est théoriquement paré. Elle sera remplacée par la protection de chacun par tout le monde, jugée non humiliante parce qu'elle est anonyme et n'oblige pas personnellement. C'est par cette porte, à l'enseigne de la fraternité, que s'insinuera toute la législation permettant de ruiner la société, de multiplier les fonctionnaires, d'anéantir toutes les formes d'une civilisation millénaire, et de faire de tout individu un assisté de l'Etat, donc bientôt un esclave de l'Etat. Avant, toutefois, d'en arriver à ce point, où nous touchons, une période de transformations s'étend, qui est proprement l'ère libérale en train d'expirer, dont la facilité éphémère a donné tant d'illusions, et aussi d'agréments ; passé tout proche auquel on mesure sans cesse le présent.

De la physionomie des sociétés.

    Dans la vie de la société, on peut dire que chaque grande étape, chaque siècle, chaque génération (ou chaque règne moyen dans les monarchies), chaque année même, a sa physionomie. Il n'est pas jusqu'à des journées et des instants qui n'aient la leur. Cette physionomie est, dans l'ordre de ce qui change, la synthèse des modifications apportées au tempérament et à la mentalité de chacun par l'évolution que font subir à la nature essentielle et physique de la formation sociale, le temps d'une part et les influences extérieures de l'autre. Selon les qualités plus ou moins superficielles que l'on considère, on peut embrasser une période plus ou moins longue de la vie sociale. Or, pour ce qui compose les caractéristiques de la jeunesse, qui sont celles de la plénitude de la vie, elles s'étendent, en s'affaissant sans doute mais en restant vivaces cependant, jusques à et y compris une partie du déclin, très lent souvent chez les sociétés appartenant à un âge humain antérieur au nôtre et non atteintes du mal démocratique. Ces sociétés sont alors semblables à ces hommes qui, demeurés sains de corps et d'esprit, conservent à un âge déjà avancé les qualités de force et de virilité de leurs belles années, plus ou moins atténuées seulement (3). C'est là ce qui incline à parler des âges de force au pluriel.

L'homme aux âges de force.

    Durant les âges de force donc, l'homme conserve, plus ou moins accusés, les traits distinctifs de la jeunesse, dont le principal est, avec la force et plus qu'elle encore peut-être, la souplesse. Cette souplesse, il la garde, en partie tout au moins, aussi longtemps qu'il demeure sain. Elle rend son caractère plein de contrastes qui déroutent les vieilles nations ankylosées. Tour à tour ardent et indolent, à la fois fier et soumis, prompt au respect comme à la violence, hardi et tenace à empiéter mais sans vain entêtement devant l'autorité, tantôt doux et tantôt farouche, extrême dans la fidélité et la traitrise, loyal en un cas et plein de duplicité dans un autre, volontiers despote dans la supériorité et servile dans l'infériorité, dur et insinuant, cruel et délicat, sauvage et familier, aussi naturellement élégant d'un côté que grossier de l'autre, vif et simple, toujours foncièrement brave, prisant par dessus tout les diverses formes de la force, cet homme distingue mal le meurtre, dans la vengeance ou le duel, du combat guerrier avec ses ruses. Voleur comme un chat, il ne sépare guère mieux de la conquête certaines façons adroites de s'approprier le bien d'autrui, ni de jouir de la femme du prochain, sans plus inquiéter gravement sa conscience qu'ébranler le principe respecté de la propriété ou l'institution sacrée du mariage. Il y a dans l'ensemble de son tempérament quelque chose de félin transposé au niveau de la complexité humaine, qui s'est presque entièrement perdu dans la dégénérescence des sociétés embourgeoisées comme la France, l'Angleterre, ou l'Allemagne. Seuls, dans ces pays, quelques gens, généralement du peuple, ont conservé peu ou prou de ce naturel qui, de nos jours, loin de servir leur fortune, s'il est tant soit peu accusé, les mène le plus souvent en correctionnelle ou en cours d'assise, ou bien fait d'eux les éléments les plus entreprenants et les plus dévoués des parties d'extrême gauche, dont les doctrines absolues, les procédés impitoyables et violents, et jusqu'aux ruses, sont faits pour séduire l'exubérante ingénuité de leur tempérament.

Russes et Espagnols.

    D'autre part, il existe en Europe deux nations - toutes deux, il est vrai, à demi-européennes à des titres différents - où les hommes ont couramment conservé, avec bon nombre des caractères des âges de force, une mentalité et un tempérament beaucoup plus jeunes. Ce sont l'Espagne et la Russie. Si étrange que cela puisse paraître, ces deux pays ont plus d'un trait commun. Pour les Espagnols, cela provient de la persistance, dans un stade avancé de la vie nationale, de nombreuses qualités appartenant à la haute époque et à la force de l'âge ; allure morale de jeunesse qui se révèle en tout et se traduit, au physique, par une beauté, une grâce et une noblesse de traits extrêmement répandue dans toutes les classes de la société et contrastant singulièrement avec la vulgarité générale du siècle. Chez le peuple russe, la raison en est que l'évolution précipitée qu'il a subie depuis deux siècles et demi n'a pu, cependant, lui enlever un âge que seul règle le temps et qui est sensiblement moins avancé que celui des autres nations chrétiennes. Néanmoins, c'était naguère un lieu commun de citer comme exemple de l'originalité slave une foule de traits de mœurs dont les équivalents foisonnent dans les annales des sociétés de l'Occident chrétien et notamment en France, jusqu'au XVIIè siècle et même postérieurement. On s'étonnait (sans se soucier autrement d'en déchiffrer le sens), de ce «mélange de civilisation et de sauvagerie» avec cette condescendance présomptueuse et bornée des gens rassis qui se croient plus riches de sagesse parce qu'ils sont moins fougueux et plus pauvres de forces. Aujourd'hui encore, on se plaît à mettre au compte d'une mentalité particulière au «fanatisme espagnol» l'habitude de pratiques religieuses, parfaitement orthodoxes d'ailleurs, et communes, il y a deux cents ans, à toute la Catholicité (4). Les surprises manifestées à cet égard sont intéressantes à noter, non parce qu'elles montrent l'ignorance des uns, le parti-pris des autres, l'irréflexion de tous, mais parce qu'elles prouvent cette rupture dans les traditions dont il résulte que, de l'histoire, il n'est retenu que quelques éléments incomplets disposés par la démocratie pour lui servir de contraste favorable et faire ainsi ressortir, avec les efforts libéraux du présent, les perfections égalitaires attribuées à l'avenir.

