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CHAPITRE XIII  (Editable avec Internet Explorer)

LA DISSOLUTION DE LA FAMILLE

La famille est aujourd'hui une petite démocratie bolchévisante.

    La famille qui, sous l'Ancien Régime, était une petite monarchie absolue, est devenue, après la Révolution, une petite monarchie constitutionnelle. Elle est aujourd'hui une petite démocratie bolchévisante.
    Laissons de côté les rapports conjugaux dont il sera question au chapitre suivant, et, dans la famille moderne réduite à sa plus simple expression, ne considérons pour l'heure que les enfants. Nous constaterons tout de suite qu'ils ont successivement appelé leur père «Monsieur», puis «mon Père», puis «Papa«, et l'ont finalement tutoyé. L'époque où les fils nommaient leur père «Monsieur», est, par exemple, celle où le Doge de Gènes venait à Versailles y faire à Louis XIV les excuses de son pays. A l'époque où l'on dit à son père «Papa» en le tutoyant, correspond celle où la France a sollicité l'alliance des Soviets et les crédits des Etats-Unis après avoir subi quatre ans d'occupation allemande. Parallèlement en Angleterre, les fils ont successivement appelé leur père «Sir», puis «Father», puis «Dady», et les bonnes manières se sont à ce point perdues qu'aujourd'hui, paraît-il, on y appelle parfois son père par son prénom. Au temps de la première manière, l'Angleterre conquérait les Indes. Le temps de la dernière est celui où elle les a abandonnées. Il y a dans ces divers rapprochements autre chose que de vaines et fortuites coïncidences.
    Ceci dit, bornons-nous présentement à observer les circonstances immédiates de la déchéance de l'autorité paternelle, les rapports de cette déchéance avec la démocratie et ses conséquences en période d'expension socialiste de l'Etat.

La Révolution n'a guère modifié sur-le-champ les rapports familiaux.

    Il régnait dans les familles, à la fin de l'Ancien Régime, d'antiques disciplines que la vieillesse des gens et des choses, la douceur générale des mœurs et une grande sensibilité du cœur, avaient rendues aimables tout en les conservant relativement strictes. Férue de l'Antiquité (ou de l'image qu'elle s'en faisait), la Révolution ne changea pas grand chose aux habitudes familiales. Malgré la transformation des lois qui, par divers biais plus encore que directement, atteignaient l'autorité paternelle dans ses fondements en lui préparant un avenir qu'elle connaît aujourd'hui, les rapports qui, dans la pratique, s'étaient établis entre parents et enfants avant 1789, subsistèrent en gros durant le XIXè siècle. C'est aux approches de 1900 que les changements se firent très sensibles. Ne faisant pas état ici des lois, mais seulement des idées et des mœurs, prenons une fois encore pour point de départ immédiat les erreurs psychologiques de la génération de 1900.

Les erreurs psychologiques de la génération de 1900.

    La génération de 1900 a été hantée de cette utopie, qu'en faisant l'avance de ses bontés, elle recueillerait en retour cette reconnaissance émue, ces attentions délicates qui ne sauraient participer que d'un état maladif disposé aux extrêmes, ou bien d'une amélioration foncière de l'homme, c'est-à-dire d'un progrès des sentiments humains dans le sens d'une perfection attendrie, supposant un système du monde qui n'existe pas et dont le romantisme du siècle s'est acharné à poursuivre le rêve en dépit des durs cahots de la réalité. A l'égard des idées subversives de tous ordres, dans cette politique extérieure que la vie privée possède en petit comme la vie publique, la génération de 1900 s'est comportée comme Napoléon III en face du Piémont et de la Prusse. A l'égard des éléments conservateurs de la société, elle a pratiqué la politique de la France avec l'Autriche lors de Sadowa. A l'égard de la famille, elle a commis les fautes de l'Empire libéral. Tout se tient ; tout est un, sous mille formes. Dans l'immense confusion sentimentale qui achevait alors d'étendre sur l'ensemble de la pensée le redoutable despotisme de son obscurité, les gens auxquels de solides préjugés conservateurs eussent dû suffire se prirent impunément à réfléchir. Fiers de savoir l'alphabet, ils s'engagèrent dans des déductions au-dessus de leurs forces, et, à la suite d'hommes éminents par leurs talents, embrouillèrent toutes les idées directrices auxquelles le simple bon sens doit généralement suppléer ; car l'aberration n'aura épargné personne, ni aucun milieu. Et c'est ainsi que se trouva renversé dans l'esprit social l'ordre logique dans lequel se succèdent le besoin, la confiance, le respect et finalement l'amour, tandis qu'en un rôle dominant, l'amour de soi plane sur cet enchaînement.

