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Calendrier grégorien perpétuel
    
CHAPITRE VIII  (Editable avec Internet Explorer)

LES MANIFESTATIONS
DE LA PROLÉTARISATION
DANS L'ORDRE INTELLECTUEL

Atrophie de la vie spirituelle.

    Au cours des pages précédentes, assez d'allusions ont été faites à l'atrophie progressive de la vie spirituelle dans les âmes contemporaines et aux déviations qu'elle subit dans celles mêmes où elle prétend subsister encore, pour qu'on n'y revienne pas ici. Il est vrai que la disparition de la foi chrétienne ou plus exactement sa déviation générale croissante depuis deux siècles, commande l'ensemble des phénomènes dont l'examen fait l'objet de cet ouvrage ; néanmoins on se bornera à ce qui a déjà été dit à ce propos. Aussi bien rappellera-t-on constamment cette cause par la suite, pour la mentionner comme l'origine perceptible de toutes les formes du désordre démocratique, sans plus. Délibérément traité en effet, le sujet est si vaste qu'il nécessite à lui seul une analyse dont l'ampleur déborderait de beaucoup le cadre volontairement retreint de cette étude. D'autre part, afin de rentrer dans ce cadre, il ne se prête pas à un aperçu sommaire ; un raccourci de ce genre aboutirait inévitablement à une simplification trompeuse des faits qui trahirait le véritable caractère d'une évolution à la description de laquelle trop de détails importants sont indispensables pour déterminer la nature de son essence et démêler judicieusement le sens général de sa complexité. En pareil cas, la simple indication, d'ailleurs souvent répétée, de cette cause supérieure doit être préférée à un développement partiel que l'on ne saurait où arrêter, et surtout à un résumé pratiquement impossible.

La vie intellectuelle au XIXè siècle.

    Ce sont les fonctions les plus élevées, les fonctions les plus nobles qui, dans la société, défaillent les premières, tandis que les autres, destinées, dans une formation où tout est solidaire, à être entraînées tôt ou tard à leur tour, paraissent cependant, durant un temps, non seulement rester indemnes, mais parfois même se perfectionner. La vie intellectuelle au XIXè siècle a donné cette illusion. Jamais sans doute l'activité cérébrale n'a été si grande, ni si générale qu'au cours de cette centaine d'années. Cependant, si l'on peut en effet considérer que les découvertes de la science pure allaient, en somme, un train ordinaire quoique brillant, ce qui au contraire, appartient au domaine le plus haut, depuis la suprême sagesse jusqu'au vulgaire bon sens, depuis les belles lettres jusqu'à la philosophie, fléchissait, se dépensait en contorsions, puis entrait en une pleine et exubérante déroute pour tomber finalement en de véritables convulsions. A l'opposé cependant, la technique, appliquée à tout ce qui est relativement secondaire, prenait un essor inconnu jusque là, extraordinaire par le nombre et la diversité de ses objets, avec tout ce qu'un tel développement comporte, pour l'esprit, de compartimenté et de confiné. C'est sous l'excès même de cet essor, c'est sous cette surabondance de trouvailles d'une ingéniosité comme exaspérée, c'est sous le despotisme du détail qui en dérive, que la vie intellectuelle noble devait succomber, autant que sous la débâcle philosophique et l'extravagance littéraire et artistique. Car les esprits médiocres s'usent aux petites choses plus que les forts cerveaux ne se fatiguent aux grandes, comme d'autre part les esprits faux s'épuisent à déraisonner, et pour s'égarer prodiguent bien plus d'énergie qu'il n'en faut aux esprits justes pour raisonner sainement et marcher droit.
    Il n'y a aucune raison, en effet, pour que les facultés intellectuelles ne subissent pas la décadence générale, et c'est bien ce qui s'est produit. Néanmoins, pendant un long siècle après la Révolution, elles ont été en proie à une sorte d'excitation qui, sans les épuiser, le mot serait trop absolu, a contribué très sensiblement à affaiblir, à énerver surtout, ce que l'âge altérait déjà. Indiscutablement, l'esprit des temps modernes n'a plus au même degré les facilités d'assimilation, la promptitude, la souplesse, la clarté et plus que tout, cette simplicité aisée dans la synthèse, en un mot l'ensemble des dons qui caractérisent l'âge où le cerveau social atteint sa plus grande perfection. Il a aussi progresssivement perdu cet équilibre et cette précision heureuse dans la forme qui font l'élégance et la grâce de l'expression. C'est là le signe d'une véritable déformation physique, d'une altération de la qualité de la matière cérébrale, dont on suit les effets dans la littérature comme on les constate dans le langage ; altération qui finit par produire les aberrations artistiques et littéraires parmi lesquelles tant de gens divaguent, et qui sont sœurs des aberrations politiques et sociales au milieu desquelles nous succombons. Faisant un circuit complet, ces aberrations se sont introduites dans les méthodes mêmes qui les développent. Elles se sont ainsi appliquées tant à la généralisation de l'instruction qu'aux moyens de l'opérer. Elles portent, profondément gravée, l'empreinte spécifique du mal démocratique.
    On peut admirer les institutions anglaises, mais il faut se garder de prétendre les imiter et les implanter ailleurs comme on l'a fait depuis le XVIIIè siècle avec une obstination qu'aucun échec n'a découragée. Par contre, il est particulièrement indiqué, dans une étude sociologique, de se référer à l'esprit général de tout ce qui était anglais il y a cinquante ans, parce que l'Angleterre est une nation d'essence très aristocratique dont l'apogée, un peu tardive, s'est trouvée être encore très près de nous et à portée de notre observation directe. Or, abstraction faite de ce qui en elle porte un caractère exclusivement national, l'éducation anglaise, telle qu'elle existait il y a peu de temps encore, présentait un modèle, resté à peu près seul en Europe, de ce à quoi doivent viser les études dans une société saine : la formation d'une double élite, partie aristocratique, destinée aux hautes fonctions de l'Etat, partie intellectuelle. Le propre de l'instruction dans un pays sain, qui ménage ses forces et où les fonctions sont à la fois différenciées, et harmonieusement combinées comme dans un corps en état de santé, est d'être supérieure par la qualité, restreinte par le nombre auquel elle s'adresse, et d'être offerte, non imposée, c'est-à-dire, dans une très large mesure, libre, en sorte d'aller à ceux que la naissance, le talent, la fortune désignent pour la recevoir ou à ceux qui, la recherchant, sont dignes de l'acquérir. Ainsi s'opère comme une fonction naturelle dans l'économie du corps social, le triage indispensable à une vigoureuse constitution de la société, auquel aucune «orientation» ne saurait suppléer.

Evolution démocratique de l'enseignement.

    Dans l'ancienne France, où le niveau général de la culture et de l'instruction était très supérieur à celui de l'Angleterre, les foyers intellectuels, grâce aux ordres religieux surtout, brillaient, par leur nombre et leur éclat, plus que nulle part ailleurs. Lorsque la Révolution survint, elle commença, sous prétexte de répandre les lumières, par éteindre tout ces foyers d'où elle rayonnait. Après la période révolutionnaire, au cours d'une évolution dont la création de l'Université par Napoléon, la loi Falloux, les réformes de Duruy, celles enfin de la Troisième République marquent les principales étapes, l'instruction, en se démocratisant peu à peu, s'est finalement prolétarisée.
    En matière d'enseignement (devenu fonction d'Etat), comme dans tous les domaines de l'administration, l'idée impériale consistait dans la centralisation et l'uniformité ; fort éloignée en cela de la souplesse administrative de l'Ancien Régime qui était tout adaptation et tout égards. La création de l'Université - conception dont il serait injuste de méconnaître l'austère grandeur si empreinte d'inconsciente inspiration monastique - répondait à la rigidité de ce double caractère et tendait à revêtir les esprits d'un uniforme intellectuel comparable à ceux de l'armée, où se distingueraient les armes, les grades et les emplois, mais qui serait le même pour tous ceux qui le porteraient. Après la chute de l'Empire, le clergé, secondé par les hommes les plus marquants du parti catholique, s'efforça, avec un esprit d'ailleurs très libéral, étrangement libéral même parfois, de combattre, de contrebalancer au moins, l'athéisme originellement officiel de l'Université, en ressaisissant ce qu'il pouvait d'influence dans l'enseignement, qu'il dispensait au demeurant comme nul autre. Toute l'histoire de l'instruction publique depuis 1790 tient dans cette rivalité dont, extrêmement affaiblie, transformée de nos jours en un timide et pénible essai de concurrence de la part des catholiques, on peut dire cependant qu'elle dure encore. Enfin, si l'on considère le résultat tel qu'il se présente de nos jours, on constate la tendance agissante, presque triomphante de l'Etat vers la formation exclusive de spécialistes auxquels il choisirait et imposerait leur spécialité. On constate également qu'à cet effet, il entend ne laisser de choix que parmi le bref échantillonnage d'une instruction générale que son caractère sommaire et la profusion dans les détails, autant que les lacunes capitales qui en sont les traits communs et essentiels, concourent à rendre aussi peu propre que possible à ouvrir les idées. Au stade où nous sommes parvenus, l'instruction publique, démocratiquement dispensée, est comparable à une série de vêtements de confection pour la fabrication en gros desquels l'Etat s'est finalement acquis un monopole quasi exlusif. Ces vêtements, à la fois lourds et trop légers, aux couleurs nombreuses, ternes et disharmonieusement mêlées, de coupe populaire en même temps que compliquée et prétentieuse, tenant du bourgeron de travail avec une réminiscence de complet veston se piquant d'allure sportive, l'Etat les destine à vêtir obligatoirement les cerveaux. Sur ces premiers vêtements à peine différenciés selon les attributs qu'on les destine à recevoir, comme sur un fond sacrifié, viendront s'adapter les instruments (de meilleure qualité, eux) convenant aux besoins de la future spécialité dans laquelle la démocratie socialiste a hâte de confiner chacun. Et ce sont ces vêtements tout faits de l'esprit qui, ne s'ajustant à aucun individu, impriment à tous le sceau de cette morne et pesante indigence intellectuelle faite pour reléguer ceux qui en sont marqués dans une infériorité définitive et donc dans l'impuissance où il convient à la démocratie épanouie qu'ils soient renfermés et tenus à son service (1).
    Au demeurant, l'instruction publique démocratiquement conçue a un but précis dont l'utopie est purement et efficacement destructive : répartir entre tous le capital entier des connaissances humaines. Elle en a un autre aussi, très concret, non loyalemant avoué, moins consciemment poursuivi au début, moins généralement visé sans doute, plus subrepticement voulu en tous cas, et d'ores et déjà en majeure partie atteint, qui est de créer une solution de continuité entre le passé et l'avenir.

Conditions d'existence d'une élite intellectuelle.