Caractères de sociabilité aux âges de force.

    Ne pouvant (ce qui est la logique même) concevoir la vie en société sans liens de subordination, les hommes des âges de force sont à la fois prodigues de dévouement et cependant audacieux dans la désobéissance, car, en face d'une forte propension à l'attachement personnel, ils présentent cette tendance constante à l'insociabilité qui est proprement l'anarchie. Cette tendance dérive de l'excès même de leur vitalité. Elle se manifeste aussitôt que faiblissent les forces matérielles et morales qui agrègent les individus et les maintiennent constamment unis dans un réseau de dépendances mutuelles. Ils deviennent alors une proie facile pour une manifestation de la démocratie adaptée aux élans de leur nature et, comme ils sont radicalement inaptes à pratiquer l'individualisme libéral, ils sont naturellement de précieux auxiliaires pour la démocratie autoritaire, comme partisans d'abord, comme soldats et, éventuellement comme esclaves ensuite (5). Au reste, ces hommes ont une valeur sociale d'autant plus grande qu'ils sont plus riches de qualités individuelles dont la nature saine et la surabondance sont précieuses pour la vie sociale. Ils possèdent intrinsèquement des dons qui sont éminemment favorables pour l'ensemble social, à condition que l'ordre y règne. D'ailleurs, la nature des choses fait qu'aux âges de force la société s'organise de manière telle que, pour l'essentiel, les tendances particulières soient dans la ligne de l'intérêt général ou, tout au moins, qu'elles ne la traversent pas dangereusement. Le fait est qu'en pareil cas l'activité de chacun s'exerce en sorte de concourir plus ou moins à la force de tous. Et il faut bien qu'il en aille ainsi, sans quoi la société ne survivrait pas.
    Il s'agit là d'un phénomène spontané comme une floraison. Par l'enchaînement d'une série de conséquences qui découlent les unes des autres et semblent s'engendrer tour à tour, une tonicité saine, en état de tonicité, se forme d'elle-même en une hiérarchie ; c'est là une organisation même. Puis, par l'effet d'un instinct profond et juste qui leur inspire des règles sacrées, les hommes se soumettent aux servitudes nécessaires ou favorables à la vie et au développement du corps social, tandis qu'un sens également juste, et donc bon, les rend aveuglément intolérants à l'égard de tout ce qui, directement ou non, peut nuire à la vitalité de ce corps ou tendre à désagréger leur œuvre.

Détour de l'évolution entre l'homme des âges de force et l'homme actuel.

    A cet homme des âges de force, l'homme actuel ressemble comme le porc qui grogne sur son fumier ressemble au sanglier fonçant dans la forêt. Le dire n'esrt rien exagérer ; c'est simplement constater une triste vérité avec la sereine mélancolie de l'impuissance que l'on éprouve en face des phénomènes de la nature. Toutefois, avant d'en arriver à cette dégénérescence, après la rupture révolutionnaire et durant toute l'ère libérale, la mentalité des hommes a décrit en chemin un curieux méandre, une sorte d'arabesque qu'il importe de noter ici car, correspondant à l'ère libérale dont nous venons de sortir, il sert, comme le plus proche, d'objet de comparaison à notre remps.
    Le XIXè siècle a été hanté par l'idée de sa supériorité sur les âges antérieurs. Se croyant sincèrement meilleur il a présumé des forces humaines et s'est efforcé de l'être «laïquement». Il a obtenu dans ce sens quelques succès, aussi éphémères que trompeurs, auxquels a singulièrement contribué, si l'on y regarde de près, la diminution sensible d'une impétuosité naturelle, détournée vers la guerre au début, et fort calmée par la suite.
    Cependant, un grave souci guettait les amants du progrès : depuis la Restauration, la religion s'était révélée décidément mal terrassée. Pour les démocrates du siècle passé, le péril clérical fut un constant sujet de tourment. Sans cesse alarmés par les efforts du catholicisme afin de reconquérir les âmes et de les regrouper, c'est-à-dire proprement de reformer l'Eglise, ils étaient, par dessus le marché, vaguement gênés tout de même par l'exceptionnelle vertu d'un clergé que les exécutions révolutionnaires avaient plus apuré encore que détruit, et dont les histoires, grossières à tous égards, qui se débitaient à satiété dans les milieux anti-cléricaux, ne suffisaient pas à entamer sérieusement la grande et sereine réputation. Ces pauvres, vertueux, actifs, dignes et vénérés, qui faisaient la charité malgré tout, les embarrassaient cruellement. Ils les sentaient moralement puissants jusque dans leur intérieur, sur leurs femmes et dans leur entourage ; ils les voyaient, surtout, puissamment soutenus par tout ce qui était riche et bien pensant - deux choses généralement inséparables encore - et cela les inquiétait, non sans raison, très vivement. Ils n'étaient point au bout de leurs peines. Une singulière surprise leur était réservée.
    Nous avons déjà vu qu'il y a une centaine d'années la politique catholique avait esquissé le dessein de prendre une tournure des plus inattendues. Une tendance étonnante prenait corps, en effet, dans une partie du clergé, très faible d'abord, puis rapidement croissante ensuite, qui, moitié entraînement sincère, moitié fausse habileté, s'avisait avec une prudente lenteur au début, mais avec un doux entêtement, de s'insinuer sur le terrain réservé de la démocratie.
    Sans doute, dès l'abord, cette attitude n'était-elle pas directement hétérodoxe (à d'illustres exceptions près). Elle représentait néanmoins une large fissure, béante devant l'hérésie dont la nature est de toujours faire pression contre les murailles de l'Eglise comme le désordre contre la citadelle de l'ordre. A ce titre, cette attitude soudaine devait donc être, semble-t-il, fort inquiétante pour les catholiques. Elle ne laissait pas de l'être aussi pour les démocrates qu'elle faisait changer de préoccupation au sujet de la foi. Voici pourquoi.
    Ce qu'en termes vagues on prétendait faire à l'origine, sous Louis-Philippe, c'était concilier les dogmes avec les idées nouvelles. Or - il faut appeler les choses par leur nom - les idées nouvelles allaient se préciser ; elles allaient devenir le socialisme marxiste et, très vite, la voie dans laquelle l'Eglise s'était timidement engagée devait la conduire à la tentative d'adapter l'orthodoxie à l'Hérésie ; au détriment de la première forcément, destinée à faire tous les frais de cette entreprise insensée. Il en est résulté à l'aurore de ce siècle, une bénigne et fade combinaison, nettement odieuse à tout esprit orthodoxe, et sans grand attrait pour les masses, ni danger pour l'essence du matérialisme, à vrai dire, mais qui pourtant menaçait la démocratie d'une concurence qu'il faudrait éliminer avec précaution ou dont l'établissement serait à combattre.
    Arrêtons-nous ici, à la limite de ce qu'il était nécessaire de mentionner pour les besoins de l'analyse qui est faite en ce moment. Aussi bien, quoique trop accusée déjà, la tendance était encore hésitante et les avis, au sein même de l'Eglise, très partagés à son égard. Alors, les plus osés n'avaient pas imaginé que bientôt on verrait le clergé s'ébattre dans le champ démocratique avec, sous prétexte de Christianisme primitif fraîchement redécouvert, un certain air, extrêmement déplaisant pour ceux qui l'avaient défriché, d'y être chez lui depuis plus longtemps qu'eux ; tout en s'excusant de l'avoir négligé jusque là. Les démocrates ne s'étaient pas avisés, non plus, qu'usurpant quelques-uns de leurs instruments le clergé tâcherait de faire la moisson sur leur terrain, et qu'en de petites choses même il irait jusqu'à les imiter, par des audaces dans la voie de cette négligence crasseuse qui, sous le nom de simplicité, tient lieu de «chic» à la démocratie. Ils étaient loin de songer que, de plus en plus dénués de ressources matérielles comme, à ce qu'il paraît, d'esprit politique, les clercs affecteraient de mépriser les premières et de négliger le second pour mettre une témérité irritante et gauche de gens à la fois faibles, absurdes et courageux, dans l'incohérente entreprise d'adopter le mal avec l'espoir chimérique de le convertir ; de travestir enfin ce mal que leur rôle eût été au contraire de dénoncer sans relâche et leur devoir de combattre sans merci. Si cependant les démocrates avaient rêvé la réalité prochaine et compris la faiblesse de l'ennemi sur leur terrain, se sentant imbattables, ils se fussent rassurés.
    Dans ces conditions et quel que dût être l'avenir, les hommes de siècle se sont piqués d'honneur et ont tenu à montrer que l'on pouvait être homme de bien sans l'inutile soutien de vaines superstitions, bonnes pour l'esprit faible des illettrés. Ces hommes, à la fois péremptoires, sectaires et niais, furent honorés dans leur temps sous le nom d'esprits forts. Ils virent leur pernicieuse sincérité entourée de respect, et leurs adversaires mêmes, se piquant de leur côté d'un autre honneur, rendirent une justice libérale à la prétentieuse puérilité de leurs bonnes intentions. Tel était alors le prestige de la tolérance, que nul n'eût toléré qu'on ne la tolérât pas (6).
    D'autres causes encore ont contribuer à former le sentiment général de cette époque.