Le besoin, la confiance, le respect et l'amour.

    C'est une sèche vérité que l'on n'aime que soi. Lorsqu'apparemment on aime les autres, ce que l'on aime en eux, c'est ce qu'ils vous donnent ou ce qu'on leur donne de soi, c'est ce qu'on leur doit de sa formation, c'est la part qu'ils ont reçue de la vôtre. Ce que l'on plaint chez les autres, ce sont les maux que l'on a éprouvés ou qui pourraient vous frapper. Les fautes que l'on pardonne, ce sont celles qu'on a commises, que l'on pourrait ou qu'on aurait pu commettre. On n'a guère de pitié pour les malheurs qui ne sauraient vous atteindre, et on a peu d'indulgence pour les vices qu'on n'a pas, ni pour les faiblesses auxquelles on est ou croit être inaccessible. La charité elle-même n'est qu'un égoïsme indirect, et il n'est point jusqu'au plus sublime parmi les dévouements, celui du religieux, qui n'ait le sien, car ceux et celles qui, sous la bure, renoncent à tous les biens de ce monde pour se vouer au secours de ceux qui souffrent, ne donneraient pas leur part de la félicité éternelle, s'il était en leur pouvoir de le faire, pour sauver dix âmes de la damnation.
    A l'amour qu'ont les individus de leur conservation, correspond, sous diverses formes, un besoin fondamental : le besoin d'être élevé, protégé, instruit, guidé, gouverné. Celui qui satisfait à l'égard des autres l'essentiel de ce besoin primordial, reçoit d'abord une confiance qui est proprement l'espoir mis en lui d'éprouver à nouveau, ou régulièrement, les bienfaits de son action. Ce pouvoir bienfaisant appelle l'obéissance qui est une de ses conditions et qu'on ne lui marchande jamais ; il inspire naturellement aussi le respect. Sur le respect enfin, on voit éclore cette fleur des sentiments instinctifs qui, en s'épanouissant, embellit les plus humbles mouvements de la nature comme elle pare les dispositions les plus froides de l'esprit. Elle apporte aux autres forces le complément inestimable de celles du cœur. Elle se nomme l'amour. Ceci explique pourquoi un corps aristocratique ou un chef qui traite les hommes avec sévérité ou rudesse, mais qui accomplit l'essentiel de ses devoirs sociaux et fait honneur à ses responsabilités, peut impunément prendre de grandes licences d'ordre individuel et commettre bien des abus ; tant que, dans l'ensemble, il se montre digne de la puissance qu'il exerce, il est certain de la conserver et il reste invincible dans la fidélité des siens aussi longtemps que le crédit accumulé par ses services passés n'est pas épuisé.

Ce qu'eût aimé à obtenir la génération de 1900.

    Il appartenait à l'époque qui a opposé le droit à la force — le droit qui n'est que de la force organisée — de nier délibérément ces éternelles et banales vérités. Toutefois, la génération de 1900 qui avait achevé avec méthode de stériliser tout ce qui engendre le respect familial, eut aimé à voir un respect spontané ou, plus exactement, une sorte d'amour à la fois respectueux et familier entourer d'égards les légèretés de son caractère et les dévergondages de sa pensée, aussi bien qu'absoudre et, par là, entretenir dans une quiétude favorable les facilités de son anarchie morale. Or, on ne peut pas afficher, enseigner, le mépris de tout ce qui est respectable et obtenir le respect de ce qui est méprisable. On ne saurait entretenir indéfiniment pour la protection de ses ravages cette déférence dont la démocratie tarit précisément les sources. Et, d'une façon générale, passées les erreurs du début, les hésitations de la surprise et le bénéfice de la vitesse acquise, il faut renoncer tôt ou tard à faire encourager et défendre l'hérésie par les vertus orthodoxes dont cette même hérésie anéantit l'esprit. Cependant, les destins ont leur rythme et des traditions si antiques, si vénérées, inclinaient le front des enfants devant leur père qu'il fallut une génération encore afin, que, à la troisième, le désordre fût à peu près complet.

Ce qui s'est produit.