    La conduite de la société, la sauvegarde de son indépendance, la conservation de son patrimoine matériel et moral,la défense de ses libertés et de ce que chacun jusqu'au plus humble possède sous une forme quelconque, appartient selon la nature des choses à une élite qui, pour remplir sa fonction, doit être dégagée des soins matériels les plus inférieurs de l'existence et soustraite à toute œuvre servile ; car nul ne peut à la fois servir et les autres et soi-même. Ceux qui composent cette élite doivent donc être secondés et servis, tandis que ceux qui, à tous les échelons, les secondent et les servent coopèrent indirectement, dans la juste mesure de leurs aptitudes, à la vivacité générale du corps social et au maintien de sa force. Au surplus, c'est l'existence de cette élite qui attire les talents par l'espoir qu'elle donne à leur émulation de s'élever jusqu'à elle ; c'est cette élite qui stimule leur développement parce qu'elle couronne leur maturité ; c'est elle aussi qui les encourage et les soutient de ses deniers ; c'est elle enfin qui justifie leurs tentatives en leur offrant en elle un public affiné et des juges dont la censure est digne de leurs efforts. C'est dans ces conditions seules que l'activité cérébrale de la société s'exerce dans un sens non décomposant. En pareil cas, le ton, donné d'en haut, est général ; ceux même qui n'ont point le savoir en respectent et les objets et les détenteurs, et, par ce seul respect, contribuent si puissamment à soutenir l'œuvre de la civilisation qu'elle ne résiste pas à leur défection. La mentalité de 1914, époque de décadence avancée mais encore toute imprégnée d'esprit patricien, nous en fournit un frappant exemple en nous montrant alors dans les deux mondes une indignation universelle contre la barbarie allemande soulever ceux, innombrables, qui venaient d'apprendre l'existence de la cathédrale de Reims, de la bibliothèque de Louvain ou de la Halle aux draps d'Ypres par la nouvelle de leur destruction.
    Si le simple bon sens suffit à mettre les moins prévenus en défiance à l'égard de la démocratie, la supériorité d'un esprit complet et équilibré ne peut jamais l'admettre et lui est forcément opposée. Or, l'esprit dominant tout parmi les hommes et la supériorité réelle de l'esprit étant par nature anti-démocratique, il n'en est point dont la démocratie ne prenne plus d'ombrage. Dans son horreur instinctive de toutes les supériorités, celle-ci est celle qu'elle souffre le plus impatiemment et dont elle redoute le plus les séductions, car rien ne peut la communiquer aux siens et elle lui est impossible à saisir. La crainte et l'hostilité qu'elle lui inspire a donc dicté à la démocratie sa politique intellectuelle ; car le savoir administré selon les anciennes disciplines, s'il n'ajoute rien à l'intelligence proprement dite, la développe par contre singulièrement, il l'assouplit, l'affine, l'exerce, l'ameuble et l'enrichit, en un mot il lui fournit ses armes et son trésor. Il importe à la sauvegarde de la démocratie que ces armes et ce trésor ne tombent pas en des esprits démocratiquement indignes qui mettraient son existence en péril. Afin d'éviter pareil risque, le plus sûr n'est-il pas d'émousser les armes et de diviser le trésor ? En fait, la démocratie va de pair avec un égarement des esprits qui l'y invite. Il existe, en effet, un moyen infaillible de détruire le patrimoine intellectuel comme le patrimoine matériel, c'est de le répandre pour, ainsi, le dénaturer et finalement l'avilir en enlevant son prix à tout ce qui n'est pas immédiatement nécessaire. Contrairement à ce que l'on a cru, à ce que l'on croit souvent encore, pour des raisons subtiles mais rigoureuses il n'en va pas du patrimoine intellectuel comme de l'amour maternel. Il n'est pas divisible à l'infini. Il est impossible que chacun en ait sa part et que tous l'aient tout entier. Comme le patrimoine matériel, le patrimoine intellectuel ne vaut que par la façon dont sont groupés les éléments de son ensemble ; isolés, ces éléments, même s'ils pullulent, perdent leur valeur et leur fécondité. Lorsque l'un et l'autre patrimoine sont divisés, il ne reste pas plus de haute culture que de grandes fortunes dans la société, et quand il ne reste plus ni haute culture ni grandes fortunes, bientôt disparaissent toute culture et tout richesse.
    Ce n'est point, toutefois, que la démocratie n'affiche un respect d'emprunt pour les travaux désintéressés de l'esprit. De l'époque où il lui était nécessaire de se faire bien venir, où elle prétendait, dans le même genre, faire mieux que les aristocraties, elle conserve un certain temps l'habitude affectée d'honorer le mérite intellectuel selon ses faibles moyens, c'est-à-dire surtout verbalement. Très en garde cependant lorsqu'il s'agit de se défendre, ce n'est pas sans discernement qu'elle prodigue son estime. A vrai dire, elle accueille volontiers les dons de l'intelligence lorsque, tournés à son service alors qu'ils pourraient se refuser, ils viennent rehausser quelque peu de leurs adhésion l'indigente vulgarité de son intellect ; tout de même qu'elle reçoit avec obséquiosité les dons de la richesse lorsque, libre encore, elle s'emploie follement à soutenir ses progrès. Dans les deux cas d'ailleurs, à l'égard de gens qui dispensent leurs biens pour en anéantir le principe, la démocratie est rigoureusement logique. Riches de biens ou riches de savoir qui l'encouragent, chacun d'eux prodigue ses trésors pour en tarir la source ; chacun d'eux contribue à éteindre sa propre espèce. L'action de ces hommes participe d'une déviation mentale non point seulement précieuse mais indispensable au développement de la démocratie à ses début ; aussi, pour le profit qu'elle y trouve, n'a-t-elle jamais trop de cette pacotille de faveurs qui ne lui coûte rien et dont se paye la niaiserie ou la candeur de ces auxiliaires, de qui les aberrations condamnent dans leur propre postérité l'opulence matérielle ou la richesse intellectuelle qu'ils possèdent. Et cela pour durer jusqu'au jour où, l'œuvre étant accomplie grâce à leur secours, il ne reste plus à la démocratie qu'à les faire disparaître et à défendre seule la continuité du néant qu'elle a établi.
    Ce néant peut effectivement avoir une continuité car il est d'une nature toute particulière. Le néant pur et simple serait, en la matière, l'ignorance totale, celle de l'illettré. De cette ignorance qui, imputable à la négligence ou à l'indifférence laisse le terrain libre et ouvert à toutes les possibilités, il n'en est point question ici. Ce dont la démocratie a besoin, ce qu'elle s'attache à créer, c'est une variété d'ignorance organisée afin que le terrain jonché de décombres soit enclos d'un mur de préjugés ; c'est une sorte d'ignorance «dirigée», comme l'économie du même nom et avec le même succès de ruine qu'elle. Ce qui importe à la démocratie c'est, plus encore que d'enseigner ses principes, de désapprendre ceux du passé en sorte que le cerveau des générations nouvelles ait avec la simple ignorance le même rapport qu'un champ de démolitions avec une terre vierge.
    Et là, nous touchons à l'un des faits spécifiquement démocratiques les plus importants peut-être de notre époque, parmi les déviations de l'âme humaine, dont le premier symptôme a été la naissance même de la démocratie et que l'évolution démocratique a accentué à son tour jusqu'à la monstruosité.

Frénésie d'innover de la démocratie.

    L'homme avance dans les ténèbres de son destin. Pour guider ses pas mal assurés, l'ensemble des traditions sociales forme comme une rampe de sagesse qui, à chaque génération, s'allonge doucement sous sa main hésitante à mesure qu'il chemine, tandis que de l'autre main anxieusement tendue devant lui, il explore à tatons l'inconnu d'un avenir dont seul le plus proche se dévoile constamment à ses surprises en devenant un instant le présent.
    C'est un instinct des plus profonds de l'être humain de donner une filiation à ses entreprises, de les placer sous le patronage de celles, similaires, qu'il a réussi dans le passé et d'accorder sa confiance aux fils de ceux qui l'ont naguère justifiée. C'est un instinct juste que de marchander cette confiance aux premiers venus, de la refuser aux nouvautés sans références, à ce qui n'a pas fait ses preuves, à ce qui ne se recommande pas d'un précédent heureux. C'est un instinct tutélaire que d'exiger de ce qui est, que de chercher pour ce qui sera, la garantie de ce qui fut. Cet instinct se manifeste dans toute sa puissance par le culte des ancêtres qui, avec le culte de leurs âmes, comprend celui de leur éthique, en sorte que, se confondant dans la nuit des temps avec la légende et la religion, leur pensée serve d'exégèse et leurs actes de modèles.
    Le culte des ancêtres, qui fut à la base de la religion antique, se retrouve de façon ou d'autre, très vivace, généralement primordial, dans toutes les civilisations anciennes, des plus primitives aux plus affinées. On peut dire que dans ses deux objets essentiels : la nation ou la dynastie (c'est tout un) et la famille, ce culte des ancêtres, des ancêtres de la société et de ceux de la personne, est passé dans la Chrétienté sous la forme, un peu atténuée sans doute quoique très forte cependant, du respect. Il ne faut certes pas confondre le respect avec le culte qui suppose un dogme et des rites d'un caractère nettement religieux ; néanmoins, porté à un certain degré, le respect confine au culte par la force de l'attachement qu'il inspire, par les formes extérieures de la vénération traditionnelle qui en sont l'expression, comme la confiance et l'amour en sont l'âme.
    Toute situation, dans les affaires de ce monde, naît de l'équilibre passager qui s'établit entre des forces d'attraction opposées dont les rapports sont, du reste, en perpétuelle voie de transformation. Aussi, en regard du culte des ancêtres, qui, seul, conduirait vers un état statique, la nature a-t-elle mis dans les hommes un certain goût d'entreprendre, d'autant plus prononcé qu'ils sont plus jeunes. Ce goût les pousse à innover. Très vif chez les peuples en pleine vigueur, l'engouement du nouveau va s'estompant avec l'âge, tout comme chez l'individu, et disparaît complètement dans les nations dont l'extrême vieillesse tend à s'achever dans le calme d'une décrépitude sans heurts.
    Chez les peuples jeunes, le goût des entreprise intérieures ou extérieures, obéit lui-même à la tradition. Il répond à la croyance en un destin, en une mission divine et il se satisfait de façon concrète par des œuvres politiques et militaires dont chacune contribue à donner sa forme achevée à la société pour la conduire ainsi à cet état complet de ses possibilités qui sera son apogée. C'est là un simple phénomène de croissance. La série des manifestations de ce phénomène constitue le déroulement d'un plan originel dont l'embryon social portait l'évolution en puissance. Ainsi, à l'origine des œuvres politiques et militaires des nations jeunes, il existe une conception initiale, plus ou moins consciente, qui est impérativement formulée par une tradition légendaire. Enfin, cette tradition elle-même évolue. Chacune des manifestations de la croissance sociale, en effet, lui ajoute quelque chose, l'étend, la confirme, la transforme aussi, car tout ce qui se développe multiplie forcément la complexité de ses caractères originaux et essentiels.
    Lorsque les peuples vieillissent dans l'état aristocratique, leur goût des entreprises s'atténue en même temps que leur vigueur diminue. Dans le cas où, avec le temps, cette dégénérescence les expose aux convoitises des sociétés plus fortes qui, finalement, par la conquête, viennent absorber leur faiblesse, il n'en est pas moins, si l'on peut dire, une dégénérescence normale, précédant une mort normale. En tous cas, elle est une vieillesse simple dont l'histoire du monde offre de nombreux exemples, soit entièrement réalisés, soit arrêtés en cours de réalisation par le fait - d'origine absolument extérieure à la société vieillissante - d'une importation démocratique avec tentative d'inoculation.
    Non point seulement différent, mais opposé au goût d'entreprises des peuples jeunes est celui que manifestent les sociétés dont, sur le retour de l'âge, le mal démocratique s'est emparé. Ce goût, corrompant leurs instincts fondamentaux tandis que, d'ailleurs, leurs facultés s'affaiblissent, les conduit progressivement à tomber dans l'état sénile d'un retour caricatural à l'enfance.
    L'un des propres de la démocratie est en effet, non pas le goût, mais la frénésie d'innover. Et rien ne se déduit plus logiquement de sa nature et de sa tendance.
    Il ne faut pas craindre de répéter jusqu'à la satiété les vérités trop obstinément méconnues. Redisons donc que la démocratie n'a qu'un destin : l'anéantissement du corps social. Pour remplir ce destin, elle prétend inverser l'ordre éternel des choses et introduire l'égalité là où, partout, la nature a instauré l'inégalité et la hiérarchie. Cette prétention seule suffit à l'accomplissement des desseins mystérieux de la nature, et les efforts qu'elle inspire n'ont pas besoin d'être couronnés d'un impossible succès pour accomplir prématurément la destruction dont ils sont l'inconscient instrument.
    Cependant, si le but de la démocratie, secret à ses propres yeux, est simplement la destruction de l'édifice social, le but proclamé est de le reconstruire à l'envers, mais dans une sorte d'inversion constamment mouvante pour être constamment maintenue, de façon que ce qui se trouvait en bas, et pour cette seule raison, à peine placé en haut, redescende prestement et soit aussitôt remplacé et dans les mêmes conditions, par un autre élément à l'ascension aussi éphémère. Cette conception abracadabrante, qui fait de la démocratie l'instabilité même, impose l'obligation d'innover sans cesse en toutes matières. Or, ce qui correspond à la nouvauté démocratique ne suppose rien de plus que l'inverse de ce qui s'est fait jusque là, à l'état socialement sain. C'est là un principe découlant d'une déformation collective et maladive du sens commun dont les effets s'attaquent d'abord à la structure politique de la société, puis, se propageant de haut en bas, atteignent les rouages intimes de la structure sociale, pour, finalement, corrompre toutes les règles du goût dans la pensée, dans la littérature, dans l'art, dans les mœurs, dans l'ensemble des habitudes de la vie et faire ainsi passer à l'état de laideur sordide, amère, sombre et débile tout ce qui, aux âges de grâce et de force, était radieuse et puissante beauté.
    Que si, dans l'état démocratique certains organismes demeurent relativement sains et se montrent encore florissants, c'est, ou bien que la démocratie ne pouvant se passer d'eux pour la soutenir, les laisse vivre à contre-cœur, ou bien qu'elle les néglige pour un temps, marquant le pas momentanément, rétrogradant même localement, pour se porter sur un point parfois moins apparent, où son instinct lui désigne comme plus urgente la tâche de rassembler ses efforts. Ceci dit, l'on peut écrire mille ouvrages sur les effets et les causes de la démocratie et les illustrer d'innombrables exemples pris dans tous les domaines, on n'ajoutera rien à la simplicité universelle de l'axiome énoncé ci-dessus dont on s'abstient aujourd'hui de considérer la pénible évidence beaucoup plus volontiers qu'on n'ose la contester.