Les vertus bourgeoises.

    La société du XIXè siècle était d'essence bourgeoise. Le siècle passé fut l'époque du Tiers-Etat triomphant. Or, répétons-le, placé sous l'Ancien Régime à mi-hauteur de l'échelle sociale, entre le peuple et l'aristocratie, n'étant ni déluré comme l'un, ni puissante comme l'autre, la bourgeoisie tirait le meilleur de sa force de la pratique d'un ensemble de vertus domestiques, qui lui faisait une parure sobre, un peu austère, à la façon de son vêtement aux Etats Généraux, et que, précisément en son honneur, on nommait volontiers vertus bourgeoises. Parmi ces vertus se rangeait une économie entendue d'une manière telle qu'elle imprimait aux conceptions de la bourgeoisie un caractère étriqué, souvent mesquin, qui lui est toujours resté. Après la Révolution, la situation sociale qu'elle avait acquise, le rôle politique auquel elle s'était haussée sur le tard, avait développé chez elle une suffisance sententieuse à laquelle s'ajoutait une extrême susceptibilité née du sentiment intime de son inélégance sans espoir et de son incurable gaucherie. Traces ineffaçables d'un long passé subalterne, ces défauts faisaient un contraste gênant pour elle avec les restes brillants d'une noblesse survivante qui, à défaut de qualités plus fortes ou plus sérieuses, et bien que vaincue sans remède, conservait dans l'allure cette aisance devenue discrète, cette bonne grâce, cette maîtrise de soi, cette assurance dans les manières, qui sont les stigmates d'un long passé de supériorité. A l'égard de ce long passé de supériorité, la bourgeoisie affectait hautement ce genre de mépris qui sonne faux parce que ses termes mêmes soulignent dans le fait le contraire de ce que disent les mots ; et, combiné avec le reste, cela distillait une atmosphère extrêmement ennuyeuse, contrainte, souvent pédante et maussade, qui a imprimé tout le fond du siècle. Néanmoins, les vertus bourgeoises dominaient, renforcées par les idées de vertus républicaines puisées dans Montesquieu. A leur manière, elles ont sensiblement aidé à généraliser une probité et un désintéressement quant aux conséquences desquels, en matière de politique intérieure et surtout étrangère, il y aurait beaucoup à dire, mais qui, dans l'ordre privé, plus répandus au XIXè siècle qu'en tout autre, demeurent le trait romantique le plus noble relevant sa physionomie.

Probité et désintéressement ; la souplesse de leur conception anciennes.