    Depuis les familles princières jusque dans les campagnes, c'est à l'occasion du mariage que se révéla, non encore chez les filles mais chez les fils des hommes de 1900, la fragilité d'une déférence apparente qui, à l'épreuve, ne résistait pas à la moindre pression de la passion amoureuse.
    Lorsqu'on s'affranchit des règles et des usages consacrés, quand on brave les convenances, c'est rarement pour s'élever et pour mieux faire. Au demeurant, rien ne nuit plus sûrement aux affaires du cœur que de s'interdire d'y montrer de la tête. Qu'on le veuille ou non, l'amour est l'ornement du mariage dont l'alliance des intérêts est le fondement solide, cimenté par le sacrement religieux qui, en rendant les unions indissolubles, assure l'ordre et la stabilité à la base d'une société féconde. Cependant, ce qui orne s'étant développé au point d'éliminer progressivement ce qui soutient, ainsi qu'il a été dit, le romantisme des idées établit désormais que l'amour était la condition primordiale du bonheur conjugal et il poussa le mépris des réalités humaines jusqu'à le désigner comme le meilleur garant de la pérennité des unions. Le mariage, donc, devant comporter l'amour, il s'en est nécessairement suivi (chose à laquelle on n'avait pas pensé) que, réciproquement, l'amour devait comporter le mariage. L'amour qui, chez les êtres jeunes, est le premier appel des sens et le plus éphémère des sentiments humains !... Dans l'imagination superficielle et l'esprit faux des gens de 1900, l'amour ne devait pas entraîner un déclassement sensible ou regrettable ; il ne devait apporter dans les divers milieux sociaux que des éléments dignes d'y entrer ; éventuellement des éléments réputés jeunes et vivifiants, élevés, sans doute, par l'amour. En réalité, l'amour ainsi conçu amena un encanaillement général qui surprit chaque fois la candeur des familles et qui, cabrant les pères au dernier moment, leur inspirait de vaines, tardives et passagères rigueurs. Bientôt l'encanaillement est devenu si général que la trivialité, qu'il tend naturellement à introduire dans la vie conjugale, a triomphé. Finalement et très vite, tant de ces canaux par lesquels coulent au long des âges les traditions de chaque famille se sont trouvés bouleversés, que leurs traditions s'en sont perdues ou évaporées. Il en est résulté que ces civilisations intimes de chaque foyer, dont les combinaisons forment la grande, sont devenues trop rares maintenant pour soutenir celle-ci.

Le foyer moderne fondé sous le signe de la faiblesse.

    De ce qui vient d'être dit, il ressort qu'au début de ce siécle (la guerre de 1914 ayant, en cela comme en tout, précipité le mouvement), un nombre sans cesse croissant de foyers furent fondés sur un sol miné par la révolte originelle contre l'autorité paternelle ou par le mépris des plus sages avertissements de la raison. D'innombrables couples, plus ou moins disparates se sont ainsi formés en subordonnant dès l'abord les principes du devoir aux élans de la passion. Des hommes et des femmes, en quantité, se sont unis sous le signe d'une faiblesse mutuelle et fondamentale. Aux enfants qui naîtraient d'eux, ces ménages pourraient-ils transmettre les principes qu'ils ont reniés en entrant dans la vie ? Quelle éducation, quels exemples pourraient-ils leur donner, si l'on ajoute que les couples joints par la passion amoureuse se délient bientôt pour se reformer autrement dans les mêmes conditions ; si l'on songe, en d'autres termes, que la faiblesse qui a déterminé les unions, a entraîné forcément leur précarité et qu'à ce régime les ménages, éphémères pour la plupart, s'entrecroisent successivement dans un désordre sans nom ?

Les parents renversent les principes du dressage.

    Mais — et cela ne fait qu'augmenter la gravité des faits — ce déclassement de la passion, cette polygamie et cette polyandrie successives qui se sont établies légalement dans les mœurs avec les désordres qui en découlent, ne sont point des causes ; ils sont eux-mêmes les effets d'un affaiblissement mental qui, dans la pratique, affecte (à si peu près que cela vaut à peine de le mentionner) tous les individus qui composent la société moderne, donc tous les couples, y compris ceux qu'un concours de circonstances a fait se former comme ils l'eussent été sous le régime d'une autorité paternelle effective. Il s'ensuit que d'éduquer leurs enfants aux indispensables disciplines et de les dresser, les parents actuels, en fait, ne le tentent même pas. Bien au contraire, ils ont inversé le dressage et renversé la hiérarchie des égards. Nous l'avons déjà dit, il faut le répéter, les pères sont devenus les camarades de leurs fils, les mères se sont faites «les grandes sœurs» de leurs filles ; tous les deux sont — ils l'imaginent du moins — les confidents de leurs enfants, et ils attachent visiblement une toute autre importance à connaître leurs menues fautes ou erreurs qu'à faire en sorte de les empêcher d'en commettre de grandes en élevant sous le nom de principe, entre la faute et l'enfant afin de le préserver de lui-même, un obstacle moral et matériel difficile à franchir. Lorsqu'un père ou une mère ont dit de leur enfant : «Il ne me cache rien !», le timbre satisfait de leur voix décèle qu'ils trouvent dans cette fausse confiance, qui n'est qu'un laisser-aller de plus, la preuve qu'ils ont atteint la perfection de leur réussite éducative.