Bref historique des progrès de la déraison.

    En fait, au XVIIIè siècle, la France avait commencé à discuter ses traditions ancestrales, à douter de leur valeur, les railler même et, comme rassasiée de la quiétude, du bien-être et de la grandeur qu'elles lui avaient procurés, se prit à vouloir leur en substituer d'autres qu'il resterait à créer. De cette fermentation, la Révolution surgit qui abolit d'un bloc l'ensemble des traditions, mettant tout en œuvre pour en extirper jusqu'au souvenir. Et depuis 1789, peu à peu suivie par les autres nations chrétiennes, la France tantôt s'est éloignée de la rampe de sagesse, tantôt l'a repoussée violemment sans jamais plus que de courtes et partielles velléités de la ressaisir ; et de ses deux bras inlassablement tendus dans le vide vers l'inconnu, croyant sans cesse embrasser le corps ferme d'une nouvelle doctrine, les mains chaque fois se sont rejointes au travers d'une ombre qui se dissipait en fumée. Ainsi, en l'espace de quatre-vingts ans, après l'abandon d'un régime dix fois séculaire, la France en a tour à tour connu onze sans en jamais conserver un plus de dix huit ans. Il en a été ainsi jusqu'à l'avènement de la Troisième République qui dura, non pour ce qu'elle était mais pour ce qu'elle n'était pas. Elle dura parce qu'elle répondait enfin au caractère tout négatif des innovations révolutionnaires, tandis qu'en son sein les perpétuels changements de gouvernements satisfaisaient à ce croissant vertige d'intabilité qui est aux mouvements ordinaires de la politique ce que l'agitation déréglée d'un malade est à la saine activité de la vie. C'est cette instabilité qui, sous le nom de progrès, constitue le vice fondamental de tout gouvernement démocratique non momentanément cristallisé dans la dictature (2).
    Nous aurons encore à revenir plus loin sur cette manie sénile du progrès qui a tant exalté les imaginations, obscurci les âmes, embrouillé les esprits et déconcerté les illusions. N'envisageant en ce moment que le point de vue de la formation intellectuelle des futurs électeurs, observons simplement que, pour la démocratie, le progrès consiste à diffuser l'instruction en sorte de pouvoir faire absorber à dose massive, sous le nom de «lumières», son poison à tous.

Laïcisation de l'enseignement.

    En matière d'enseignement comme en d'autres, la démocratie croissant en force attira, grâce à leur croissante faiblesse, les conservateurs sur le terrain libéral, le sien alors, où ces derniers ne peuvent jamais qu'adopter, en étranger, une attitude défensive et se mouvoir gauchement, en gens dont la seule présence dans le lieu est déjà une défaite. Au reste, par l'obligation de l'instruction primaire, dont la démocratie avancée caressait plus ou moins ouvertement le rêve, ne devait-on pas fatalement glisser à la gratuité des autres enseignements avec, comme corollaire, le droit pour l'Etat seul de le dispenser, de les infliger, pourrait-on dire, à l'abri de toute concurrence ? Les opinions radicales l'annonçaient clairement. Jadis, contre le projet de la commission ministérielle qui allait devenir la loi Falloux, l'Eglise, par la voix du haut clergé français principalement, avait protesté avec une grande véhémence. Plus tard, quand dans un long rapport à l'empereur, paru au Moniteur du 6 mars 1865, Duruy eut officieusement posé la question, fort audacieuse pour l'époque, de rendre obligatoire l'instruction primaire, l'Eglise encore, avec ceux qui lui tenaient de plus près, éleva sévèrement la voix au nom du respect des droits de la famille. Puis les temps passèrent. Ce qui avait été rêve d'abord, suggestion ensuite, devint réalité et, dans le lointain, les dispositions primitives de la loi Falloux, qui avaient soulevé un si fort mécontentement à droite, apparurent comme l'idéal d'une sorte de perfection à laquelle les plus réactionnaires, à leur tour, osèrent à peine rêver. Contre l'essentiel des gains acquis par la démocratie, peu à peu, grâce à l'empire grandissant du modernisme, l'hostilité s'amollit, devint simple réticence et disparut enfin complètement. Plus ou moins gagnés, consciemment ou à leur insu, au fond des idées du siècle, les conservateurs circonscrirent dès lors le débat à la question de savoir : d'une part si l'enseignement public serait ou non obligatoirement laïc (terme qui dans le jargon démocratique signifie anti-chrétien en général et anti-catholique en particulier) ; d'autre part si l'enseignement privé serait toléré et à quelles conditions. En somme, ils en vinrent à implorer de la démocratie un faible reflet de cette tolérance qu'elle avait naguère exigée d'eux avec arrogance.
    Ainsi s'achevait de se produire un de ces chassé-croisés de positions dont l'occasion se présente ici d'observer le type. Contemplons en effet la question de l'enseignement à vol d'oiseau et considérons d'abord les extrêmes. Nous apercevons d'une part dans le passé l'Eglise détenant le privilège de fait quasi exclusif de l'enseignement. Ce privilège était incontesté, mais surtout aucune rivalité ne le lui disputait car elle l'exerçait à la satisfaction universelle non pas comme un droit péniblement instauré et maintenu, mais bien comme un devoir, comme une fonction essentielle découlant de sa nature même, à laquelle nul n'eût admis qu'elle se dérobât - si tant il est que pareille possibilité fût seulement concevable. Nous voyons d'autre part dans un avenir si proche qu'en partie déjà il est le présent, la démocratie envahissante par nature (comme l'Eglise, comme une église hérétique qu'elle est en effet) ayant pris force et donc devenue autoritaire, intransigeante, sectaire, entendre dominer les esprits et pour ce faire les façonner. Faut-il s'étonner qu'afin d'y parvenir, elle prétende établir le monopole de l'enseignement, déformé par elle au point que, même en un temps intellectuellement et moralement aussi débile que celui-ci, il ne satisfait personne et, incapable de résister à la moindre concurrence, doit être exclusivement imposé à l'apathie ronchonneuse des familles actuelles ? Enfin, il existe une position neutre où se préparent les changements d'inégalités, position comparable à une plaine séduisante et fleurie, au pied de la forteresse, sans bornes ni horizons précis, rendez-vous de toutes les faiblesses qui y viennent prendre leurs ébats. Cette position est celle de la liberté de l'enseignement. Encore trop chétive pour dominer du premier coup la situation, la démocratie y appela l'Eglise qui, définitivement affaiblie par la Révolution, était en 1789 volontairement sortie de sa place forte plus encore qu'elle n'en fut chassée, et qui s'efforçait d'en réoccuper les abords. Aux jeux qui se pratiquèrent, l'Eglise épuisa ses forces que la démocratie gagna, jusqu'au jour où celle-ci, répudiant toute manœuvre, entra résolument dans les ruines de la place abandonnée dont, pour se faire admettre, elle avait maudit l'existence et juré avec émotion et imprécations l'anéantissement ; puis, laissant ses dupes chevroter leur indignation et mettant aussitôt à profit la supériorité éternelle de l'emplacement, elle entreprit activement d'en faire une citadelle dotée de tous les perfectionnements modernes. Voilà comment, une fois démocratiquement transformée, l'antique forteresse qui jadis avait protégé l'esprit afin qu'il se forme et le pays afin qu'il se compose, menace désormais l'esprit afin qu'il se déforme et le pays afin qu'il se décompose.
    Pareil phénomène s'est produit constamment au cours de l'évolution de la démocratie ; on le retrouve dans tous les domaines parce qu'il est fondamental. Minutieusement observé, il permet de saisir combien certaines analogies sont superficielles, combien il est léger d'abuser ou de s'abuser de certaines comparaisons. Hegel dit en substance que lorsqu'on pousse une idée pure à l'extrême du raisonnement, cette idée finit par se retourner contre elle-même. Cette conception s'applique parfaitement à l'idée libérale et l'exemple qui vient d'être donné indique comment, et en partie pourquoi, par un phénomène constant dont l'illogisme n'est qu'apparent, la notion philosophique conçue avec la plus rigoureuse rigidité s'incurve pour ainsi dire à partir d'un certain point de développement et revient alors sur elle-même à l'encontre de son propre principe.
    Au surplus, si nous tirons la morale philosophique de l'évolution des sociétés, démocratiques ou non, dont l'histoire nous est connue, y compris celle de la nôtre qui achève sa carrière, que voyons-nous ? Nous voyons les membres de la société dans un état de perpétuelle interdépendance, passer de la férule de leurs croyances et de leur cohésion au joug de leurs faiblesses et de leurs divisions. Tout ce que l'on peut ajouter est que si le but de la société comme de tous les êtres consiste à vivre, la première phase est conforme à ce but, elle est donc bienfaisante et comme telle unanimement voulue par l'instinct de conservation, elle apparaît harmonieuse, belle, vigoureuse, cruelle et douce à la fois comme la jeunesse même ; tandis que l'autre phase, contraire à la vie, est malfaisante et ne s'impose que par un ensemble complexe de motifs dont la combinaison, invincible comme une fatalité, est repoussée par chacun au fond de soi-même, mais cependant subie par tout le monde. C'est répétons-le, à cet état de vieillesse de la société, qui peut garder sa noblesse et avoir sa grandeur, que le mal démocratique vient imprimer le sceau de sa hideur en ajoutant aux rides de l'âge la purulence des plaies innombrables faites au corps social par la multiplication sans fin des appétits sordides, insatiables et ruineux de la démocratie.
    Pour en revenir à l'enseignement, au cours du XIXè siècle en effet, non point en France où, après la Révolution, l'Etat s'était entièrement emparé de l'enseignement, mais dans les pays où il était encore attribué sans partage à l'Eglise, la démocratie, alors libérale, revendiquait âprement par la voix de ses philosophes ou de ses économistes, la liberté d'enseigner sans restricion confessionnelle (3). C'était pour elle le moyen de s'introduire dans les jeunes cerveaux. En France, quand la démocratie, solidement établie, commença à s'éloigner du libéralisme pour tendre vers l'autoritarisme, elle refusa obstinément cette liberté qu'avec tant de véhémence elle venait naguère de réclamer ailleurs (4). Pour tout dire, il n'est pas sans naïveté de la lui demander en invoquant des principes libéraux qui ont cessé d'être les siens et il y aurait quelque candeur à imaginer que la démocratie, n'ayant attiré à elle l'enseignement que pour le «laïciser» afin de se former des adeptes, pût jamais transiger quant à l'exécution de ce qu'il y a de fondamental dans son dessein.
    Ce qu'il y a de fondamental dans son dessein, c'est de détourner définitivement des anciennes traditions les regards de la jeunesse rendus méthodiquement méprisants à leur égard, pour les tendre uniquement vers les utopies démocratiques qui doivent, soi-disant, refaire le monde et façonner l'avenir. C'est donc, avant toute chose, de consommer une rupture complète avec le passé. Afin d'y parvenir, il n'y a rien de tel que d'organiser à son égard une savante et présomptueuse ignorance.

Conception démocratique de l'histoire.