    Avec les époques, la conception que les hommes se sont faite, dans le détail, de la probité matérielle, a sensiblement varié, et l'on n'a guère le souvenir qu'elle ait été plus généralement exacte et, à bien des égards, plus délicate qu'au XIXè siècle. Il peut en effet paraître singulier au premier abord de devoir constater que le respect de la propriété était jadis une règle dont le principe était incontesté mais avec lequel il entrait dans les mœurs de prendre, jusque dans les pratiques d'une hospitalité dont nous n'avons plus l'idée, des licences qui ne seraient pas admises aujourd'hui même. Toujours est-il qu'il intervenait parfois entre concitoyens, ainsi qu'il a été fait allusion plus haut, certaines façons alertes d'incorporer dans son patrimoine des biens dont ce mode d'acquisition porte dans les temps modernes des appellations diverses, d'une sévérité graduée, mais s'opposant toutes à l'idée de la scrupuleuse honnêteté. De même admettait-on de la part d'hommes indiscutablement braves, plusieurs façons de tuer son adversaire en duel qui, depuis, auraient été tenues non seulement pour un assassinat, mais encore pour une lâcheté.
    Par ailleurs, dans la vie publique, certaines pratiques étaient ouvertement reçues et ne déconsidéraient nullement, qui tenaient aux conceptions anciennes de l'organisation administrative et dont beaucoup seraient estimées par la moralité du XIXè siècle, toujours en vigueur théoriquement, comme des faits de corruption ou de prévarication, confinant, le cas échéant, à la trahison (7).
    Tout, ou à peu près, ce qui nous apparaît délit ou crime, d'ailleurs, tombait sous le coup de lois nombreuses et sévères, et l'ensemble de la probité était maintenu par les exemples impitoyables de rigueurs pénales, plus fréquentes, peut-être encore, que constantes.
    D'une façon générale, il faut le dire - et telle était la moralité des anciens âges - on tenait fidèlement le gros des intérêts dont on avait la charge, dans la vie privée comme dans la vie publique ; mais on se faisait tout payer : on recevait de l'adversaire en traitant, comme on recevait des particuliers en jugeant, et en principe on ne gérait rien sans s'y enrichir (8). On ignorait cette pudeur que l'on mettait naguère, que l'on met encore, à recevoir, à «toucher» ; à quoi l'on répugne souvent autant, parfois plus qu'à prendre, mais pour une autre raison : parce qu'on y voit la création d'un lien personnel dont l'ingratitude même ne suffit pas à dégager, et qui est odieux à la conception démocratique de l'indépendance - motif souvent inconscient mais toujours réel. Jadis, au contraire, à tous les degrés de l'échelle sociale, on recevait sans vergogne une récompense en argent ; on n'éprouvait aucune humiliation à échanger des services contre des écus ou des avantages matériels. On pouvait servir sans que s'attachât au service une idée péjorative de servilité, comme l'on pouvait se «donner» à tel ou tel plus haut que soi sans se sentir avili, car l'idée du service personnel était constamment relevé par le grand nombre de ceux qui, servant, étaient destinés à occuper un jour le rang de celui au service duquel ils se mettaient. On était, somme toute, fort peu désintéressé autrefois dans la vie civile (ce qui ne signifie pas du tout qu'on fût rapace). Il y avait une conception de la probité qui était souple, ondoyante, quoique régie par des lois strictes auxquelles elle obéissait dans la pratique avec des libertés répondant à la diversité des états et à la variété des besoins de chacun. Seulement à cette conception, dont la flexibilité, souvent aux frontières de l'excès, déconcerte la simplicité rigide de l'esprit moderne, la complexion morale des individus, la qualité de l'armature sociale et l'autorité qui s'exerçait dans les rapports de dépendance des hommes, conservaient au total, avec des hauts et des bas, un niveau relativement élevé, à la fois nécessaire à l'ordre et convenable à l'état de société. Si ce niveau était fluctuant c'est parce qu'il était vivant. Mais d'ailleurs, il restait, il ne faut jamais l'oublier, constamment soutenu par l'édifiante honnêteté d'un très grand nombre, par les vertus éminentes ou obscures de beaucoup, par la sainteté de plusieurs et, encore une fois, par des châtiments exemplaires.
    La probité des anciens temps peut être comparée aux espèces monétaires dont on usait alors, qui étaient de variétés nombreuses, de frappe irrégulière, de valeur nominale changeante, avec des tolérances (des remèdes, comme on disait) nous semblant très larges, parfois rognées aussi, mais qui, dans l'ensemble étaient belles, souvent superbes, ou de métal pur ou presque fin.

La rigidité de l'attitude morale post-révolutionnaire.

    Après la période d'ébullition révolutionnaire, la France (et le monde à sa suite) se retrouvait avec un système monétaire simplifié et rigide qui, désormais, inapte à plier, ne pourrait plus que se rompre. Il en fut de même de sa moralité en général, et de sa probité en particulier. Le XIXè siècle fut un siècle de foi et de vanité ; plus exactement un siècle où la foi vaniteuse faisait, avec ses prétentions au scepticisme scientifique, un contraste dont l'exceptionnelle naïveté est le signe avant-coureur chez les hommes de l'affaiblissement mental du déclin. Siècle mystique à sa manière; siècle de crédulité présomptueuse en soi-même et en ses œuvres au mépris de tout ce qui soutient l'âme humaine et confère à ses inspirations ce caractère d'équilibre qui leur assure une durée moyenne. Siècle où l'individu, s'exaltant politiquement comme un souverain et scientifiquement comme un dieu, s'est adoré comme il ne l'avait jamais fait. Or l'être humain (tout de même que l'animal d'ailleurs), s'il s'aime lui-même, se préfère encore dans ses œuvres, et c'est bien à cet agglomérat d'idées fausses, qu'il avait façonnées en pétrissant les restes, devenus informes sous ses efforts, de l'éthique qu'il venait de briser, c'est à cet ensemble disparate et instable de dogmes laïques foncièrement hostiles à l'existence sociale et donc contraires à la sienne, que prodiguait son dévouement et qu'eût donné sa vie cet homme du XIXè siècle, si fier de son indépendance, si délié, croyait-il, de toute sujétion personnelle et morale. Cependant, il appartenait à cet état d'esprit d'avoir une incidence favorable sur l'honnêteté matérielle de l'époque, et il demeure en effet qu'avec son orgueil démesuré, avec ses idées de dignité personnelle, avec son quant à soi et ses ridicules, l'individualisme révolutionnaire, en dissociant tout, a néanmoins rendu pendant un siècle les Chrétiens aussi généralement proches dans leurs rapports que le permet la canaillerie foncière du genre humain - entendons par là son instinct de conservation individuel le plus immédiat, le plus étroit et le plus impérieux.
    Cette société du XIXè siècle, libérale, présomptueuse et individualiste fut aussi celle où, dans les conditions matérielles qui s'y prêtaient évidemment, l'individu, socialement isolé, s'est le mieux gouverné personnellement dans sa vie privée et, en fait comme en droit, a été le plus autonome. Par voie de conséquence, cette société de gens suffisants, fiers du présent et sûrs de l'avenir, était hérissée contre toute trace d'arbitraire avoué. Elle était relativement peu maniable, malgré ce que la période autoritaire du Second Empire donnerait à penser. Toutefois, progressivement émasculée par l'abus généralisé de pensées trop fortes pour la médiocrité de l'intelligence commune et pour la faiblesse croissante des caractères, cette société allait recevoir le choc de la guerre de 1914. Elle s'y est brisée avec sa monnaie.