L'enfant-roi.

    Dès le plus bas âge au reste, l'enfant est roi. C'est lui qu'on fait asseoir s'il n'y a qu'un siège ; c'est le plus profond où on l'invite à se vautrer s'il y en a plusieurs. On s'ingénie à le ménager pour le séduire. On ne le corrige plus ; on lui explique, on l'écoute, on lui répond, on le prie et on lui cède ; on ne sait lui refuser que l'occasion d'être rétif (1).

Les parents faibles vis-à-vis d'eux-mêmes comme de leurs enfants.

    Si une insidieuse accoutumance n'empêchait pas de sentir les choses pour ce qu'elles sont vraiment, on ne dirait pas comme on le fait volontiers, que les parents ne sont plus respectés ; on dirait qu'ils sont déshonorés. Ils sont déshonorés parce qu'ils se montrent doublement faibles. Ils sont faibles vis-à-vis d'eux-mêmes parce qu'ils ne se respectent pas ; parce qu'ils ont abandonné cette tenue morale, intellectuelle et physique qui donne la mesure de l'empire que l'on a sur soi-même et en impose en proportion (2). Ce n'est point trop dire qu'ils se rabaissent jusqu'à inspirer une sorte de répulsion par le relâché de leurs propos, de leur vocabulaire, de leurs conceptions, comme par leur manque de tact et le laisser-aller de leur tenue vestimentaire. Ils sont faibles une seconde fois vis-à-vis d'eux-mêmes dans la personne de l'enfant qui, à tout prendre, n'est jamais qu'une partie détachée. longtemps à peine détachée de ses parents. Là, c'est pour céder à leur mollesse sous une autre forme, qu'ils abdiquent leurs prérogatives moyennant le sacrifice desquelles ils se croient déliés de cette obligation d'autorité et de vigilance qu'impose la charge des âmes. Par l'effet d'une lâcheté intime, universelle en eux, presque inconsciente, ils se trompent volontairement eux-mêmes. Affectant à leur propre regard de satisfaire à l'équilibre des choses, ils renoncent au respect, qui est leur droit, pour être soulagé du fardeau de leur devoir ; et de quel devoir ? Du devoir de l'ordre le plus haut, qui est de former le caractère de l'enfant, de lui transmettre de bons principes, de le dresser, de l'élever autant qu'il est possible ; toutes choses que dans nombre de races, à l'échelle de leurs besoins, les animaux font avec le zèle constant de leur instinct.

On n'honore jamais la faiblesse.

    Cette attitude, véritable reniement de soi-même, est celle de la plus pitoyable faiblesse. Or, l'instinct profond et le plus primitif chez les êtres s'oppose à ce qu'ils respectent ou ménagent la faiblesse sous aucune forme, même travestie en bonté. L'homme protège ou dépouille la faiblesse, il ne l'honore jamais ; tandis qu'il est dans l'ordre de son instinct de conservation et de son amour propre d'honorer la force, parce qu'elle seule est ou peut être bienfaisante.

Réactions de l'enfant inachevé.

    Quelle pauvre opinion l'enfant pourra-t-il donc se faire de parents qui l'ont chargé d'une responsabilité prématurée en négligeant, proprement, d'achever de le mettre au monde, quand le petit despote grincheux qu'il aura été en bas âge sera parvenu à l'adolescence ? Que pensera-t-il à l'époque où l'esprit s'éveille et regarde autour de lui ; à cette époque où l'on commence à éprouver tout ce que l'on doit à ceux qui vous ont donné ce que l'on préfère en soi, et à vouer les prémices d'une reconnaissance infinie aux maîtres qui ont enrichi de quelque chose de précieux le trésor intérieur que l'on constitue ; à cette époque où l'on commence à reconnaître que la juste sévérité est un bienfait et qu'il faut des disciplines pour assouplir l'esprit et le rendre réceptif ; de même qu'il faut labourer la terre qu'on aime pour y semer avec profit ? Quelle sera donc la réaction de l'enfant à l'égard des parents qui n'auront à peu près rien à lui léguer dans l'ordre particulier et qui, dans l'ordre général, se contentent de lui transmettre une désorganisation sociale complète ?
    La réaction de l'enfant est à peu près celle de ces petits peuples qui ont évolué sous un joug dont ils rejettent héroïquement les liens quand ces liens tombent en poussière, et qui vivent dans l'indépendance et le désordre jusqu'au jour où leur faiblesse intrinsèque les refait tomber sous un autre joug plus neuf. Le rêve de l'enfant est d'être indépendant. Quand on est vieux soi-même sans s'en douter, congénitalement vieux, on aime à parfaire son illusion de jeunesse en secouant de vieilles tutelles devenues débonnaires ; on se plaît à repousser avec une impétuosité facile et faussement juvénile, les restes d'une autorité qui s'effrite, comme si l'on triomphait vaillamment d'une insupportable tyrannie. Au surplus, nourris dans cette idée — trop juste — qu'ils n'ont à compter que sur eux, garçons et filles prétendent désormais, en gagnant leur vie le plus tôt possible, s'émanciper de liens qui n'existent pratiquement plus. Pour ce faire, ils sont conduits à s'engager dans d'autres liens que noue la force des choses autour d'eux ; liens que le même état social, qui les prive d'éducation et les détache de la famille, resserre progressivement autour d'eux en une servitude de toute la vie. Toutefois, se sentant moins dépendants de leurs parents et, pour cela, se considérant comme indépendants tout court, ces enfants, quand ils sont réputés bien élevés, prennent envers leur père et mère le ton de puissance à puissance, avec un grain de supériorité impatiente. A partir de là, il faut peu de chose, pour que, sous certains régimes, les parents se trouvent contrôlés par leurs enfants et placés sous la menace de leurs dénonciations.