    Il est superflu d'insister sur le fait que, pour atteindre son but, la démocratie s'efforce d'abord d'écarter le plus possible l'enseignement religieux, de restreindre à l'extrême la place qu'il peut occuper, d'ignorer officiellement son existence, d'opposer plus ou moins subrepticement mais constamment sa doctrine matérialiste à la doctrine de l'Eglise, d'aider, en un mot, cette tendance à l'atrophie que l'esprit du siècle imprime naturellement au côté spirituel de la vie. C'est là une action en majeure partie négative. Toute positive au contraire est celle par laquelle la démocratie s'attache à enseigner l'histoire «ad majorem democratiae gloriam» et à organiser les programmes scolaires en sorte de graver dans les esprits une conception du passé, si possible favorable à son développement et, en tous cas, inoffensive pour lui. Au travers de cette conception, l'histoire du monde moralement civilisé s'ouvre le 14 juillet 1789, jour de naissance d'une humanité nouvelle, en quelque manière rédimée, devenue consciente, éclairée et libre après des millénaires de ténèbres et d'esclavage pendant lesquels la démocratie était en gestation. Tout ce qui précède cette date n'est qu'une sombre et confuse préface, traversée, il est vrai, de quelques raies de lumière annonciateurs de la révélation révolutionnaire, tel le mouvement des communes présenté comme une des premières lueurs de l'aube démocratique perçant la longue nuit du Moyen Age ; telle aussi la Réforme par exemple. Tout ce qui suit cette date de 1789 consiste dans les progrès de la démocratie vers une apothéose, perfidement retardée par les derniers sursauts d'un passé aboli, entravée encore par d'odieuses réactions dues à l'imperfection de l'éducation populaire, mais toutes héroïquement vaincues les unes après les autres par l'esprit révolutionnaire ouvrant ainsi la voie au triomphe de la doctrine démocratique dans le monde. Avant 1789, les héros de cette histoire sont les hommes que leur révolte contre les pouvoirs spirituels et temporels désigne comme les précurseurs de la Révolution ; tels sont Etienne Marcel, Jean Hus, Luther et Calvin. Dans cette période, la démocratie possède aussi ses martyrs, depuis les Albigeois jusqu'au chevalier de la Barre en passant par Etienne Bolet qui, tous deux, avaient à Paris des statues dont il reste encore les socles. Certains princes ou hommes d'Etat bénéficient, au surplus, sans souci de l'équivoque, d'une indulgente faveur pour l'attitude que le dessein d'étendre ou d'affermir l'autorité royale, leur a dictée à l'égard de quelques grands feudataires ou de la noblesse en général ; ainsi en va-t-il de Louis XI ou de Richelieu. Enfin, pour leur esprit sceptique, frondeusement truculent ou positif, plusieurs penseurs, écrivains ou savants, hommes dont le public ne connait pas mieux les œuvres qu'il n'a pénétré le caractère et la politique des précédents, reçoivent volontiers les mentions honorables de la démocratie ; c'est le cas d'Erasme, de Rabelais, de Montaigne et de La Boëtie, de Descartes surtout. Cependant, les véritables apôtres sont, naturellement, pour l'histoire démocratique, les hommes de la Révolution. Quant à la période qui suit la Révolution, les noms donnés depuis quelques soixante-dix ans aux plus importantes voies publiques de Paris suffisent à signifier en qui il convient désormais d'incarner officiellement le mérite ; ils témoignent d'ailleurs en même temps de ce dont le sectarisme de la démocratie est capable pour enfler la médiocrité des siens et au besoin pour honorer leurs crimes, tout en révélant la gloire scélérate que l'histoire écrite par elle réserve aux désorganisateurs de la vie sociale et aux destructeurs de la société.
    Force est d'en convenir, l'histoire ainsi conçue, axée en quelque sorte sur le triomphe de la démocratie, c'est l'histoire qu'apprennent les Français depuis plusieurs générations ; c'est celle qui forme de père en fils la vision qu'ils acquièrent du passé et dont rares, très rares, sont ceux qui se dégagent complètement. Cet enseignement destiné à obscurcir ou à embrouiller la matérialité des faits et à fausser le jugement historique au profit de la démocratie, il importe à cette dernière qu'il soit dispensé à l'exclusion de tout autre. Il importe aussi qu'il soit imposé à tous afin que, pris dans un étau, le cerveau soit façonné dès le jeune âge à concevoir comme une sombre et odieuse barbarie tout ce qui n'est point la démocratie. Il faut que l'esprit soit dressé à révérer l'avènement de cette même démocratie comme la réalisation inéluctable d'une prédestination sociale marquant l'accession de l'homme à la plénitude de sa dignité. Il est indispensable que soit admise comme un dogme l'idée que la volonté souveraine du peuple, devenu conscient de sa puissance, a effacé la tare originelle d'inégalité qui pesait sur le genre humain et a consacré enfin un progrès moral définitif de l'homme grâce au bien être général vulgarisé par les progrès de la science appliquée au domaine matériel de la vie courante. De là découle une double nécessité : d'une part lutter contre l'enseignement libre, lutte comportant avant tout l'interdiction rigoureuse au clergé d'enseigner et, si possible, d'éduquer ; d'autre part, rendre obligatoire l'enseignement officiel, tout au moins primaire, en attendant l'unification complète, l'école unique, très près d'éclore. Au surplus, étant donné les conditions d'existence qu'elle crée, la démocratie peut désormais se rassurer : le nombre de ceux qui, dans l'avenir, prendront l'initiative de contrôler les enseignements qu'ils ont reçus ; de ceux qui auront le temps de lire intégralement les textes dont l'ignorance croissante de leur propre langue, d'ailleurs, leur rend progressivement l'intelligence des moins anciens mêmes plus douteuse et, partant, le sens profond plus étranger ; de ceux qui auront l'esprit assez libre pour raisonner et conclure ; ce nombre sera infime. Les quelques uns qui le composeront n'auront pas toujours le courage et très difficilement les moyens de s'exprimer ; que s'ils s'expriment, leur voix se perdra, assourdie par la molle indifférence de cet abrutissement général qui ne renvoie pas d'écho ; que si par hasard une voix porte, la démocratie la fera brutalement taire en lui imposant un de ces silences qui ne se rompent jamais.

Instruction universelle. Un mot de Thiers.

    Tout a été dit depuis longtemps sur le déséquilibre social qui résulte fatalement de la démocratisation de l'instruction. Nul, à cet égard, ne s'est exprimé plus sagement que M. Thiers lorsque, soutenant que l'instruction est un luxe, il disait notamment : «Je ne veux pas mettre le feu sous une marmite sans eau (5).» Ce qu'il faut ajouter, car on ne le dit guère, soit qu'on l'oublie, soit qu'on se garde d'y faire songer, c'est que rien ne souligne plus sévèrement l'inégalité foncière régnant naturellement parmi les hommes, que le spectacle de cette plèbe immense que l'on a rêvé d'ennoblir intellectuellement, à laquelle les rudiments de la connaissance sont imposés puis les trésors de la science offerts gratuitement, que tout, paraît-il, invite à s'élever (sauf l'exemple cependant), qui ne saurait invoquer l'excuse, pour manquer d'instruction, d'aucun de ces obstacles prétendus infranchissables qui du reste n'existèrent jamais ailleurs que dans l'inaptitude même des individus sans valeur, et qui cependant s'agite dans une barbarie présomptueuse ou bien croupit dans une indifférente infériorité, n'ayant rien fait de plus qu'avilir la qualité des études après avoir inspiré la vaine tentative de les abaisser à son niveau. Au peuple, paraît-il, il ne manquait que l'instruction. Il l'a maintenant. A quoi lui a-t-elle servi ? Rien, semble-t-il, ne saurait être plus propre que la considération de ce fait éclatant à rendre quelque sagesse aux esprits égarés dans les aberrations démocratiques.
    Cependant, l'occasion se présente ici de faire, à propos de l'évolution démocratique de la formation intellectuelle, une observation qui, dans ses traits essentiels, s'applique également à l'évolution d'autres phénomènes politiques et sociaux depuis la Révolution. Cette observation a l'intérêt de signaler les différences qui opposent superficiellement la démocratie libérale et la démocratie autoritaire, aux formes desquelles correspondent respectivement l'œuvre de démocratisation et l'œuvre de prolétarisation. Elle a aussi le mérite de montrer la constance fondamentale de l'évolution démocratique qui réduit ces différences à un enchaînement logique de transformations ou, si l'on préfère, aux phases successives d'une immense déformation, tedant toutes au même résultat. Mais, pour ce faire, il faut, comme toujours, commencer par jeter un regard en arrière.

Conception libérale d'une élite intellectuelle.

    Le libéralisme, sincèrement épris de liberté politique et peu soucieux d'égalité sociale, son rôle étant celui de la transition, tend à créer une élite (c'est-à-dire une sorte d'aristocratie viagère) qui ne doive rien à son mérite et pour cela mettre avec reconnaissance au compte du régime, et de la liberté qu'il représente, la fortune de son élévation. Cette élite doit opposer le spectacle de ses perfections théoriques aux souvenirs convenablement stylisés des abus de la naissance. Dans ce but, le libéralisme a, non point créé - car l'esprit démocratique ne crée rien - mais généralisé, et jusqu'à l'excès, le régime de l'examen et du concours. Le régime du concours, à vrai dire, tendait légèrement à se développer durant la seconde moitié du XVIIIè siècle. De même, en la matière, peut-on observer qu'à l'inverse, certains restes de coutumes datant des âges les plus anciens ont survécu longtemps à la chute de l'Ancien Régime ; car, n'étant jamais que la transformation les uns des autres, les systèmes les plus contraires, avant de s'être différenciés et après s'être séparés, déjà puis encore s'interpénètrent longuement. Il demeure toutefois que, dans l'ensemble, le mode de formation intellectuelle d'une part et la façon de distinguer la compétence ou le talent d'autre part étaient, selon les anciennes disciplines, absolument différents de ce qu'ils sont devenus au cours du siècle dernier.

Comparaison de la formation intellectuelle dans l'ancienne France et dans la France post-révolutionnaire.

    Il est évidemment impossible de résumer en quelques mots des principes de formation intellectuelle auxquels leur souplesse donnait un caractère de diversité aussi opposé dans son genre à l'uniformité moderne que le particularisme de jadis l'était à la symétrie administrative après 1789. Néanmoins, si l'on recherche ce qui différencie essentiellement et radicalement la formation ancienne de la nouvelle, on trouvera que dans la première par opposition à la seconde, la théorie et la pratique sont constamment et dès le début intimement alliées, d'une manière qui, de nos jours, ne subsiste plus guère que dans l'étude de la médecine, par l'impossibilité absolue qu'il y a de faire autrement (6). Il y aurait beaucoup à dire sur les avantages indiscutables de cette méthode qui représente l'orthodoxie en matière didactique. Qu'il suffise d'ajouter simplement qu'elle conférait à la jeunesse, à l'extrême jeunesse souvent, une part importante de cette expérience qui, sans elle, n'appartient qu'à la maturité. En faisant arriver de bonne heure dans la vie des hommes dotés d'une formation harmonieuse dès la fleur de l'âge, elle imprimait à la société une allure déliée et jeune qu'elle a complètement perdue depuis longtemps. Il va de soi que ces avantages ne peuvent être recueillis que par une société pourvue d'une organisation digne de ce nom. Ils supposent un système où la hiérarchie établit l'autorité et impose la déférence pour l'âge et le rang, où les aînés restent des guides respectés et des censeurs écoutés, où chaque état possède ses traditions, ses règles, son honneur et ses sanctions qui posent des bornes aux excès de la fantaisie et préviennent les faiblesses, sans entraver pour cela du reste le développement de la personnalité. Sans doute ces règles sont-elles sévères, mais elles sont adaptées à ce relief du caractère si accusé et à cette personnalité, si originale dans la jeunesse et la force de l'âge des sociétés, dont il faut canaliser l'impétuosité. Elles s'opposent diamétralement au relâchement des âges démocratiques dont les licences invitent et bientôt conduisent à une sorte de frénésie des individus devenus cependant ternes et amollis.
    Quant aux procédés servant à reconnaître l'aptitude et à distinguer le talent, ils consistaient principalement dans l'appréciation des preuves que l'individu devait en fournir constamment ; ils participaient du choix. Fort différents d'ailleurs de ce qu'ils sont devenus, les examens étaient rares, ne s'appliquant qu'à quelques carrières déterminées. Il n'y avait point de concours théoriques qui vous sacraient ceci ou cela une fois pour toute au début de l'existence, mais il existait en revanche un concours permanent qui durait toute la vie. Il fallait d'abord se distinguer pour se faire remarquer ; il fallait ensuite continuer à se faire distinguer pour gravir les emplois et pour les conserver. Il en allait d'ailleurs exactement de même pour les charges et fonctions, réservées ou non à la naissance, ou auxquelles en tous cas la noblesse permettait et surtout imposait de prétendre, par devoir autant et plus que par droit, ne l'oublions pas, et donnait accès de plain pied comme dans son domaine naturel. Le choix s'y exerçait et la sélection s'y opérait comme ailleurs, comme dans n'importe quelle corporation par exemple, et avec cette rigueur que mettent les organes sains à sélectionner leurs propres éléments. Aux âges où partout, à l'armée, à la cour, à la ville, dans la noblesse, dans les métiers, régnait le patronage de droit ou de fait qui, dans chaque état, représentait ce qu'était alors dans la famille l'autorité paternelle, l'homme était observé, non seulement techniquement, mais encore moralement. Il était observé comme il peut l'être lorsqu'il ne se perd guère de vue avec les siens, dans un monde où les associations de type aristocratique sont nombreuses, les limites des divers milieux non infranchissables mais nettement tracées, la vie de société très développée et animée à tous les échelons de l'état social ; dans un monde où l'ordre général qui règne permet à l'observateur d'y voir clair, où la foi religieuse rend la morale simple à observer comme à juger, où la vie, soit publique, soit professionnelle se confond dans la vie privée en sorte qu'on ne cesse jamais d'être homme de son état et que l'on se complait en cette fusion qui apparaît jusque sur la physionomie et dans le vêtement. Il en résultait une harmonie entre la valeur technique et la valeur morale, une unité de probité et de vertus privées et publiques, domestiques et professionnelles, une alliance commune entre la respectabilité et la compétence, entre la dignité et le talent, qui étaient la règle et dont on a perdu aujourd'hui jusqu'à la notion, morte depuis trente ans après une lente agonie d'un siècle. Au surplus si, sous un pareil régime, tant d'hommes au long de tant de siècles se sont montrés dignes de leurs charges, ont illustré leurs dignités et répandu l'éclat sur leurs fonctions, ce n'est point un hasard, qui serait singulièrement obstiné, mais bien la preuve que le système était bon et que l'arbitraire qu'on lui a reproché, ou plutôt ce qu'il en comportait en effet, également guidé par le sentiment religieux du devoir et le sens aristocratique de l'honneur, borné d'ailleurs par la coutume et par les droits des collectivités et des individus, était, en fin de compte, largement bienfaisant.
    On peut s'exprimer dans le même esprit à l'égard des privilèges de la noblesse. Contrairement à ce que l'on affecte d'enseigner depuis la Révolution - sans toutefois, il est vrai, le formuler aussi nettement - la naissance n'exclut pas le mérite ; elle permet même au patricien de l'acquérir plus vite et plus facilement qu'un autre, pour peu qu'il y soit apte ; l'éducation qu'elle comporte développe des qualités qui ornent toujours le talent, et elle exerce dès le plus jeune âge des facultés qui, à l'occasion, peuvent momentanément le suppléer. A valeur égale, en tous cas, la naissance confère une supériorité qu'il serait à la fois pédant et vain de contester. Sans doute, à la fin de l'Ancien Régime, a-t-elle donné lieu à des abus toujours trop nombreux par définition, pour peu qu'ils existent ; mais ils étaient tels qu'une énergie moyenne eût suffi pour y mettre ordre et, si l'on veut bien en raisonner froidement, ce qui frappe surtout aujourd'hui, c'est de voir combien, dans l'ensemble, ces abus autour desquels on s'est plu à faire tant de bruit étaient peu de chose - de façon tant relative qu'absolue - en regard des gigantesques et impudents excès des démocraties modernes. On conçoit dès lors le besoin impérieux qui s'impose à la démocratie d'exagérer jusqu'aux plus absurdes mensonges les abus de la naissance, afin de détourner l'attention des siens propres et de recouvrir ceux de l'arbitraire insensé qu'est l'élection. On comprend aussi tout l'intérêt qu'elle a de créer un préjugé destiné à graver profondément dans les esprits la croyance que, quoi que la démocratie fasse, jamais elle ne pourra atteindre aux injustices de l'Ancien Régime ; comme si, du seul point de vue biologique, il était possible à un corps quelconque, social ou non, de vivre d'excès.