Rapport du membre brisé au membre souple.

    L'inflation de papier-monnaie qui sévit depuis 1914 ressemble à la plasticité de l'ancien système monétaire et à ses lentes adaptations au cours d'un millénaire, comme un membre rompu ressemble à un membre souple. On peut en dire autant du caractère des hommes.
    Avec l'homme des siècles antérieurs, l'homme du XXè siècle fait un contraste saisissant. En même temps, l'on peut voir la transformation de la société qu'il compose à peu près achevée. Ainsi se présentent les causes réciproques de l'état d'avilissement où s'enfoncent actuellement l'individu et la collectivité.

Transformation de la société.

    La société, pour sa part, s'est, en quelque sorte, complètement aplatie. Avec la Révolution avait achevé de disparaître (en France du moins) le grand seigneur, état au rang duquel la naissance seule ne suffit pas à mettre. Le gentilhomme s'était peu à peu transformé en ce quelque chose de dérivé et de moins précis qu'est le «gentleman». L'homme du monde restait en 1914, dont le nom, indiquant une conception de supériorité si large, ne répondait plus qu'à son acception la plus étroite ; mais, tel qu'il était, cet homme du monde jouait encore un grand rôle dans la société, ne serait-ce qu'en donnant un public à l'homme d'esprit. Avec lui s'est effacé le galant homme ; et l'homme de cœur ici, l'homme d'esprit là, se sont comme retirés de la civilisation ; ils ne survivront guère à la raréfaction d'air respirable faite autour d'eux.
    Il faut bien se rendre compte que ce que l'on nomme la civilisation, tient, dans une grande nation, à quelque cinq cents personnes (9). Le reste suit en fournissant à cette élite un état-major et des cadres plus ou moins nombreux. Mais, lorsqu'une politique fiscale et monétaire de confiscation oblige tout le monde à prendre un métier pour vivre ; lorsque l'homme de lettres, le juriste, l'historien, l'homme du monde, le philosophe, doit cirer ses chaussures, «aller chercher» le pain, passer chez le pharmacien afin d'acheter un médicament pour sa femme souffrante, ou se lancer à la recherche de lait condensé pour son enfant, il n'y a plus ni homme de lettres, ni juriste, ni historien, ni homme du monde, ni philosophe ; il n'y a plus que des besogneux que leur supériorité intrinsèque empêche seulement de participer carrément aux avantages dont la démocratie comble toutes les infériorités parmi lesquelles elle s'épanouit.
    Tant qu'il existe encore un Père de Foucauld, un Lyautey, un Barrès, un Anatole France, un La Gorce, un Forain, un Maurice Donnay ou un Flers, un Saint Saëns, un Castellane même, il existe aussi, quelque minée qu'elle puisse être, une société qui tient encore debout. Mais lorsqu'il n'y a plus d'élite, ou seulement d'élite complète d'une qualité suffisante ; lorsque la futaille démocratique peut être débondée sans crainte d'aucune censure, grave ou ironique, muette ou parlée, gravée, dite ou chantée ; lorsqu'il n'y a plus dans la société d'éléments nobles montrant la voie, innervant les volontés, tonifiant les attitudes, unifiant les opinions, il ne reste plus qu'un magma informe et sans nom.

Caractère affaibli de l'individu actuel.

    L'homme alors revient au plus bas de ses instincts et à une improbité croissante et générale que rient ne retient, que rien ne relève, que rien ne compense ni ne rachète, soit chez la même personne, soit de l'une à l'autre.
    Il ne s'agit pas de déterminer si, au point de vue de la morale pure, l'homme actuel vaut plus ou moins que celui des âges antérieurs, proches ou lointains. Ce sont là des quetions qui ne sont pas du ressort de la justice humaine. Mais ce que l'on peut dire, c'est que, submergé par l'immensité et la complexité d'un cataclysme provoqué par lui-même à l'aide des moyens très simples qui seuls sont à sa portée, l'homme actuel se débat comme il peut, tout en bredouillant encorez machinalement ses vieilles rodomontades libérales et, s'il se montre brutal, c'est à la façon des vieillards pris dans une foule ; car l'homme actuel est moins méchant et moins dangereux que ses ancêtres parce qu'il est moins vigoureux, et il est moins agressif, moins entreprenant, moins allant, parce qu'il est moins viril qu'eux. A l'égard des choses de ce monde, c'est toute sa vertu.
    Ainsi débandé, errant et dégradé, l'individu actuel en face de l'Etat est tout faiblesse.

Mécanisme de la disparition des autorités intermédiaires.

    Quand, d'une part, se raréfient le goût réfléchi et grave des responsabilités et l'instinct du commandement, qui ne sont autre chose que la conscience de sa force et de son aptitude chez celui qui les possède ; quand, d'autre part, se multiplie la propension à obéir passivement et à fuir l'initiative, il ne peut plus exister ce réseau d'autorités logiquement entrecroisées qui s'exercent normalement dans toute la société jusqu'à la famille, et qui assurent le bon fonctionnement de l'organisme social. Il ne reste alors de commandement que celui d'un petit nombre d'hommes dont la qualité répond à la hideur de la décrépitude générale et qui se partagent les innombrables fonctions de l'Etat. Car, à mesure que l'état de la société y rend le pouvoir moins glorieux et moins honorable, tous ceux dont la personne et le caractère le relèveraient s'en écartent d'eux-mêmes ; puis il advient que, par ordre de valeur décroissante, des catégories entières d'hommes ayant, après les meilleurs, d'éminentes et sérieuses qualités secondes, s'en détournent aussi, exclus surtout par leur propre dégoût. Finalement, l'Etat tombe ainsi aux mains d'une lie de gens faits pour remplir les emplois les plus subalternes, nés pour jouer les rôles les plus humbles, toujours inférieurs par quelque côté essentiel, souvent tarés, généralement enivrés par leur fortune ; gens qui, pour avoir certaines qualités nécessaires afin de parvenir dans la démocratie, n'en restent pas moins au véritable politique et aux hommes d'Etat ce que les sergents de galères et des galériens débrouillards pouvaient être à un chancelier de France et à ses magistrats. Et la présence de ces hommes au pouvoir précipite la même décadence qui leur a permis d'y accéder, tant il est vrai, une fois de plus, que les choses sont mutuellement causes les unes des autres et que les peuples ont toujours le gouvernement qu'ils méritent.
    Dans cet état, il n'y a plus, à proprement parler, d'autorité dans la société. Or, sous mille formes, aussi longtemps que l'être simple ou collectif n'est pas mort, s'il renonce à l'autorité il se voue à la violence. C'est donc dans un état permanent de violences successives que vivent les sociétés après avoir franchi le stade libéral de la démocratie. Aussi ces individus qui, dans leur ensemble, se prêtent à un pareil gouvernement, après l'avoir engendré, ont-ils les caractères d'une ductilité fort différente de celle que présentent les peuples bien gouvernés.