Bolchevisation intime de la société.

    Ici vient se placer naturellement l'observation d'un des faits les plus caractéristiques en même temps que l'un des plus alarmants de notre époque : la bolchevisation croissante de la famille. Elle est la conséquence, de son vide spirituel, de sa prolétarisation intellectuelle et du désarroi matériel dans lequel les confiscations socialistes opérées par la voie de l'impôt la plongent avec toute la société. Cette bolchevisation s'insinue subrepticement dans les mœurs familiales des personnes professant le plus d'adversion pour le communisme. Elle évoque, comme nous l'avons dit, le souvenir de la façon dont le Christianisme, aux premiers siècles de l'ère chrétienne, s'introduisait dans la mentalité des hommes apparemment restés le plus attachés au culte païen, depuis longtemps en état de dégénérescence d'ailleurs ; elle rappelle la façon dont la religion nouvelle surprenait en quelque sorte leur conscience. Elle évoque encore plus spécialement la manière dont, à l'encontre de ce qui restait d'autorité au père, elle conquérait l'âme du fils en un temps où les antiques liens de subordination familiale étaient détendus par l'effet de la vétusté. Car, pour un âge donné de la société, le mal chemine par les mêmes procédés que le bien et tous deux, pour se développer, mettent à profit les mêmes faiblesses. Ici en effet, alors qu'en triomphant des mœurs antiques, le Christianisme annonçait l'ère lumineuse d'une civilisation infiniment riche et féconde, le Bolchevisme au contraire annonce la mort sans postérité de toute civilisation. Néanmoins, cette différence étant entendue, l'esprit de l'extrême décadence antique et celui de notre extrême décadence chrétienne auront réagi identiquement à l'égard de chacune de ces nouveautés. Ils auront réagi identiquement quant aux voies et moyens seulement mais, pour le fond, il ne faut point perdre de vue que l'âme aristocratique des hommes du IVè siècle s'éprenait d'une mystique positive et féconde, répétons-le, tandis que l'âme démocratique des hommes du XXè siècle s'éprend d'une mystique négative et stérile. Cette différence essentielle correspond à l'existence du vice démocratique. Quoi qu'il en soit, le fait demeure que cette bolchevisation intime va au-devant de la bolchevisation politique menaçante, tandis que s'opère cette sorte de pré-adaptation dont il a déjà été parlé et qui, à la fois facilitant son établissement et consolidant ses progrès, constitue de la sorte un des signes auxquels il convient d'être le plus attentif.

Préadaptation au communisme par l'ignorance d'un état patricien de la société.