Le régime du concours.

    Au régime aristocratique du choix, la démocratie libérale substitua le régime du concours, qui aura duré pendant toute cette phase intermédiaire du libéralisme que nous achevons de traverser, et qui par conséquent dure encore. Au point où nous sommes arrivés aujourd'hui, il y a là quelque chose qui surprend à première vue, et qui, à la demi-réflexion, déroute ; car le concours établit une distinction, c'est-à-dire un rang dont le titulaire est propriétaire. Si légitimement acquis soit-il, c'est là un privilège conférant des droits, une franchise, une indépendance, une autorité donc, toutes choses éminemment offensantes pour l'électeur incapable de les acquérir ; toutes choses, partant, contraires à la démocratie et dont elle a foncièrement horreur. Pour tout dire, le régime du concours tend à créer une manière de mandarinat. Mais - on l'observe en maintes occasions - la démocratie adopte volontiers, et conserve aussi longtemps qu'il le faut, des procédés, sinon aristocratiques, du moins semi-aristocratiques, afin d'en combattre efficacement de plus aristocratiques qu'eux, traditionnellement établis, qu'elle ne peut pas tourner dès l'abord à son usage et qu'elle ne peut abattre qu'en s'opposant à eux sur un terrain très voisin du leur. Pour déplaisant qu'il soit à l'esprit égalitaire, le concours présente cependant le mérite capital d'être encore plus contraire aux privilèges de la naissance, ou pour mieux dire au spectre de ces privilèges, que dangereux pour la démocratie. Il a l'avantage d'offrir une garantie, perfectible en tant que telle, contre l'arbitraire aristocratique du choix. Au titre anti-aristocratique donc, le concours a été adopté par la démocratie ; mais au nom de la démocratie, il a été progressivement étendu, amoindri et vulgarisé jusqu'à l'encanaillement.
    Durant un siècle - celui des monarchies constitutionnelles - on à travaillé uniquement et sans relâche à restreindre le choix de l'autorité, à ligoter dans tous les domaines l'initiative souveraine en sorte que, ne pouvant plus faire qu'un seul geste, elle renonce pratiquement à s'exercer. Ce siècle est celui qui a connu le triomphe de l'individu isolé tel que la Révolution l'avait conçu et tel qu'elle prétendait vouloir le maintenir. L'individualisme libéral succédait donc à l'ancien patronage, s'offrant sans défense dans l'avenir aux entreprises de la démocratie autoritaire et marquant dans le présent une baisse très nette dans le niveau professionnel. Si l'on fait abstraction de la période révolutionnaire proprement dite, on observe que, sauf exceptions, cette baisse n'est pas apparue tout de suite. Le terme mis aux abus de vieillesse de l'Ancien Régime, un certain enthousiasme dans la bonne volonté générale et, plus que tout, les disciplines rigoureuses des siècles précédents dont les habitudes se transmettaient encore par la vitesse acquise et furent entretenues par la sévérité impériale, tout cela donnait à croire que les avantages présumés du régime nouveau n'excluraient pas les vertus de l'ancien, mais bien au contraire, se combineraient avec elles en une manière de «fusion», chère à l'idyle romantique de ces temps. Cependant, l'illusion alla peu à peu en se dissipant, laissant apparaître les deux tares grandissantes du système post-révolutionnaire qui correspondent à la multiplication de deux types d'hommes : l'un qui, après avoir fourni un gros effort jusqu'à vingt ans, se repose désormais sur le temps qui, en accumulant les titres d'ancienneté, le portera au sommet de sa carrière sans qu'il ait à prendre part à sa propre ascension ; l'autre qui sépare jalousement sa vie privée de sa vie professionnelle comme de sa vie publique ; effort de cloisonnement sur le plan moral aussi ambigu, aussi suspect que celui prétendant à «confiner la religion dans son domaine», et non moins chimérique que celui qui tendrait à borner au domaine de la pensée pure les fonctions du cerveau. Le fait indiscutable est que, depuis soixante-dix ans, c'est-à-dire depuis l'époque où l'impulsion donnée aux doctrines morales dans le cours des anciens âges est arrivé au bout de son élan, époque concordant avec le triomphe définitif de la démocratie en France, ces deux tares ont peuplé les carrières pour lesquelles le concours devait être une garantie de compétence - la seule - d'individus progressivement plus insuffisants quant à l'activité, l'envergure de l'esprit, le sens commun, l'intelligence professionnelle même, et inférieurs quant à la moralité et aux mœurs.

Elite démocratique et barbarie.

    Dans toutes ces questions, on ne saurait nier la difficulté qu'il y a souvent de faire la part de ce qui appartient en propre à la démocratie et de ce qui est imputable à la dégénérescence proprement dite du monde chrétien. La décadence, répétons-le, est un phénomène diffus. Ce phénomène, la démocratie le rend prématuré, puis l'accélère, le complique, l'exaspère, lui imprime enfin un caractère de démence extrême et particulier ; mais elle ne le crée pas. Elle serait plutôt créée par lui, dirait-on, si l'on pouvait avec quelque certitude et quelque précision attribuer aux effets et aux causes leur rôle respectif dans les affaires de ce monde. Quoi qu'il en soit, d'une façon générale, lorsqu'une institution produit incomplètement les effets qui ont justifié sa création à l'origine, ou bien qu'elle cesse de les produire, ou bien encore qu'elle en produit d'autres sans objet, on peut considérer qu'il y a simple décadence ; au contraire, lorsqu'une institution est transformée ou abolie ou remplacée par une autre au nom du progrès et de façon que soit obtenus des effets propres à renverser la hiérarchie séculaire des valeurs personnelles et réelles, on a la certitude d'être en présence d'un phénomène démocratique. Il reste donc constant que dans la mesure où il y a mauvais fonctionnement, il y a décadence simple, et dans la mesure où il y a fonctionnement délibérément inversé, il y a phénomène démocratique.
    Au surplus, tandis que la décadence peut n'être point démocratique, la démocratie ne pouvant pas n'être point décadente, dans une institution démocratique les phénomènes de la décadence simple et ceux de la dégénérescence démocratique se superposent toujours et se combinent souvent, mêlant leurs conséquences dans le même individu, tantôt simultanément, tantôt tour à tour, et défiant volontiers les ressources d'une analyse superficielle ou peu exercée. Or c'est un fait qu'à une décadence destinée infailliblement à se produire s'est superposé un retour progressif et rapide vers la barbarie, qui est caractéristique de la démocratie et, sous une certaine forme, n'appartient qu'à elle. C'est un autre fait aussi que le régime du concours a répandu dans le monde une immense légion de barbares brevetés, doués de cette suffisance qui est le principal attribut de l'insuffisance, et qui souvent, bien qu'ayant manié tous les trésors de la culture, n'en ont pas moins concervé l'âme étroite et l'esprit prétentieux et borné de primaires infatués de leurs aptitudes de spécialistes. Niant toute autre supériorité, la démocratie libérale a affecté de voir dans ces hommes la seule élite qu'on pût admettre et respecter ; la seule, surtout, qu'en raison de son caractère viager, et relativement inoffensif pour elle, elle pût tolérer à de certaines conditions. Il fut donc admis désormais que l'instruction confère la suprême sagesse et tient lieu de principes, de traditions, d'atavisme, ou plutôt remplace tout cela par une raison scientifiquement formée, confondant les vains préjugés du passé et triomphant par ses lumières des routines qui obscurcissaient l'intelligence humaine. Il s'ensuivit que cette élite conçut légitimement l'idée qu'aucun domaine de l'activité sociale n'était au-dessus de ses aptitudes, C'est ainsi que la compétence technique de gens souvent confinés, et toujours plus ou moins envieux, leur conféra une autorité hors de toute proportion avec leur valeur générale. C'est de même qu'elle accrédita leurs opinions, leurs jugements et leurs réactions, comme autant de modèles, auprès d'une société ayant à peu près perdu la tête au propre et au figuré, et possédée de toutes les illusions d'un scientisme aussi puéril qu'exclusif.
    Là encore il est bien difficile de déterminer dans quelle mesure l'évolution générale de la société a produit l'existence de cette sorte d'élite et dans quelle mesure l'action de cette élite a perverti le jugement de la société et a influé sur son évolution générale. Ce que l'on peut dire, et qui la caractérise bien, c'est qu'à cette élite intellectuelle manque pour se former cet immense et irremplaçable apport fait d'un ensemble de connaissances que l'on n'acquiert que par contact, dès la plus petite enfance, dans l'ambiance quotidienne d'un milieu patricien, dans l'atmosphère domestique d'une culture raffinée. C'est cet ensemble de connaissances, les unes positives, les autres subtiles, dont aucun livre ne donne le secret, et qui élèvent au moins autant qu'elles instruisent. C'est cet ensemble de connaissances qui, dans la conduite des grandes affaires, peut suppléer à toutes les autres, serves par rapport à lui. C'est cet ensemble de connaissances que le génie ne remplace pas toujours et la science seule jamais. C'est cet ensemble de connaissances enfin, qui s'imprégnait jadis dès le jeune âge en ceux que leur naissance (7) désignait pour le service de l'Etat, et qui ne cessait de les pénétrer là où ils servaient, tout en apprenant à vivre et à connaître le hommes, en des sociétés où tous les états, jusqu'aux plus hauts, avaient leurs apprentis. A cette élite, par conséquent, il manque le guide d'une société constituée. Il lui manque le canon de ces règles de la conduite et du goût que l'existence de cette société peut seule maintenir. Un tard-venu saisit plus ou moins ces règles lorsqu'il est intelligent ; il les assimile tant bien que mal et les observe toujours dans leurs grandes lignes lorsqu'il cherche naturelement à s'agréger à un monde dont le prestige n'a pas complètement cessé de s'imposer. Mais pour cela, il faut qu'il cherche instinctivement à plaire à un patriciat assez fortement constitué pour attirer encore. Il faut donc qu'il subsiste une société dans la société, comme un donjon dans la forteresse ; une société dont les jugements comptent, où les familles conservent discipline et richesse à défaut de vertus plus actives, où les hommes sont craints pour leur esprit ou pour leur bravoure, où les femmes sont respectées pour leur vertu, pour leur grâce et pour leur tact, où les antiques principes sont encore pratiqués et honorés sinon efficacement défendus. Ce que l'on peut affirmer en définitive, c'est que cette soi-disant élite, ce succédané démocratique d'aristocratie, a puissamment contribué au retour vers la barbarie dans laquelle retombe la Chrétienté comme dans la nuit ; barbarie pleine de complications et d'usure, qui ressemble à celle des premiers âges comme, après les fatigues du jour et le travail des choses, les derniers rayons du crépuscule ressemblent aux premières heures de l'aube.

