Je me suis étendu sur le phénomène de la collaboration d'une façon qui peut paraître disproportionnée avec la place tenue dans cet ouvrage par d'autres phénomènes sociaux, très importants aussi et traités sommairement ou simplement indiqués ; la raison en est que, par son ampleur, nul autre fait ne découvre mieux l'étendue et la profondeur de l'altération qu'a subi l'instinct de la conservation sociale durant ces dernières années ; c'est encore parce que la collaboration a conditionné la résistance et, d'une façon générale, fourni le prétexte de tout ce qui a été fait depuis la libération dans l'ordre politique et social conformément à cette tendance de la société au suicide qui, s'exprimant dans des manifestations différentes et par des agissements opposés, demeure cependant constante dans l'esprit de la Chrétienté actuelle.
Caractères comparés de la «résistance» en 1914 et en 1940.
Loin dans la collaboration s'est emboîtée la résistance, et l'existence même de l'une a conféré à l'autre un caractère touffu, confus, plein d'équivoques et d'obscurités, disharmonieux dans son ensemble comme l'âme moderne elle-même. Bornons-nous ici à examiner brièvement la contexture nerveuse des faits au seul point de vue qui intéresse cette étude et voyons quelle est, dans cet évènement, la part du sentiment conservateur de la société.
La résistance, sous la forme où elle a pris une brusque extension, est un fait principalement communiste dont l'organisation générale date de l'attaque de la Russie par les Allemands. C'est le communisme qui, dans un monde déjà si enclin à la trivialité, a fait dominer cette note stridente de canaillerie révolutionnaire et terroriste qui reste attachée au souvenir de la résistance, laquelle, frappée de l'hypothèque communiste, ne l'a jamais purgée. Et là encore, il convient de saluer la logique et la fermeté de la politique de la III
è Internationale. Toutefois, jalouse de ne pas se laisser distancer par sa rivale, la II
è Internationale suivit de près ; puis au mouvement qui s'organisait se sont agrégés d'autres partis, d'autres organisations résistantes aussi, qui fonctionnaient éparses et sans grands moyens ; et enfin, individuellement, outre les purs et simples patriotes, une quantité de gens croissante à mesure que décroissaient visiblement les chances des Allemands, si bien qu'après la libération, par un prodige d'arithmétique participant du miracle, on ne pouvait rencontrer personne qui n'ait héroïquement résisté dès la première heure.
C'est le propre des démocraties qu'on n'y peut rien faire qui ne prenne aussitôt une tournure politique et sociale faute de laquelle il semble que les actions soient sans mobile ; tournure dont les conséquences priment puis dénaturent l'objet fondamental et concret de toutes les entreprises. C'est le propre aussi de la démocratie d'entreprendre la destruction en annonçant une amélioration afin de pouvoir sévir au nom du bien public contre ses adversaires. Sous le régime démocratique, la politique s'empare de tout. Cela a été le cas de la résistance qui, en soi, n'a rien d'un phénomène nouveau.
Sans remonter plus haut, de 1914 à 1918, dans le Nord et en Belgique, il y eu une résistance aussi. Seulement cette résistance ne portait pas de nom parce qu'elle n'avait à se distinguer de rien. Elle était unanime et ne s'est pas opposée tardivement, comme l'autre, à une collaboration qui, à cette époque n'a point existée. Enfin, elle n'a pas fonctionné sous le principal stimulant d'une initiative étrangère répondant aux besoins impérialistes d'une oligarchie conquérante dont les desseins étaient incompatibles avec l'idée de patrie chez ceux qui lui obéissaient. Alors la situation était nette : parmi les populations également ennemies de l'envahisseur, certains, plus audacieux, plus intelligents ou particulièrement bien placés se sont employés plus activement, plus efficacement que les autres contre les Allemands ; mais, ce faisant, ils ont généralement trompé l'ennemi en se cachant de lui, non pas en feignant la trahison. Pour être moins éclatante que le fait d'armes du soldat, l'action de ces gens ne laissait pas d'être fort utile, toujours périlleuse, parfois héroïque. Surtout, elle demeurait en son genre loyale et droite. Elle pouvait susciter la colère de l'occupant, elle appelait ses rigueurs mais elle emportait son estime. Au surplus, la guerre finie, ceux qui s'étaient ainsi dévoués ne sollicitèrent rien. Reprenant leurs occupations dans la vie privée, ils se contentèrent de la considération de leurs concitoyens et de la satisfaction intime d'avoir particulièrement contribué par leurs services à la victoire finale.