    Lorsqu'on s'écarte des principes, pour grave qu'il puisse être, c'est un mal toujours réparable, car rien d'absolu n'empêche un jour de s'en rapprocher. Lorsqu'au contraire on nie les principes, le mal, alors, est sans remède. Lorsqu'on fait le mal par faiblesse ou par bravade mais sans cesser de le reconnaître pour ce qu'il est, tous les espoirs sont permis. Lorsqu'afin de persévérer dans le mal, ou par déviation de l'esprit, on admet désormais que le mal est le bien et l'on répand que l'erreur est la vérité, tous les espoirs sont perdus. Cette vérité dans le domaine moral est commune à tous les autres ; au domaine esthétique notamment. Là, quand on connaît les qualités du beau et du bon, il est possible de tendre vers leur réalisation et les subtilités de l'instinct de conservation humain vous y poussent toujours naturellement ; quelles que soient les contraintes qui vous en tiennent éloigné, la ténacité de votre tendance donne alors à ces contraintes un caractère momentané. Mais quand, désormais, on ignore leur notion, cette notion peut se reformer dans une génération future de sociétés, comme une nouvelle aurore succède à la chute d'un jour ; cependant, il faut que la nuit passe et, pour le présent, la civilisation est perdue.
    Le fait est que l'on voit aujourd'hui, chez ceux qui ont vécu avant 1914, se répandre le ferme propos de ne point communiquer à la jeunesse le goût de ce qui est fin et achevé dans tous les genres et qui appartenait au passé récent encore. On se pique de bien faire en l'habituant à se contenter de l'à-peu-près ou du faux afin de lui épargner de souffrir de la grossièreté présente et surtout future, considérée comme un progrès fatal contre lequel il serait vain de réagir et auquel, en effet, ce renoncement suffit à conférer le caractère de sa fatalité. On évite soigneusement de donner aux enfants des goûts et des sentiments patriciens afin qu'ils puissent mieux vivre démocratiquement. En conséquence, on se garde de leur transmettre, avec des traditions désormais plus qu'inutiles, aucune notion de tout ce qui élève l'homme, puisqu'il est acquis qu'il doit vivre désormais au ras de terre. Dans le domaine supérieur de l'esprit, on ne cherche plus à former des intelligences complètes, à la fois de pensée et d'action, mais seulement des intelligences d'exécution, des intelligences motrices, des intelligences de spécialistes ou de contre­maîtres. Visant bas en tout, on inculque aux jeunes gens l'idée qu'il faut se servir soi-même et non celle qu'il faut être servi pour pouvoir s'élever ou simplement se maintenir. Sous prétexte que le monde est tombé à ce point qu'on y fait ses beaux jours des mets les plus communs médiocrement accommodés, on leur apprend que ce qui est ordinaire est extraordinaire et on leur cache littéralement les fastes et les perfections culinaires de naguère. Afin, soi-disant, de ne pas gâter leur plaisir lorsqu'ils jouissent d'un spectacle, on s'interdit, quand il y a lieu, de leur enseigner qu'on a, récemment encore, fait mieux dans le genre, et que ce à quoi ils se plaisent est une imitation bonne ou mauvaise, ou une dégénérescence, ou une caricature.

Caractère de ce conformisme anticipé.

    Or — est-il besoin de le noter ? — il ne s'agit pas ici de cette adaptation passagère, conditionnelle et pleine de résolutions silencieuses et impatientes qui participe de la souplesse des forts, mais bien de cette adaptation morne et passive qui est la lâcheté des faibles. Il s'agit de cette prévenance dans le conformisme qui courbe les encolures devant le joug qui s'annonce, lorsque les ressorts de l'âme sont détendus. L'entreprise d'adapter la génération montante à une bassesse vers laquelle tout n'incline que trop déjà, et dont il faudrait au contraire l'exiter sans cesse à se tirer, est bien l'entreprise la plus «décivilisatrice» qui se puisse concevoir. Dans cette action, consistant à abandonner les freins dans le vertige de la chute, quelle est la part du dessein concerté, quelle est la part de l'incapacité (qui est très grande), quelle est la part du découragement ou de la simple paresse, cela varie avec les individus. Peu importe, d'ailleurs, car tout ceci n'est que formes diverses de la faiblesse et le résultat final est le même : au lieu d'attirer les yeux de la jeune génération vers le haut et d'élever son regard, on laisse traîner son regard à terre et l'on incite ses yeux à se fixer vers le bas. Ceux, de plus en plus rares, qui portent encore en eux le pouvoir de transmettre la flamme, assistent avec une désolation profonde à cette conspiration des circonstances plus puissante qu'eux-mêmes, faisant de leurs enfants de jeunes barbares façonnés pour se fondre dans un public amorphe, sans connaissances, sans goût et sans exigences.

Incompatibilité de l'ancienne éducation et des conditions sociales de la vie actuelle.

    Au surplus, il faut bien le dire, il y a entre les conditions actuelles de l'existence et l'éducation nécessaire pour former ce que l'on appelait jadis un honnête homme, une incompatibilité absolue (3). Il faut choisir, en effet, entre la réaction ou le progrès, dans un mode d'existence aux principes démocratiques duquel force est de constater que les sociétés chrétiennes se cramponnent au contraire désespérément. Ce genre démocratique de vie qui implique l'ergastule pour logement et l'égalité des sexes, destine aussi, par voie de conséquence stricte, l'enfant à l'Assistance Publique.

La natalité dans la misère.