De l'apprentissage.

    Ce n'est point généraliser à l'excès de dire que sous les régimes aristocratiques du passé, l'apprentissage, dont il reste encore des vestiges dans les métiers manuels, était la règle selon laquelle se formait le compagnon, l'ouvrier, le maître, au sens le plus étendu que l'on peut donner à ces mots, dans tous les états et jusqu'au plus élevé : celui du prince. Le chef-d'œuvre auquel, sous une forme ou une autre, l'individu se trouvait astreint, était de nature concrète et effective, non théorique et abstraite. Dans les métiers même, où il subsista longtemps sans exception comme une partie de l'édifice des anciens temps, l'apprentissage disparaît complètement, remplacé par l'école professionnelle où, pour des motifs d'affinités politiques et grâce à des connivences à la fois claires et obscures, enseignent trop souvent des hommes dont une bonne maison ne voudrait pas comme ouvriers. Et ces écoles lancent finalement dans la circulation des barbares brevetés d'un autre genre, complétant les premiers et formant avec eux un tout déplorablement parfait.
    La démocratie a trouvé immoral le fait de l'apprenti qui ne recevait pas de salaire ou payait pour apprendre, chose fort juste cependant si l'on songe à ce que ledit apprenti reçoit en enseignement d'une part, et gâche en matière et en travail d'autre part. L'élève de l'école professionnelle d'une certaine façon, reçoit moins ; tout compte fait, il gâche forcément autant sinon plus ; sous une autre forme, il paye en définitive davantage et coûte finalement à la société beaucoup plus qu'il ne lui rendra. Au surplus, à ceux qu'elle a dispensés des rudesses familiales de l'apprentissage, la démocratie réserve de bien autres tribulations ; il est à craindre qu'ils ne gagnent pas plus en bonheur que les demoiselles de la couture n'ont gagné en vertu depuis que rien ne les oblige à chercher dans la galanterie des moyens d'existence que leur a fait assurer l'activité humanitaire de la Confédération Générale du Travail.
    Qui donc oserait soutenir que la nécessité du diplôme, qui s'étend comme une maladie depuis le diplomate jusqu'au pédicure en passant par l'architecte, ait haussé la valeur professionnelle de chacun ? Sans doute épargne-t-elle à celui qui nomme les uns et à ceux qui usent les autres, la peine de porter par soi-même un jugement que l'affaiblissement général des esprits rend, en tous les genres, hésitant à l'homme public comme à l'homme privé. Quoi qu'il en soit, pour les pédicures, leur art représente un raffinement probablement appelé à disparaître, ou tout au moins à s'éclipser pour longtemps ; pour les architectes, il est inutile d'insister sur la valeur de leurs œuvres depuis que, diplomés, ils signent, avec d'autant plus d'ostentation que leur laideur est plus agressive, les gigantesques et fragiles bâtisses géométriques qu'ils édifient ; quant aux diplomates - si l'on peut donner ce nom aux fonctionnaires qui les ont remplacés - c'est mentionner une banalité de dire que jamais ils n'ont été aussi uniformément inférieurs que depuis qu'ils se recrutent au concours.

Défiance de la démocratie à l'égard de sa propre élite.

    Quels que soient les défauts du système de l'examen et du concours généralisés, il demeure que ce système tend à établir une sélection et que, sans mettre en cause son principe même, il suffirait de retouches relativement légères pour atténuer sensiblement ses vices. Que l'on ne tende pas à tout astreindre au diplôme ; que l'on restreigne considérablement le nombre des appelés d'abord, celui des élus ensuite ; que l'on oblige à une solide culture générale ; que l'on donne une forte assise d'humanités à ceux mêmes qui se destinent aux sciences ; que l'on s'attache surtout à ouvrir l'esprit et à inculquer de bonnes méthodes de travail plus qu'à entasser dans les cerveaux un échantillonnage sommaire de tout le savoir humain ; que, dans l'enseignement supérieur et même à la fin de l'enseignement secondaire, on donne aux esprits plus de latitude pour développer leur personnalité et qu'on les y invite en leur laissant un certain choix dans le sujet de leurs études ; que surtout l'on mêle aussi intimement que possible la pratique à la théorie ; que l'on établisse enfin la règle que le succès scolaire ou universitaire n'est qu'un portique au-delà duquel il faut bâtir en justifiant son ampleur, et passé lequel il faut mériter chaque jour; que l'on institue cela et voilà le système amélioré au point de devenir une sorte de perfectionnement de l'ancien, en mesure de rendre tout ce que peut donner une institution heureusement réformée dans une société désorganisée, sans éléments de stabilité, de tradition ni de durée. Mais voilà, du même coup, la démocratie mise en péril par la création d'une élite de valeur, formant une aristocratie qui tendrait naturellement à ne pas rester viagère. Aussi la démocratie ne modifie-t-elle sans cesse le système que pour l'agraver. Multipliant sans fin les diplômes inférieurs ; développant (mal d'ailleurs) tout ce qui peut lui fournir des spécialistes, mais des spécialistes obtus et dévoués à sa cause, elle est très méfiante à l'égard des hautes études et devient constamment plus ennemie des concours qui produisent un corps restreint, de formation haute et complète, tendant à conserver, à renforcer, les traditions qu'il s'est créées. L'inspectorat des finances en est un exemple que la démocratie brûle de faire disparaître ; ce qu'elle exprime en parlant périodiquement de le démocratiser.
    Lorsqu'on observe à vol d'oiseau les rapports de la démocratie et de l'enseignement public, comme on peut le faire aujourd'hui avec le recul des temps ; lorsqu'on considère les évolutions combinées des institutions démocratiques et du système du concours, on aperçoit quelques évidences qui émergent et dont l'importance se détache particulièrement. Ces évidences font entre elles, selon le degré de l'évolution de la démocratie, des contrastes qui sont fort instructifs.
    Dans sa phase libérale en effet, nous voyons la démocratie offrant à tous une instruction et, comme elle dit, des lumières destinées à noyer dans leur flot les derniers privilèges de la naissance, sous prétexte de favoriser exclusivement le talent. Simultanément d'ailleurs, elle s'emploie à briser une à une toutes les règles qui guident et soutiennent ce même talent sous couleur de l'émanciper ; ceci précisément à l'heure où, de lui-même, il décline, se corrompt et s'apprête à disparaître. D'autre part, nous voyons encore la démocratie, à ce même stade, tendre à créer une sorte d'aristocratie de caractère intellectuel et viager, propre à s'opposer aux débris de l'ancienne et à la faire oublier ; aristocratie de fabrication nouvelle, quasi «scientifique», destinée à être le meilleur soutien du libéralisme, et que la démocratie recherche volontiers parmi les sujets les plus distingués offerts par le triage du concours.
    Au contraire, dans cette phase où, s'affermissant, le mal démocratique étend son emprise et développe son autorité, l'instruction indistinctement ouverte à tous, ayant accomplie le gros de son œuvre, est imposée désormais à chacun ; mais elle est imposée sous une forme adaptée aux buts de la démocratie et elle est taillée à sa mesure, comme une première et essentielle déviation nécessaire à la multiplication des adeptes qu'elle rassemblera peu à peu en vue de l'esclavage commun. Au surplus, à mesure que la démocratie progresse dans sa phase autoritaire, elle devient anti-individualiste. Il s'ensuit qu'elle entre en état d'hostilité avec l'espèce d'aristocratie libérale qu'elle avait formée naguère et, dorénavant, elle tendra à procéder à l'inverse de sa première manière : elle triera d'abord une aristocratie viagère d'une toute autre nature : le parti, puis, au sein de ce parti, elle instruira de sa doctrine exclusive et de ses techniques ceux qu'elle jugera les plus propres à contribuer au développement de sa puissance destructrice, à la manière d'une sorte de clergé, toujours suspect d'ailleurs, sans cesse jalousement surveillé et constamment épuré.
    D'une façon générale enfin, ce fait s'impose que la démocratie, impuissante par nature à élever qui que ce soit, ne hausse jamais qu'un petit nombre d'individus qu'afin de mieux abaisser l'ensemble. Elle ne feint donc d'instruire que pour organiser à son profit une ignorance conduisant le troupeau des humains à contempler comme l'arc de triomphe de sa liberté le joug sous lequel la démocratie s'apprête à le faire passer.

Contradictions apparentes au cours de l'évolution de la démocratie. Analogie caractéristique.