L'affaissement de l'âme moderne.

    D'un côté, en effet, l'absence de principes religieux ou bien, ce qui aboutit à peu près au même résultat, le fait de molles pratiques qui se juxtaposent aux autres actions de l'existence courante comme une discrète importunité (quand, au contraire, la religion doit imprégner tous les actes de la vie) ; d'un autre côté, la répudiation de toutes traditions sociales, tout cela a laissé l'âme chrétienne comme sans épine dorsale et sans os. Car l'âme a son armature morale comme le corps a son armature matérielle. L'âme humaine donc, étant conçue non pour être invertébrée mais pour comporter une assature morale qui la soutienne et s'en étant privée ou, plus exactement, s'étant nourrie en sorte que cette ossature s'est ramollie, il est advenu que tout ce que l'on groupe sous le nom de moralité s'est effondré et, n'étant point fait pour demeurer en cet état, tend à tomber en une manière de liquéfaction. Au point où elle en est, l'âme chrétienne ne peut que se recalcifier, au moins dans la mesure strictement indispensable (ce qui est œuvre réactionnaire), ou bien voir sa masse flasque tassée dans le corset de fer que la démocratie autoritaire lui présente comme un instrument orthopédique grossier. Cette dernière formule répond à ce que l'on nomme de nos jours le progrès.

La transformation actuelle de la démocratie.

    Pour l'heure, la démocratie est en pleine période de transformation. Cette transformation étant en définitive le fait de la masse des individus, elle fait ressortir la leur propre et l'explique en partie.
    Adversaire du socialisme sous différentes formes, la démocratie libérale se plaît naturellement à rêver une peste bénigne, une lèpre débonnaire et prétend signer avec la mort sociale une sorte de pacte de non agression. Toutefois, ne se reconnaissant pas d'ennemis à gauche, sa chimère la vouait à subir tôt ou tard l'attraction due au «dynamisme» relatif des parties extrêmes - toute institution tendant à concentrer ses éléments vers son point le plus fort. La démocratie libérale s'est ainsi trouvé, à l'égard du socialisme d'Etat, dans la situation d'un homme qui, ayant porté le corps trop en avant, trébuche et avance précipitamment un pied pour se soutenir puis l'autre et va de la sorte quelques pas courus au-delà de la limite qu'il ne voulait pas dépasser, afin de conserver un impossible équilibre. Cela finit par la chute inévitable. Cette chute le fait tomber dans les bras du socialisme, ouverts pour le recevoir, puis refermés sur lui. Il advient alors qu'en adoptant, bon gré, mal gré, les procédés de la démocratie autoritaire, les démocrates libéraux font mine, en grimaçant plus ou moins, de choisir la servitude dont les principes s'imposent à eux et, déçus, angoissés, ils bornent désormais leurs rêves à l'idée d'une prison plus douce entre des murs à eux, un peu plus larges que ceux où la concurrence les enserre, dans laquelle ils pourraient se démener sans trop de gêne et, proclamant qu'ils sont libres, faire croire qu'ils le sont en effet.

Indignité dont l'individu se sent pénétré actuellement et ce qu'il en résulte.

    Tandis que l'entité abstraite que l'on nomme démocratie est en train de virer ainsi, les hommes se trouvent individuellement pénétrés de ce sentiment, sourd mais profond, que leurs biens ne leur appartiennent pas légitimement, que leur personne ne leur appartient pas davantage ; que leurs biens et leur personne sont à la disposition de la collectivité ; qu'elles sont les choses de l'Etat démocratique où l'on ne saurait rien posséder sans frustrer le pauvre, de l'existence duquel vit précisément la démocratie. Par son consentement à toutes les exactions qu'il souffre, et à toutes les mobilisations - qui sont des exactions de personnes - l'individu moderne sanctionne les doctrines collectivistes. Par cela, il révèle surtout l'étendue de la dissolution opérée dans ses instincts fondamentaux par le travail démocratique. Il découvre, il avoue son indignité à posséder et à se posséder lui-même, son inaptitude à toute indépendance, son renoncement à toute fierté non seulement humaine mais, pourrait-on dire, animale. Il se produit alors ceci : la démocratie autoritaire prenant racine sur un terrain complaisant, l'esclavage devient insensiblement la condition commune et les gens prennent une telle habitude de la contrainte, ils perdent à un tel point une personnalité qui faiblissait déjà, qu'il leur semble désormais impossible de vivre sans cette contrainte faute de laquelle ils se sentent désemparés. A une société sans noblesse, ni corps de l'Etat, ni associations, autrement dit, privée de l'armature et des organes qui autrefois lui ont permis de survivre, parmi les heurts et les infortunes de son évolution ; à une société qui reste sans même l'utopie libérale qui naguère l'a soutenue par instants, la contrainte de la dictature démocratique apparaît tutélaire. Les hommes se prennent à la défendre comme leur seule ressource.

Caractères de l'âme moderne qui la rendent ductile.