D'autre part, à côté et au-dessus de ces concours bénévoles d'une population violentée, il en était un autre, à la fois officiel et officieux, aussi ancien que les armées et les conquêtes : l'espionnage. L'espionnage est un de ces rouages indispensables de l'Etat, dont l'importance est considérable dans les nations policées, mais dont le rang n'est pas marqué dans la société. La nature de son rôle le rend secret et il y a dans les conditions mêmes de l'œuvre qu'il accomplit quelque chose de furtif qui l'a toujours fait dissimuler, par une sorte de pudeur que mettent les gouvernements à cacher des procédés inglorieux dont tous sont obligés d'user mais qu'aucun n'avoue. L'espionnage rend des services faute desquels la plupart des grands triomphes eussent été impossibles; il est honorable de les employer, il n'est pas honorable de les rendre, et on les paye en argent, on ne les récompense pas en honneurs. A cet égard, le préjugé ancien était formel (1) et la fonction d'espion, pour autant qu'elle était connue du public (et elle l'était fort peu), demeurait frappée d'une déconsidération sans mélange. Il y avait pour cela de fortes raisons.
A la vérité, la direction d'un service de renseignements est une haute et très délicate fonction qui, outre des aptitudes techniques et des qualités particulières de perspicacité, requiert un sentiment très élevé du devoir et une âme fidèle en même temps qu'assez forte pour éviter à celui qui les tisse de trébucher dans ses propres trames. Mais, au-dessous de ces fonctions suprêmes, les agents d'exécution, en contact permanent avec la trahison, sont déjà sans cesse astreints à l'emploi de moyens moralement peu ragoûtants. Enfin, au-dessous de ces agents d'exécution qu'il faut surveiller très étroitement et dont quelques-uns finissent toujours par perdre pied, s'agite la population ignoble des traîtres, de tous les gens tarés qui font la périlleuse contrebande des renseignements et qui, par définition, sont ou deviennent des agents doubles ; sorte de tourbe internationale dont les représentants appartiennent à tous les milieux et se trouvent en tous temps dans les cours et dans les salons comme dans les bouges et les tripots. Seulement il s'est produit ceci : aux diverses gradations de la défaveur qui s'attache normalement aux états sociaux inférieurs, équivoques ou inavouables lorsqu'il existe une hiérarchie personnelle et morale dans la société, l'esprit encanaillé des deux dernières générations est devenu insensible.
Il y a une centaine d'années déjà, avec le succès des «Mystères de Paris» d'Eugène Sue, s'était révélé un certain penchant pour les intrigues crapuleuses, qui est allé grandissant jusqu'à l'époque où le monde, la jeunesse surtout, devint presque unanimement avide de romans d'aventures policières. Or, à partir de 1918, répondant aux goûts de leur temps et forts du changement des préjugés à leur égard, de nombreux agents de renseignements, alliés ou ennemis, exaltèrent les mérites de leur rôle en en publiant des récits, souvent d'un incontestable intérêt ; certains, d'ailleurs, émanant d'officiers dont la conduite ne présentait rien qui fût antipathique ; quelques-uns même, empreints d'une réelle noblesse de sentiments (2). Et, là-dessus, les publications spécialisées dans l'émotion sensationelle ont renchéri. Toute cette littérature avait un inconvénient commun : celui d'être trop instructive pour la moyenne de ses lecteurs et d'exciter en eux cette admiration, moitié puérile, moitié romanesque, que le commun des esprits prodigue à l'idée que se font généralement les gens des pouvoirs mystérieux et des influences occultes dont ils ne conçoivent pas plus les brèves limites et les difficultés qu'ils n'en ressentent les laideurs. Il s'ensuivit, à l'occasion de la résistance, une pullulation d'agents improvisés, d'une conscience flottante et d'un désintéressement suspect. La collaboration existant, ils firent semblant de collaborer ou collaborèrent réellement, sans qu'on puisse démêler dans la complication de leurs intrigues où finissait la feinte et où commençait la trahison. S'égarant dans les multiples dédales de leur propre duplicité, ils se trouvèrent ainsi en plein travail double sans que, par la suite, leurs juges, leurs camarades, ni peut-être eux-mêmes, soient parvenus à s'y reconnaître, parmi les enchevêtrements d'une conduite faite de tant de mensonges entrecroisés que les procès qui les évoquent laissent une impression pénible de malaise et de doute voisine du dégoût.
Attrait vers les besognes policières.