    Si l'on analyse ces transformations dont la logique rigoureuse conduit les progrès de la démocratie à travers une série de contradictions - apparentes seulement - une analogie surgit à l'esprit. Cette analogie consiste dans les diverses attitudes de la démocratie à l'égard des associations ouvrières. Sans doute est-ce là une question fort éloignée du sujet de ce chapitre. Cependant, quoique sur un tout autre plan que celui de l'enseignement elle trouve sa place ici, comme elle la trouverait ailleurs, parce qu'il n'en est pas de plus caractéristique de l'évolution des phénomènes démocratiques en général, dans leurs trois périodes essentielles : l'époque de la Révolution, l'époque libérale et l'époque autoritaire.
    La corporation, sous l'Ancien Régime, était une institution absolument aristocratique. En l'abolissant, la Révolution considéra qu'un des gages les plus précieux de sa sécurité et de ses progrès était la suppression de toute association professionnelle que l'esprit du temps, façonné par l'Ancien Régime, ne concevait pas autrement qu'aristocratique. La Révolution donc mit au nombre de ses conquêtes les plus âprement défendues, l'impossibilité pour toute association corporative de se reformer sous quelque forme que cela pût être. La loi des 16 et 17 juin 1791 fut l'expression de ce souci et la législation qui suivit ne fit guère à cet égard que compléter puis codifier les rigueurs révolutionnaires, poursuivant le spectre de la corporation avec la même sévérité que le spectre du droit d'aînesse (8). Le nouveau code fut aussi ombrageux à l'égard de la coalition que des substitutions. Ces dispositions demeurèrent dans nos lois jusqu'en 1864. En 1862 déjà, à l'égard d'un embryon d'association ouvrière qui tendait à se former passagèrement et dans un but précis et limité il est vrai (9), Napoléon III, prince à la fois autoritaire et fortement socialisant, avait montré une attitude dont la tolérance, la bienveillance même, s'exerçant à propos d'un fait contraire à la loi, frisait la complicité. Cependant l'Empire semblait affermi, les souvenirs s'estompaient un peu de l'activité révolutionnaire des socialistes et des désordres qui troublèrent constamment les années précédant le coup d'Etat et firent accueillir, non sans raison, celui qui l'accomplit comme le sauveur de l'ordre public. Libérale, soit par sa doctrine, soit par goût, l'opposition royaliste s'en mêla : Berryer lui-même défendit le droit d'association devant les tribunaux en défendant les ouvriers typographes qui, bien que discrètement, se l'étaient octroyé (10). Finalement, le code fut modifié dans le sens démocratique par des hommes tenus pour infiniment moins démocrates que ceux qui l'avaient rédigé et que les précurseurs surtout qui, sous la Révolution, par diverses lois, en avaient inspiré à l'origine les dispositions. Que s'était-il donc passé ?
    Il était arrivé simplement que l'association professionnelle qui, lors de la Révolution, semblait devoir être forcément aristocratique et depuis évoquait toujours l'image des anciennes corporations, s'était, avec le travail du temps, révélée sous un aspect plébéien. Elle apparaissait comme destinée à défendre le faible et se présentait désormais aux esprits férus de libéralisme, de parlementarisme et de libre discussion, sous la forme démocratique d'une légitime entente entre ouvriers unis pour défendre leurs intérêts professionnels et contrebalancer par leur alliance les excès de la puissance patronale. Si lointaine que paraisse la similitude, c'était là, en somme, dans chaque métier, la possibilité de constituer une sorte de chambre des députés en face d'une prétendue chambre haute, d'une assemblée patronale, qui, précisément, depuis le 4 août 1789, n'existait plus (11). La mentalité générale de l'époque, la tournure libérale que prenait résolument l'Empire, tout conspirait pour qu'en faveur de la démocratie fût aboli le délit de coalition, qui avait été primitivement conçu pour la défendre et qui ne subsistait plus désormais que pour l'entraver. Telle institution, nécessaire pour protéger l'enfance fragile de la démocratie, ne peut que nuire à son développement dès qu'elle a pris des forces, et c'est ainsi qu'en la matière chacun des contraires était destiné à faire tour à tour son office, l'un ne remplaçant l'autre que pour mieux seconder la même cause. Le deuxième l'a singulièrement servie !
    En juillet 1862, en effet, la délégation ouvrière française arrivait à Londres pour y visiter l'exposition. Plusieurs journaux, dont le «Temps», avaient lancé dans l'opinion l'idée de ce voyage ; le prince Napoléon s'était intéressé au projet ; l'Empereur y avait adhéré. Les élections dans les ateliers, interdites par la loi, avaient été tolérées par la bienveillance impériale et la délégation, ainsi élue à l'encontre des stipulations formelles du code, partit en voyant s'ajouter à 13.000 francs recueillis par souscription, une somme de 40.000 francs allouée pour ses frais de route, moitié par le gouvernement, moitié par la ville de Paris. Si cette délégation visita l'exposition, elle prit surtout contact avec les ouvriers anglais, s'enthousiasma pour leur système d'association, conçut le projet de l'étendre et tint le 5 août un grand meeting au cours duquel travailleurs français et anglais prirent la résolution de s'allier et décidèrent de fixer ultérieurement l'attitude commune dont, présentement, ils se contentaient de poser le principe. On peut dire que ce jour là venait d'être pondu l'œuf duquel sortirait deux ans plus tard la «Société Internationale des Travailleurs». Le 28 septembre 1864 en effet, en un meeting tenu à Saint Martin's Hall où se rencontrèrent des ouvriers envoyés par tous les pays, l'«Internationale» fut fondée. Ses véritables inspirateurs étaient les délégués français qui, avec l'esprit généralisateur de la nation appliqué au génie destructeur du siècle, avaient conçu d'étendre à l'univers une institution anglaise qui les avait séduits. Etablie aussitôt, la section parisienne se mit en règle avec la loi et adressa même une double expédition des statuts de l'association au ministre de l'intérieur et au préfet de police. En 1866, elle comptait à peine 500 adhérents. Au printemps de 1870, elle en avait 245.000.
    A l'origine, les «mutuellistes» comme ils se nommaient eux-mêmes, répudiaient toute violence, se gardant d'attaquer de front l'ordre social, repoussaient avec une égale énergie le communisme et le socialisme d'Etat et, convaincus que la politique ne devait point se mêler aux questions sociales (comme si la chose était possible !), persuadés aussi que le prolétariat n'avait guère d'intérêt à lutter pour le libéralisme bourgeois (ce qui est en bonne partie juste), ils rêvaient l'émancipation des travailleurs par la création et la multiplication de nouveaux centres de production, fonctionnant uniquement par les ouvriers et se prêtant un appui mutuel. Le succès de cette conception, qui demeure à la base de l'économie socialiste, devait produire la disparition progressive et sans heurt de l'ancien patronat, donc du capitalisme, et transformer la société bourgeoise en société de producteurs prolétaires.
    L'«Internationale» n'en put rester longtemps à ces vues relativement bénignes, débattues dans la modeste chambre de la rue des Gravilliers. En trois congrès, la déviation complète de l'«Internationale» primitive fut consommée. A genève, en septembre 1866, elle subit et repoussa non sans peine un assaut violent de la part de ceux qui voulait amener son institution à la politique active ; mais ce n'était là qu'un avertissement, précurseur des difficultés qui allaient suivre. A Lausanne en effet, l'année suivante, en se constituant les défenseurs de la propriété privée, de la famille et de l'héritage, les délégués français, avec l'appui des délégués suisses et italiens, rallièrent très péniblement à eux la majorité contre la fraction violente du congrès. Toutefois, ils ne résistèrent pas à l'attraction du «Congrès de la paix et de la liberté» qui dans le même temps, honoré de la présence tumultueuse de Garibaldi, tenait à Genève de bruyantes assises en discutant du désarmement général, de la revendication de toutes les franchises, de l'anéantissement de toutes les superstitions et de toutes les tyrannies ; et ceux de Lausanne ayant répondu aux avances de leurs voisins de Genève, la fusion grosse de conséquences s'accomplit. A Bruxelles enfin, en septembre 1868, la déroute du principe de la propriété individuelle fut complète et la confiscation totale des biens fut envisagée. A la fin du congrès, le président prononça ces paroles qui indiquent suffisamment la voie sur laquelle l'«Internationale» se trouvait maintenant définitivement aiguillée : «Nous ne voulons plus de gouvernements car les gouvernements nous écrasent d'impôts ; nous ne voulons plus d'armées, car les armées nous massacrent ; nous ne voulons plus de religion, car la religion étouffe les intelligences.» Pour l'heure il importait d'entreprendre une destruction encore difficile. En 1871, la Commune révèlera l'étendu du mal et sa virulence. Elle aura parmi ses dirigeants beaucoup de ceux qui prirent la tête de l'«Internationale» transformée. Et, lorsque la dissolution de toutes choses n'aura presque rien laissé subsister de ce qui soutient une société, ce sont les petits fils de ces hommes qui instaureront au nom de la même utopie le plus despotique des gouvernements, qui organiseront la plus brutale des armées, qui établiront la plus intolérante des religions et réaliseront enfin le plus grand obscurcissement des intelligences qui ait jamais été.
    Les conséquences de la loi de 1864 sur le droit de coalition furent agravées et complétées, peut-on dire, par celles de la loi du 25 mars 1868 sur les réunions publiques. Ces deux lois avaient mûri dans la vague des rêveries démocratiques de Napoléon III (12). La première, après de fortes et perspicaces objections formulées par des hommes possédant l'autorité et les qualités nécessaires pour les faire, fut votée sans enthousiasme, par une majorité disciplinée. La seconde, uniquement due à l'initiative personnelle du souverain, fut votée finalement par seule déférence pour la volonté impériale, avec une lassitude pleine de clairvoyantes appréhensions. Sur les dernières années de l'Empire qui bientôt, en entraînant le pays, aux suites inéluctables des aberrations de sa politique étrangère, ces deux réformes législatives déchaînèrent, l'une l'un ouragan de grèves, l'autre un véritable torrent d'éloquence inférieure où roula tout ce que la démagogie suggère de plus absurde et produit de plus incendiaire et de plus subversif. La combinaison de ces deux lois rendit un essort définitif à l'audace démagogique et embrasa à nouveau les énergies révolutionnaires dont, depuis 1852, la flamme ne couvait plus qu'en étouffant sous les cendres de plus en plus épaisses de la circonspection et du découragement.
    Après les répressions de 1848, après le coup d'Etat du 2 décembre, après 12 ans de prospérité incontestable et d'enrichissement général, après douze ans de succès extérieurs brillants, quoique participant d'une politique insensée, surtout après douze ans d'ordre et de paix intérieures sévèrement maintenus, le travail révolutionnaire s'était réduit à une fermentation sourde, prudente jusqu'à la timidité, impuissante à se développer, et d'une bénignité destinée à s'atténuer encore à mesure que disparaîtraient les hommes qui l'entretenaient. Le vote de la loi de 1864 fit sur cette cicatrisation naissante l'effet de la térébenthine répandue sur la chair vive de plaies qui tendent à se fermer et sont bientôt remises dans l'état de la plus extrême purulence. A vrai dire, lorsqu'elles furent abrogées, les dispositions du code relatives au délit de coalition étaient à peu près tombées en désuétude. Les patrons répugnaient à les invoquer et recouraient rarement à la loi ; de son côté, par voie de grâce, le gouvernement annulait ou réduisait le plus souvent les peines prononcées par les tribunaux. Cependant, le vote de la loi sur les coalitions opérait le renversement solennel au profit de la démocratie d'un principe devenu anti-démocratique ; cet acte montra plus que nul autre l'ampleur des conséquences qui peuvent découler d'un pareil changement. Ces conséquences ne se révélèrent pas à la longue mais, après une très courte hésitation seulement, elles fusèrent littéralement, et avec une telle violence qu'elles rendent particulièrement typique l'exemple qu'elles offrent. C'est pourquoi cet exemple mérite que, chemin faisant, l'on se détourne quelque peu - moins d'ailleurs qu'on ne pourrait le croire - et que l'on fasse une halte pour l'examiner.

Méthodes de la pédagogie nouvelle.

    Avant d'en arriver aux signes extérieurs de la prolétarisation, mentionnons qu'en matière de pédagogie ont été instaurées des méthodes, conformes à ce préjugé démocratique consistant à chercher le progrès dans l'inversion de ce qui, consacré par la sagesse et adapté par l'expérience, est pratiquement depuis toujours ; consistant, si l'on préfère, à chercher, sans autre référence, le mieux dans le contraire du bien ; ce qui s'est avéré le moyen le plus propre à rendre éclatante leur proverbiale inimitié.
    S'acheminant de loin vers les extravagances de la pédagogie moderne, on avait, depuis longtemps déjà, commis une grave erreur en méprisant la mémoire comme une faculté non intelligente, et en bannissant progressivement des premières études tout ce qui s'adressait à elle, soi-disant au détriment de la réflexion. Les petits moyens mnémothecniques grâce auxquels, jadis, on emmagasinait dès le jeune âge une foule de noms et de dates indispensables qu'on n'oubliait jamais, avaient cependant un avantage considérable qu'on a dédaigné bien à tort. Ils introduisaient sans grand peine dans les jeunes cervelles toute une documentation élémentaire sans laquelle le reste ne tient pas debout. Cette documentation, on l'apprend si péniblement ou si mal d'une autre façon - à sec si l'on peut dire - qu'on la retient beaucoup moins bien et qu'on finit surtout par ne plus l'apprendre. Il en résulte que les nomenclatures les plus banales comme les plus essentielles finissent par sortir du domaine commun ; on s'en aperçoit au nombre de personnes qui, inconscientes ou prises au dépourvus loin de leur dictionnaire, font éclater le scandale d'une ignorance pénible ou burlesque, selon le cas (13). Au surplus, tout ce qui s'adressait à la mémoire déchargeait la réflexion à un âge où il convient d'en limiter les efforts ; elle exerçait aussi cette précieuse faculté qui, sans doute, est dans l'extrême jeunesse en partie extérieure à l'intelligence proprement dite mais qui, lorsqu'elle est fidèle, la seconde comme le plus précieux des serviteurs et allonge littéralement la vie par le travail qu'elle épargne et le temps qu'elle fait ainsi gagner plus tard, à une époque de l'existence où il est tout bénéfice pour les œuvres élevées de l'esprit.
    Cette méconnaissance du meilleur instrument de la pensée participait d'une déviation qui, sous une forme différente, s'est traduite par une série d'autres négligences s'aggravant toutes mutuellement. En philosophie, en effet, on apprend au jeune gens un résumé, on leur donne une manière de comprimé des diverses doctrines et théories philosophiques, mais on ne leur apprend plus à raisonner logiquement ; en un temps, cependant, où ils en auraient singulièrement besoin. Depuis longtemps la rhétorique n'existe plus et les mêmes jeunes gens n'ont pas appris davantage l'art de s'exprimer, de s'exprimer clairement, sans parler d'éloquence ni seulement d'élégance ; moins encore connaissent-ils la prosodie qui est cependant un excellent assouplissement de la plume lorsqu'elle ne contribue pas à former les poètes. Aux enfants on n'apprend que très sommairement la syntaxe et l'orthographe, comme autant de connaissances subalternes qui ne font point la valeur de l'intelligence et dont l'esprit peut se passer. On ne leur a pas mieux appris aussi à tracer lisiblement les caractères de leur langue en faisant d'abord des bâtons puis en formant soigneusement leurs lettres une à une ; en sorte qu'au sens étroit comme au sens large du mot, la jeunesse ne sait plus écrire.
    Elle ne sait pas mieux parler d'ailleurs, ignorant l'acception précise des mots et la façon de les assembler correctement pour former un sens complet et intelligible. Elle s'exprime en phrases inachevées, pleines de superlatifs démesurés, farcies d'interjections inutiles. Son vocabulaire sommaire correspond, hélas, à sa pensée et suffit à en rendre l'indigence ; pourquoi donc, dès lors, se soucierait-elle de pouvoir développer des réflexions qu'elle ne fait pas ? Car la jeunesse moderne, dépourvue de méthode, ne sait plus penser, conduire un raisonnement, creuser une idée par une série de déductions logiques. Et, au demeurant, pourquoi penserait-elle puisqu'elle n'éprouve guère de curiosité que pour la diversité superficielle des choses, ou pour la démesure spectaculaire, à la façon des êtres primitifs ; puisqu'elle n'éprouve pas de goût pour la recherche des causes profondes, constantes et fondamentales des faits.
    En résumé, tout ce qui forme la base du savoir, l'assise sur la solidité de laquelle seule on peut bâtir, est négligé sinon méprisé comme si, par un dessein concerté, on avait entrepris un ensemble de destructions qui se complètent négativement. Cependant, sur ces fondations imparfaites et amenuisées à l'extrême, on n'a pas moins la prétention, non pas d'entasser, ce serait impossible, mais d'étaler l'universalité du savoir humain, en échantillons légers seulement, sous forme d'extraits qui composent un bariolage superficiel, seule superstructure que puisse porter un soubassement aussi fragile. Et cette multitude de connaissances, tout en surface, passant dans les cerveaux comme des images fugitives dans un kaléidoscope, les surcharge et les surmène sans les élever ni les mûrir. Elle ne leur laisse guère finalement dans l'esprit que des impressions inconsistantes, entrmêlées et ambigües qui donnent aux idées modernes ce caractère inachevé, flou et extravagant, absolument opposé au fini, à la profondeur et à la netteté élégante si répandus jadis, au temps des fortes humanités. Avec une pareille instruction générale, que l'on ne saurait honorer du nom de culture, il n'y a rien de surprenant à ce que ceux qui se spécialisent puissent devenir des techniciens de valeur mais aussi prennent cette mentalité où l'assurance que donne une science particulière et la présomption qui naît trop souvent d'une instruction diverse et sommaire s'allient à une indifférence voisine de l'hostilité pour tout ce qui est noble et élevé. C'est cette mentalité qui, en rendant à l'individu l'âme d'un barbare, fait de lui l'ennemi de tout ce dont il procède. C'est cette mentalité qui permet de dire qu'une société se suicide.