    Il est superflu d'insister sur les caractères de l'âme moderne qui la rendent si ductile ; ils sont très apparents et s'accentuent de jour en jour sous nos yeux. Tout le monde connait cette ambiance craintive dans laquelle se meut notre société entravée. Tout le monde reconnaît cet universel repli d'un monde où ceux qui sont ruinés, écrasés par la misère, demeurent sans voix ; où les autres, craignant pour ce qui leur reste et redoutant d'être suspects demain, ont garde de ne pas se taire et mettent même dans leur prudence un empressement qui se distingue mal de la lâcheté. Chacun s'élève contre cette mollesse que tout le monde pratique. Tout le monde est témoin du désarroi général et condamne une indécision que chacun éprouve. Chacun sent tout le monde prêt à tout subir et à ne rien faire, résolu d'ailleurs à abandonner sans testament ce qui reste de la civilisation à la nouvelle génération que nul n'a su élever. Tout le monde peut détailler ces traits composant une société dont son asthénie rend facile de la capter et difficile de la conserver, pour cette raison qu'il est moins aisé de retenir un liquide qu'il faut enfermer dans un vase que de garder en main un solide qu'il suffit d'avoir saisi par un bout.

Son intolérance à l'action bienfaisante.

    Une chose apparaît moins : c'est la contre-partie de cette série d'attitudes négatives. Lorsqu'en effet on critique la tolérance au mal de la société actuelle, on omet constamment de faire ce qu'il faut toujours faire quand on raisonne des mœurs humaines, c'est-à-dire retourner la question et se demander, toutes choses égales d'ailleurs, ce qu'il en serait du contraire. Autrement dit, on omet de se demander dans quelle mesure ces gens qui se lamentent, ou s'indignent doucement, seraient, le cas échéant, tolérants au bien qui pourrait leur advenir (10) ; dans quelle mesure, eux qui ont souffert d'être plongés dans un abîme, consentiraient à en être tirés ; dans quelle mesure enfin, répondant au doute, sinon au pressentiment, que trahissent les derniers mots du discours de Montalembert, la société actuelle consentirait à être sauvée. L'hostilité générale et déterminée à toute réaction (la part faite de la mode et de l'irréflexion qui inspire la légèreté de la plupart des propos), répond déjà d'une façon suffisamment édifiante à cette hypothèse. En pareille occurence, sans doute serait-on surpris de voir tous ces hommes sortir soudain de leur torpeur pour s'insurger contre leur guérison. Le bien, alors, ne pourrait leur être fait qu'en leur faisant violence parce que le bien serait le rétablissement d'une hiérarchie ; il serait la restauration d'un minimum de santé sociale qui, par son fait même, ferait rentrer en sa place ce qui est déclassé et rétablirait l'ordre au détriment de cette masse considérable de gens qui, en tout ou en partie, vivent ou végètent du désordre. Sans doute ces gens le déplorent-ils eux-mêmes souvent, avec sincérité du reste, tant il est immense et flagrant, mais leur âme reste pétrie d'envie démocratique et leur fait éprouver, à ne rien sentir au-dessus d'eux, une satisfaction plus forte que tout autre sentiment. La réaction vers un état sain bouleverserait par la seule force de sa présence tout un enchevêtrement de petits intérêts (il n'est point question des gros qui ne sont pas le nombre), et de profits sordides, inavouables, individuellement fragiles autant que nocifs, tissés avec une patiente industrie d'insectes malfaisants dans l'ombre favorable du régime actuel, et dont les bénéficiaires se révolteraient sourdement comme frappés d'une injustice. Et ce qu'il y a de plus fort, c'est qu'ils intéresseraient électoralement à leur mauvaise cause la sensiblerie d'une foule d'électeurs parmi les plus intéressés, cependant, à se désintéresser de leur sort. Pour en finir, tous ces gens là votent ou ne votent pas. S'ils votent, s'ils émettent périodiquement un suffrage politique, aucune amélioration tant soit peu sérieuse, tant soit peu durable de la santé sociale ne saurait être envisagée puisque cet assainissement ferait monter moins d'électeurs qu'il n'en ferait descendre.

Puissance conservatrice de lui-même du mal démocratique.

    Ici enfin, on met littéralement le doigt sur le mal démocratique, et l'on sentira toute la puissance de son emprise si l'on songe aux passions anti-sociales qu'il a déchaînées pour assurer sa conservation et au suffrage universel qu'il a institué pour protéger ses progrès.

Résumé des causes et des effets de la ductilité actuelle.

    De tout ce qui vient d'être dit, il ressort que la ductilité actuelle découle directement du système par lequel la démocratie fait dégénérer l'esprit humain. A un degré antérieur, elle provient de l'inversion morale, qui engendre la démocratie. La nature particulière de cette ductilité se révèle à la fois dans son caractère propre et dans son caractère complémentaire, respectivement par la tolérance au mal, de la société, et par son intolérance au bien, qui sont les manifestations fondamentales d'un instinct de conservation vicié. La ductilité actuelle représente donc un des éléments essentiels de la tendance à mourir de la société chrétienne.
    Produite par l'horreur de l'initiative et le repli de la personnalité, la ductilité actuelle fait de chaque homme un individu recherchant un mot d'ordre, voulant être assuré contre tout, ne prétendant qu'à exécuter, entendant ne payer ni les choses qu'il achète, ni les services qu'il reçoit le prix qu'ils valent, désirant voir tout dévolu à l'Etat afin de tout recevoir gratuitement de lui, et disposé, au surplus, à défendre par la violkence les ambitions de sa faiblesse. Cet individu devient ainsi un prolétaire assisté de l'Etat. Or, lorsque les biens des riches sont épuisés, l'Etat ne paye plus ceux qu'il assiste, il les fait travailler contre une sportule en nature. C'est de cette façon que la ductilité particulière de ce temps achemine l'homme démocratique vers cette ultime étape de la prolétarisation où il échange toute sa supériorité humaine contre une pauvre nourriture, un pauvre logement et un pauvre vêtement qui font de lui moins qu'un animal. De cet état, l'un des effets est la disparition de la famille dont la dissolution préalable aura été l'une des causes.