    Ceci, d'ailleurs, n'est pas de nature à faire baisser la natalité comme on pourrait le croire (4). La Russie soviétique a donné la preuve du contraire. Ce sont, en effet, les riches et les pauvres qui font le plus d'enfants, tandis que la médiocrité limite leur naissance. On conçoit aisément qu'ils pullulent, autant qu'un état général sordide le permet, dans la dégénérescence communiste, quand l'accouplement morne des êtres est le seul appétit de la nature qu'ils puissent satisfaire sans tickets et sans autre conséquence qu'une excrétion abandonnée au hasard sur le terrain vague de l'Etat pour le fumer. Nous n'en sommes pas là, mais nous nous y acheminons bon train. Les égards de la loi pour les filles-mères, le sort indulgent fait par elle aux enfants naturels, voire adultérins, les faveurs fiscales et sentimentales dont bénéficie le concubinage, avec son assimilation officielle au mariage en certains cas profitables, sont des indications plus que suffisantes à cet égard (5).

La mainmise de l'Etat sur l'enfant.

    Pour l'heure, les allocations et privilèges accordées aux mères afin de favoriser les naissances, ne représentent qu'une disposition transitoire en attendant que la désorganisation totale de la famille soit totalement organisée. Aucun doute ne peut subsister quant aux intentions de l'Etat qui pensionne l'enfant à sa naissance, l'instruit, le soigne, le distrait, et lui fait prendre l'air gratuitement ; l'Etat, ce faisant, met la main sur cet enfant et, en retour de ses avances, attend de lui quelque chose qui va se préciser. Un jour, il entendra parfaire son œuvre en le détachant de sa mère sitôt né pour le dresser à son service exclusif, selon une formule bien loin d'être nouvelle mais en passe de réapparaître sous une forme très perfectionnée.