L'attrait vers les besognes inférieures de la police et de l'espionnage, au seul contact desquelles se perdent les notions les plus élémentaires de l'honneur, a marqué d'un signe malsain beaucoup de concours de la résistance. Mais cet attrait vaut surtout d'être noté parce qu'il caractérise bien la tendance générale de l'homme moderne à s'avilir. Le goût de se mêler aux basses œuvres policières remplaçant l'ignorance de leur fait ou la répulsion qu'elles inspiraient, l'intérêt éveillé par ceux qui les exécutent s'opposant au discrédit dont ils étaient naguère l'objet, expliquent le grand nombre des délateurs qui surgissent spontanément dans les nouvelles générations européennes au premier appel d'un régime usant de ces procédés de gouvernement qui établissent la surveillance réciproque parmi la population.
Pendant l'occupation allemande, étant donné les circonstances d'une part et la mentalité moderne d'autre part, il importait de posséder une résistance morale très au-dessus du commun pour contrecarrer l'ennemi en sous-œuvre et miner sa puisance. Ce fut une des fautes des gouvernements émigrés, et non des moindres, que d'avoir fait appel au nombre plutôt qu'à la qualité. Ce fut une erreur spécifiquement démocratique que de convier à des travaux qui ne pouvaient pas être les siens une foule sans principes, à l'âme usée, qui n'a plus rien de cette humeur farouche qui sauve de tant de compromis ; une foule qui a tout perdu de sa fierté, de cette allure déliée, hardie, à la fois dure, alerte et spontanée des anciens âges. Cette foule pouvait encore résister passivement, en affleurant le risque sans le courir. A cette action négative, on devait la pousser, mais il ne fallait pas lui demander plus ; tandis qu'il convenait de réserver le reste à une élite composée d'hommes de force à affronter la torture et capables aussi, non seulement de résister à l'épreuve des offres allamandes, mais encore de manier sans défaillance les sommes considérables mises à leur disposition. Certains de ces hommes pouvaient n'avoir que la première qualité ; d'autres devaient posséder les deux.
Gouverner c'est distinguer les hommes, les mettre à leur place et les y tenir, c'est organiser, c'est-à-dire hiérarchiser ; mais, pour ce faire, il faut connaître son monde et savoir ce que l'on en peut attendre car il n'y a pas d'erreur qui engage plus à faux et mène aussi loin que de prétendre obtenir des peuples ce qu'ils ne peuvent plus donner. Or il est démocratiquement acquis que tout électeur en vaut un autre et, par voie de conséquence stricte, que tout le monde est bon à tout. Dans ces conditions, il est vain de chercher un moyen d'amélioration quelconque ; seul le pire devient possible. Arrivé là en effet, on se trouve en l'une de ces circonstances où la théorie est irrémédiablement inconciliable avec ce qu'il y a d'immuable dans la nature des hommes et des choses ; circonstances infiniment nombreuses qui se reproduisent sans cesse et enserclent l'ensemble des principes démocratiques pour les emprisonner sans issue dans leur absirdité. C'est pourquoi l'on peut observer que le système démocratique de l'élection, en suscitant automatiquement des hommes qui ignorent ou veulent ignorer certaines évidences, exclut de même ceux qui, les avouant, prétendraient en tenir compte dans leurs actes. A mesure qu'il révèle mieux son vice, ce système écarte de la sorte, par découragement préventif plus encore que par dégoût effectif, ceux qui à tous les degrés ont le plus d'aptitudes pour le service de l'Etat, ceux qui allient au goût des affaires publiques un esprit porté aux nobles et sages desseins et sont dès l'abord conscients de leur impuissance. Il advient ainsi que c'est précisément alors que l'Etat a le plus besoin d'hommes qu'il en trouve le moins.
Equivoque quant au patriotisme à propos de la résistance.
Toujours est-il que la résistance s'est faite officiellement sous le signe du patriotisme conservateur et du libéralisme dont les noms désuets donnaient bon air à l'entreprise et devaient réduire au silence les inquiétudes des patriotes les plus clairvoyants. Cependant, le fait est que sous les conséquences de cette entreprise la société agonise ; c'est donc que, conçue comme elle l'a été, elle n'était point conservatrice de la société. En effet, il faut se garder de confondre dans une même présomption de patriotisme tous ceux qui ont résisté aux Allemands ; ce serait considérer comme également soutiens de la religion et animés de la même foi trois individus entrés dans une église, l'un pour prier, l'autre pour s'y faire voir afin de participer aux largesses d'un curé prodigue, et l'autre enfin pour fracturer le tronc.