    (1)    Est-il nécessaire de dire que tout cela est très théorique et n'a de signification qu'à l'égard des sociétés qui évolueraient dans un isolement suffisant pour échapper aux violences matérielles et morales de l'extérieur. Aucune société humaine, dans l'histoire connue, ne saurait répondre complètement à l'un de ces deux cas ; les influences réciproques des sociétés détournent le cours de leur évolution et transforment ce qui eût été leur développement normal ; dès lors, il en faut considérer plusieurs pour retrouver épars entre elles ce qui est le propre de chacune. Encore faut-il répéter qu'aux divers âges humains, la vieillesse et la jeunesse des sociétés présentent les mêmes différences essentielles que la jeunesse et la vieillesse des individus aux divers âges sociaux. Tout est combinaison (au sens chimique du mot) et plus le monde vieillit, plus les hommes déclinent, et plus leurs affaires se compliquent et s'enchevêtrent au point que ceux-mêmes qui font métier de les embrouiller sont les premiers à s'y perdre.
    (2)    Non seulement l'idée que l'on se fait de la liberté varie avec le temps, mais elle change jusqu'à l'opposition complète avec les lieux voisins dans le même temps. Ainsi, la liberté qui, pour un Français, est notamment celle de dormir dans le silence, consiste, pour un Espagnol, dans le droit de faire du tapage dans la rue toute la nuit.
Partant de cet exemple familier, on peut ajouter que le fait de certaines conceptions différemment adaptées au génie de chaque nation est le fait naturel. Il ne convient d'y voir que cette souplesse nécessaire aux choses qui règlent la vie humaine telle qu'elle est conçue. A ce propos, il y aurait beaucoup à dire sur la fameuse pensée de Pascal, dont l'axe est : «Plaisante justice qu'une rivière borne !..., etc.»
    (3)    Ou quasi pas du tout comme le «bonhomme La Freselière, lieutenant général et lieutenant général de l'artillerie. Il servoit encore à quatre vingts ans avec la vigilance d'un jeune homme et une capacité très-distinguée. C'étoit d'ailleurs un homme plein d'honneur et de valeur modeste et très homme de bien. Jeunes et vieux le respectaient à l'armée, et il était si aimable qu'il avoit toujours chez lui la meilleure compagnie de tous âges : c'est un rare éloge à quatre vingts ans». (Saint-Simon - Collation Chéruel - Tome II, p. 360)
    (4)    Comme l'habitude des hommes de s'embrasser, c'est-à-dire de se serrer dans les bras, que l'on voit en Espagne couramment pratiquée dans la rue avec ces effusions dont s'indigne Alceste au début du Misanthrope. En pendant de cela, et pour en revenir à une observation précédente, on peut remarquer en France que l'habitude du peuple d'être couvert dans l'intérieur après avoir salué n'est que la vieille façon de faire, à la cour comme à la ville, qui a survécu dans les campagnes.
    (5)    Aux âges d'ordre, il est entendu que le désordre démocratique ne fait que des incursions passagères dans la vie sociale, la plupart du temps sous des formes d'emprunt. Comme il n'a généralement pas le loisir de s'organiser, on peut à peine dire qu'il est toujours autoritaire, son caractère étant plus particulièrement encore celui de la violence. Il a fallu l'ensemble des circonstances qui ont affecté l'évolution de la Russie pour que la démocratie autoritaire puisse, dans un moment critique, bénéficier de l'écart créé par les anomalies de son développement entre la jeunesse relative du peuple avec ses qualités de force et de souplesse d'une part, et la déficience prématurée de son aristocratie de l'autre, à quoi il faut ajouter la vieillesse de l'Europe et l'impuissance de son libéralisme. C'est ce concours unique de circonstances qui seul a permis à la démocratie autoritaire non seulement de survenir, ce qui n'est point étonnant en soi, mais de s'installer et surtout de durer dans sa forme conventionnelle, de se défendre contre la rivale voisine, formée à son imitation, puis d'envahir lentement selon les méthodes de cette dernière, tout en se préparant à l'attaque suprême après avoir fait de la Sainte Russie, devenue soviétique, la citadelle du mal destiné à détruire la civilisation chrétienne.
    (6)    Il faut se garder d'oublier que la sincérité des sentiments réactionnaires n'est jamais une excuse aux yeux de la démocratie, même libérale.
    (7)    C'est ce qui rend très difficile à l'esprit moderne de juger un homme comme Talleyrand, homme de l'Ancien Régime au suprême degré. Parmi les faits qu'on lui reproche touchant à la corruption, il en est qui eussent été indélicats en tous temps, d'autres qui deux cents ans auparavant auraient pu le conduire à la Bastille, près de l'échafaud peut-être, d'autres, enfin, qui sont simplement d'une autre époque. Naguère, en Russie, en Espagne, comme en Turquie, il existait des administrations de l'ancien type dont les habitudes faisaient un violent contraste avec les mœurs administratives françaises, anglaises ou allemandes d'alors, mais dans l'institution desquelles tout n'était pas blâmable, loin de là, bien qu'on confondît leurs principes, en les condamnant indistinctement et à tort, avec l'anachronisme de ces principes et les déformations de leur vétusté.
    (8)    A moins qu'on y mangeât son bien, exception qui, pour répétée qu'elle ait été, n'en demeure pas moins le contraire de la règle.
    (9)    Ou quinze cents si l'on veut. Que l'on choisisse le chiffre qu'on voudra ; selon ce que l'on entend, on pourra réduire le premier, on ne pourra guère dépasser le second. En tous cas ce qui fait la valeur d'un vin de dix degrés, ce n'est pas les 90% d'eau que contient la bouteille, mais ces 10% d'alcool et de bouquet.
    (10)    C'est là un procédé de raisonnement fort utile, mais ce n'est qu'un procédé dont il faut se méfier et ne pas abuser comme de tout ce qui étant conjectural est forcément irréel. Ici, par exemple, la société étant en définitive elle-même l'auteur de son bien ou de son mal, si le bien lui advient c'est, en principe, qu'en vertu d'un ensemble complexe de causes déterminantes, sa structure intime s'est améliorée dans la mesure nécessaire à l'apparition du mieux politique qu'elle éprouve ; lequel, à son tour, accentue et consolide l'amélioration. Il n'est qu'un cas où l'hypothèse envisagée ici pourrait correspondre à une réalité, c'est celui d'une erreur de l'instinct démocratiquement perverti de la société qui, portant exclusivement son choix sur les hommes les plus aptes à la détruire, se serait par hasard trompée en se rangeant derrière un homme capable de la conserver. Cet homme ne survivrait guère sans doute à la surprise qu'il produirait. Sa destruction serait la correction de son anachronisme.