Aberrations pédagogiques.

    Il faut encore dire, afin de ne rien omettre de caractéristique sur ce sujet, qu'à tout cela est venu s'ajouter depuis peu un ensemble d'aberrations pédagogiques selon lesquelles le maître devient le camarade de ses élèves et prétend éveiller leur intelligence et leur faire se révéler à eux-mêmes leur personnalité par des procédés de prétendue collaboration qui sont aux disciplines classiques ce que les vers modernes sont à ceux de Corneille, ce que la peinture existentialiste est à celle de philippe de Champaigne, ce que le gouvernement actuel est à celui de Louis XIV, ou ce que la démence est à la santé de l'esprit. Ces insanités, plus ou moins en vogue dans divers pays, étant la négation complète de leur objet, ne méritent pas une analyse ; elles s'apparentent directement et correspondent à l'attitude des parents modernes vis à vis de leurs enfants. De même nature que cette attitude, elles devaient logiquement la compléter tôt ou tard et la seule mention de leur existence suffit à souligner que, dans le domaine de l'enseignement comme dans ceux de l'art ou de la politique, nous touchons à ce point de la dislocation où, dans l'universelle incohérence, les éléments épars de la raison ne semblent plus divisibles pour être opposés entre eux davantage.





    (1)    Cela n'empêche pas de subsister encore de magnifiques écoles, legs caractéristiques soit du passé, soit de son esprit, telles que le Collège de France, l'Ecole des Chartes, l'Ecole des Langues Orientales, l'Ecole d'Anthropologie, etc..., etc...Toutes d'ailleurs sont visées par le seul fait de leur supériorité et des traditions qu'elles représentent. Toutes sont destinées à être anéanties ou corrompues sous couleur de réformes qui sont pour ces institutions ce que les restaurations actuelles sont aux monuments historiques. Toutefois, lorsqu'il s'agit d'écoles dont l'enseignement touche directement à l'orientation politique du pays, leur sort, envisagé d'urgence comme s'il s'agissait de parer à un danger pressant, est déjà réglé. Tel est le cas de l'Ecole des Sciences Politiques.
    (2)    On peut objecter à cela que l'instabilité existe également dans l'état aristocratique. C'est exact, mais c'est une instabilité d'un genre différent. C'est une instabilité purement politique qui, pour dangereuse qu'elle soit en exposant la société aux coups de l'extérieur, n'en épargne pas moins sa structure sociale et ne change guère les directives de sa politique générale. C'est proprement une anarchie de souveraineté. La plupart des monarchies électives de la chrétienté nous offrent l'exemple de l'instabilité aristocratique dont le plus parfait sans doute est celui de la Pologne. Ce pays fut la sentinelle avancée, le soldat de l'Occident contre le Turc. Il ne put survivre à la désuétude de cette fonction parce que son état d'anarchie interne en a fait la proie de ses voisins quand, vieille et définitivement affaiblie, la Turquie cessa d'être pour l'Ouest une menace dont un rempart devait contenir le danger.
    L'instabilité aristocratique est une véritable anarchie dans le commandement politique. Or l'anarchie purement politique n'est point chose démocratique ; elle est au contraire, le principal vice des aristocraties, inhérent à une classe d'hommes dont les intérêts sont assez vastes, la personnalité assez accusée, la clientèle assez nombreuse, la puissance en un mot assez grande pour conférer à chacun une indépendance relative dans la mesure de laquelle tendent constamment à se rompre les liens de leur union. L'anarchie politique est la grande faiblesse des aristocraties.
    L'anarchiste même, au sens vulgaire du terme, l'anarchiste plébéien, n'est nullement démocrate en dépit des apparences. Foncièrement indépendant, il ne se soumet qu'impatiemment à une discipline momentanée et circonscrite ; il n'est dangereux que par les ferments de dissolution qu'il sème et les attentats qu'il commet. Au delà de cela, il peut créer un désordre sanglant, destructeur de gens et de choses, mais passager ; son désordre, il ne l'organise jamais, il se refuse au contraire par définition à l'organiser. Par la suite, dans le cas où la tyrannie démocratique s'établit sur le terrain qu'il lui a préparé, ou bien si, en tant qu'anarchiste, il est de bonne qualité, il devient son pire ennemi et tourne contre elle son audace ; ou bien il s'y rallie et cesse dès lors d'être anarchiste. C'est ainsi que le peuple espagnol, de tempérament fort aristocratique, se montre essentiellement réfractaire à la démocratie autoritaire comme il est incapable de connaître la démocratie libérale, et dès qu'il perd ses mentors religieux et laïques, l'anarchie latente dans son âme déborde aussitôt avec exubérance. Il s'élance alors directement de l'ordre où il était pour se rouler dans toutes les orgies d'un désordre achevé. Mieux que quiconque le Komintern est édifié à cet égard par l'irrémédiable indiscipline que l'Espagne rouge a constamment montrée durant la guerre civile.
    L'instabilité démocratique correspond aux progrès de la démocratisation qui se poursuit méthodiquement par une suite ininterrompue de révolutions sociales partielles, dans un état d'anarchie politique profonde mais, hormis des heurts périodiques, au milieu du calme superficiel. L'instabilité démocratique évoque l'idée d'une roue qui, sous l'action de l'esprit public, tournerait cran par cran, recevant de temps à autre une poussée plus violente lorsqu'une résistance trop grande se produit de la part de l'appareil entraîné par son engrenage. Comme la transformation sociale qu'opère cette instabilité démocratique se traduit par des changements constants de gouvernement et donc d'orientation dans ce qui est du domaine habituel de la politique, la démocratie est volontiers taxée d'incohérence et accusée de n'avoir pas de suite dans les idées. C'est là encore une erreur. La démocratie est parfaitement cohérente et simplement suit une idée fixe, à la réalisation de laquelle elle subordonne tout : détruire.
    En résumé, l'instabilité aristocratique est une inconduite, qui devient très grave lorsqu'elle passe la première jeunesse, qui met le corps social en constant péril sans toutefois intéresser directement sa santé ; tandis que l'instabilité démocratique est le détraquement général de l'organisme aboutissant à la dissolution générale de la société.
    (3)    V. notamment J.-B. Say, Cours Complet d'Economie Politique, p.464 et suiv.
    (4)    «La liberté» qui favorise l'éclosion de la démocratie embryonnaire, ne peut que nuire à la démocratie adulte devenue la démocratie autoritaire ; aussi la démocratie ne réclame-t-elle «la liberté» que dans le but d'acquérir une supériorité lui permettant de la refuser à ses adversaires quand elle-même n'en a plus besoin. Gambetta marqua très bien cette évolution quand, lors de la campagne électoral de 1869, il proclama avec sa carrure ordinaire que la liberté n'était pas un but mais seulement un moyen.
    (5)    En 1849, lors des travaux de la commission dont il faisait partie, qui élabora la loi de 1850 sur la liberté d'enseignement dite loi Falloux.
    (6)    Toutefois qu'y a-t-il d'impossible dans cet ordre d'idée ? Il faut se souvenir que l'Ecole Navale a été sur le Borda jusqu'en 1913 ; installée ensuite à terre, ce fut à Brest il est vrai, mais il a été, en un temps, fortement question de la transporter à Paris.
    (7)    Et dans le monde antique, l'adoption aussi. Toutefois la règle était il est vrai, que les patriciens romains adoptaient des enfants de leur classe, des parents le plus souvent ; et cela se conçoit puisque l'adoption tire son origine de la nécessité pour un homme sans fils de s'assurer un continuateur du culte domestique.
    Ce qui, dans la Chrétienté, se rapprochait le plus de l'adoption antique, était le fait d'«être nourri page», d'avoir fait partie du «domestique» de tel seigneur. A une coutume dont le mobile initial était différent, il manquait évidemment le caractère religieux et les effets civils de l'adoption. Elle n'intéressait que la discipline et la formation morale. Néanmoins, philosophiquement, on doit considérer que cette coutume des sociétés chrétiennes est bien l'image de l'institution antique, quoique pâlie, comme plus d'une autre.
    (8)    Dans son article 1er, elle stipulait : «que l'anéantissement de toute espèce de corporation de citoyens de même état et profession était l'une des bases fondamentales de la Constitution Française.» Dans son art. 4, elle déclarait «inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des Droits de l'homme et de nul effet toutes délibérations ou concert entre citoyens de même art ou métier en vue de refuser ou de n'accorder qu'à un prix déterminé le secours de leur art ou de leur métier.»
    (9)    Il s'agissait pour les ouvriers d'élire parmi eux des délégués qui, dans un but de perfectionnement professinnel, allâssent à Londres visiter l'exposition universelle qui s'y tenait alors.
    Le fait de se grouper pour voter constituait un délit de coalition.
    (10)    On remarqua cependant que Berryer, comme Thiers, fut de ceux qui s'abstinrent au scrutin du 29 avril 1864.
    (11)    La loi s'appliquait indistinctement aux patrons et aux ouvriers. Pratiquement elle atteignait surtout ces derniers qui ne pouvaient se réunir et discuter sans attirer l'attention tandis que, dans la grande industrie tout au moins, les patrons, peu nombreux, ayant toutes les occasions les plus naturelles de se rencontrer et de se concerter, pouvaient s'entendre sans tomber sous le coup de la loi qui poursuivait non l'entente suivie d'effet mais le fait seul de l'entente, de l'association, de ce qu'elle nommait la coalition.
    (12)    Par principe, la littérature socialiste évite toujours de faire à la sottise ou à la maladresse de l'adversaire la part très importante qui lui revient généralement ; elle s'efforce, au contraire, de lui prêter un machiavélisme dont il n'est que trop dépourvu et qui lui assurerait le triomphe s'il en était capable ; elle se garde constamment de diminuer le mérite des siens en avouant combien belle la partie leur fut si souvent baillée. Concernant notamment la naissance de l'Association Internationale des Travailleurs, elle travestit systématiquement les intentions également généreuses et impolitiques du romantisme impérial. Au tome V de son Histoire du Second Empire, M. de la Gorce a exposé les péripéties de la fondation de l'Internationale ouvrière avec toute l'autorité que sa science et sa probité intellectuelle attachent à ses travaux, et aussi avec cette clarté d'expression dont la sobre et continuelle élégance donne tant d'aisance à son œuvre et d'agrément à son style. Ne pouvant mieux dire ni le citer tout au long, je n'ai guère fait ici, quant au récit, que résumer les pages du grand historien.
    (13)    C'est par un désordre d'idées très voisin que l'on a pris la manie (il n'y a pas d'autre mot) depuis quelques années de ne plus inscrire les heures sur les cadrans des horloges et des montres, mais de les marquer seulement d'un trait ou d'un point. L'inscription des heures est devenue inutile, paraît-il, tout le monde en connaissant les emplacements. Sans doute, par habitude, pour les avoir toujours vus, mais quand on ne les verra plus, si pour les uns l'habitude ne doit pas se perdre, pour les autres elle ne s'acquerra pas. A quoi rime cette fantaisie, du reste ? Nul ne saurait le dire. Rien ne représente mieux les pauvres absurdités par lesquelles le siècle croit se distinguer et se distingue en effet.