    (1)    Il existe depuis un demi siècle, une sorte de ramollissement attendri, comme tous les ramollissements, à l'égard de tout ce qui doit naturellement obéir, dont profitent individuellement (autant qu'ils finissent par en souffrir sans s'en douter) non seulement les gens, mais aussi les bêtes. Les chiens, dans les intérieurs, sont aussi mal élevés que la plupart des enfants. On ne les fouette plus, on les gronde avec amour, on profère contre eux quelques menaces dont ils savent qu'elles ne sont jamais exécutées, sur un ton de sévérité artificielle qu'ils reconnaissent fort bien. On renonce à leur disputer les meilleurs sièges qu'on leur cède en protégeant d'une serviette la fragilité d'une étofïe de prix dont on ne retrouye la vue que lorsque leur fantaisie s'est portée ailleurs. On les gave enfin et, comme on n'a pas le temps de leur faire prendre de l'exercice, ils boudinent, deviennent poussifs et connaissent, des maladies de rentiers. On peut suivre, d'autre part, une évolution qui s'apparente à cela en matière d'équitation ; l'observation de la dégénérescence de l'éperon et de la douceur croissante des embouchures jusqu'au Pelham, suffit à la faire parfaitement ressortir.
    Cette démission de l'autorité, on la retrouve partout. L'homme moderne, qui ne peut plus récompenser, n'ose plus punir. Il renonce à exercer les pouvoirs qui lui restent. Il perd tout instinct du commandement. De prime abord, enfin, il prend invariablement le parti de l'inférieur selon le réflexe de ce romantisme démocratique qui dissout l'âme chrétienne depuis le XVIIIè siècle, et qui faisait dire à Renan de Mme Corment, qu'elle partageait «toutes les nobles erreurs du temps où elle fut jeune. Elle avait l'aversion de ce qui est fort et le goût des faibles, voyant toujours dans cette faiblesse même une présomption de bon droit». Au reste, avant de se fixer et de se développer, ces «nobles erreurs» étaient, à l'état rare il est vrai, en suspension dans la société. On pourrait citer des textes qui jalonnent leur existence jusque dans la nuit des temps. Qu'il suffise, pour en donner une idée, de rapporter ici ce qu'écrit du président Barillon Mme de Motteville : «Il avait un peu de cette teinture de quelques hommes de notre siècle qui haïssent toujours les heureux et les puissants. Ils estiment qu'il est d'un grand cœur de n'aimer que les misérables, et cela les engage incessamment dans les partis qui sont contraires à la cour.» Ce sont bien là les «idées chrétiennes devenues folles» dont Chesterton a dit que le monde moderne est plein.
    (2)    D'une façon générale, il y a dans l'allure moderne un dégingandé, une absence de rassemblé qui révèlent ie relâchement le plus complet et, avec l'abandon de la tenue, celui des moeurs. Les gens par exemple, ne s'asseyent plus, ils se répandent dans des fauteuils bas et mous, comme eux, en une attitude qui interdit toute vivacité de l'esprit, tout entretien nerveux, toute répartie alerte et qui reflète l'engourdissement de l'esprit comme elle dénonce la léthargie de l'âme. L'allure des sièges à travers les âges et la façon dont ils obligent à s'y tenir est d'un grand enseignement. Il est évident que lorsqu'un père et un fils sont renversés, en bras de chemise, la pipe à la bouche, sur les coussins de cretonne d'un gros fauteuil rembourré, ou bien quand l'un est sur un tabouret en face de l'autre assis droit dans un fauteuil de bois ou de tapisserie à haut dossier, ce ne sont point les mêmes propos qui s'échangent, et il n'est parlé ni sur le même ton, ni dans le même langage.
    (3)    Cela se comprend d'autant plus qu'une part considérable de cette éducation échappe en tous temps à la volonté directe des parents et dépend de l'entourage, de l'air ambiant. L'argent qui permet de conserver et d'acquérir, permet donc d'avoir — encore — un intérieur tel que les yeux de l'enfant s'ouvrent sur de belles choses, ce qui est fort important ; quoique parfois, à notre époque, singulièrement inutile. Mais il y a, dans l'éducation, des apports auxquels aucune fortune ne peut suppléer. Par quoi remplacer, au sortir de l'enfance, cette intimité bienveillante d'un côté, respectueuse de l'autre, d'un vieillard riche et de grande naissance, ayant beaucoup pratiqué le monde et se plaisant, au soir de sa vie. à communiquer son expérience, tant en conseils qu'en anecdotes sur la société de son temps, cette intimité qui fut à Venise celle de M. de Bragadin et de Casanova ? Comment suppléer aux vertus éducatives de cette intimité d'un autre genre qui, au seuil de la vie, complète la premiere par ses leçons d'un savoir-vivre qui ne s'apprend si bien ni ailleurs ni autrement, et qui fut celle, par exemple, de la soeur de Choiseul pour le jeune duc de Lauzun ?
    Qu'existe-t-il aujourd'hui, qui puisse tenir lieu de cela et de tant d'autres choses, dans un siècle où il n'y a plus ni société, ni grand train de maison et où il est devenu courant que les hommes les mieux nés descendent les ordures et aillent chercher leur vin chez l'épicier ; à une époque où les femmes sont des ménagères bousculées ou des femmes d'affaires débordées, où elles ne sont plus lasses mais épuisées, où elles conçoivent l'amour comme les hommes ou bien sont trop exténuées pour y songer et souvent trop peu femmes pour l'inspirer ; en un temps où l'on ne sait plus ce que c'est que de faire une visite, ne serait-ce que parce qu'il n'y a plus personne pour recevoir ; dans des sociétés, enfin, où l'on manque de ce luxe primordial : le temps — le plus aimable et le plus fécond de tous les trésors quand on sait l'employer — parce qu'on n'a pas le service qui donne le temps, ni l'argent qui donne le service, ni l'ordre politique qui permet de conserver le bien acquis, ni l'ordre moral qui seul assure l'ordre politique.
    (4)    Quand on parle de natalité pour l'avenir, il faut être très circonspect, et j'envisage ici cette question comme si les conditions naturelles de la procréation n'avaient subi aucune atteinte. Ce n'est pourtant pas le cas, car la fécondation artificielle ajoute désormais à ceux que l'Etat possède déjà, un instrument d'asservissement supplémentaire devant les conséquences possibles de l'emploi duquel le raisonnement est saisi de vertige. On conçoit fort bien, par exemple, une disposition d'ordre public, tenant à la fois de l'impôt et du service militaire, stipulant que chaque citoyen du sexe femelle ait à fournir à tel âge un enfant de tel sexe, provoqué par l'Etat, pour l'Etat, dans les conditions répondant scientifiquement à la complexion de chaque sujet. On peut concevoir bien d'autres choses encore, et ce qu'il y a de plus difficile à concevoir présentement, c'est peut-être qu'il en aille autrement.
    (5)    En tournant une fois le bouton de la T. S. F. a fin de chercher un concert, je suis tombé par hasard sur un poste officiel émettant une «causerie» ayant pour objet d'apprendre «les droits que la loi leur donne et qu'elles ignorent trop souvent, aux mamans célibataires». Je ne puis m'empêcher de reproduire cette phrase dont les deux derniers mots — une puérilité et un euphémisme ridicule — présentent par leur assemblage un mélange concentré de niaiserie et d'immoralité qui en font peut-être le spécimen de gâtisme social le plus achevé qu'il m'ait été donné de rencontrer.