Mettons tout de suite à part les communistes, venus pour fracturer le tronc et psalmodiant plus fort que les autres. Leur conduite, d'une logique impeccable et d'une habileté réelle, a porté les fruits que l'on recueille toujours d'un travail hardi, bien conçu, exécuté avec discipline et persévérance ; surtout lorsque la chance, sous la forme des fautes de l'adversaire, vous aide aussi grandement. Il suffit de remarquer à ce propos que présenter leur action internationaliste au profit de l'hégémonie russe sous les couleurs du dévouement à la patrie constituait de la part des hommes de Moscou une audace dont les chances de succès requéraient un déraisonnement de l'esprit public confinant à l'imbécillité. Cependant, forts de leur expérience faite avec le Front Populaire et les congrès antifascistes, ils avaient mesuré l'affaiblissement ou l'égarement des intelligences ; ils sentaient qu'ils pouvaient tout oser. Leur extraordinaire duperie a si bien réussi qu'elle les aura servis pendant tout le temps nécessaire à leur installation dans les postes qu'ils convoitaient et que, dans l'engourdissement général, elle a longtemps survécu à son objet.
Laissons de côté également ceux qui ont effectivement combattu dans les rangs des armées, et, d'une façon générale, tous ceux qui, à un titre quelconque, ont fait œuvre de patriotisme désintéressé à la manière de celui de 1914 dont il a été parlé plus haut (3). Ils sont dans la normal mais, ayant été ou s'étant effacés, se trouvent de ce fait en dehors de l'objet de cette étude.
La catégorie de résistants psychologiquement intéressante à observer, si l'on se place au point de vue du patriotisme conservateur, est celle qui a donné ses caractéristiques à la «libération» et à l'état de choses régnant depuis lors en France - comme, au reste, dans les autres pays délivrés du joug allamand. Cette catégorie forme une majorité parmi les «libérateurs» et une imposante minorité dans la nation. D'une part, elle se compose d'un grand nombre de collaborateurs qui, à partir des premiers succès alliés, passèrent du côté de la résistance avec un empressement proportionné à l'acuité de leur flair, et dont certains, plus rapides dans leurs réflexes que sûrs dans leur coup d'oeil, firent quelques pas et se ravisèrent, puis allèrent à mi-chemin et revinrent se faire absoudre, sans cependant se confesser, pour détaler finalement quand le doute n'était plus permis. Médiocres à tous égards, sinons pires, ces hommes pour qui l'oubli eût été une faveur, furent souvent les mieux traités et les plus prodigalement nantis. C'était là une très grande inustice ; or, à l'égard de l'intérêt social, l'injustice est avant tout un désordre. Ce désordre est de tous les temps ; toutefois, à l'état sain des sociétés, il est rare, concerne peu d'individus, et fait scandale ; lorsqu'il se généralise au contraire jusqu'à devenir la règle, quand il s'étend comme une lèpre, sous toutes ses formes et à tous les domaines, il devient mortel s'il n'est pas aussitôt corrigé.
Il entre, d'autre part, dans cette catégorie, une foule considérable de gens des deux sexes et de toutes les classes sociales qui ont «résisté» quand il y a eu une «résistance» parce que le vent était à cela, et surtout parce que se faire employer dans la résistance, se faire cataloguer résistant, bourdonner à Londres, à Alger ou ailleurs, généralement sans risque et toujours avec profit, c'était prendre rang parmi les ayant droit à la reconnaissance nationale que l'Etat (les communistes une fois servis) payerait d'une situation inutilement créée ou prise sur la dépouille des collaborateurs (4).
En démocratie, par le jeu du suffrage universel, le postulant aux prodigalités de l'Etat en est aussi, en quelque manière, le dispensateur ; il l'est indirectement, par le truchement de ses élus. D'où, afin d'obtenir ce qu'il convoite, l'obligation de solliciter ses mandataires-intendants. Ceux-ci n'ont qu'un seul but auquel toute leur vie publique est dévouée : conserver une place exceptionnellement bonne car, par une fortune inconnue aux responsabilités de la vie privée, on y peu impunément commettre les pires fautes aux frais ignorés de la collectivité ; place providentielle aussi car, ne réclamant aucun talent, même plus l'éloquence, ne requérant aucune technique, hors d'un certain savoir-faire électoral (5), elle offre un débouché unique et inespéré aux ambitions sans dégoût, obstinément desservies par une incompétence générale. Pour obtenir et conserver cette place précieuse par tous les menus privilèges occultes mais relativement considérables qui s'y attachent, il a primitivement suffi de flatter l'électeur et de lui prodiguer des promesses plus politiques que sociales dont on pouvait à l'occasion monnayer par ailleurs l'ajournement ; cependant les temps ont marché et maintenant, après s'être entendu longuement entretenir de l'amour qu'on lui porte, l'électeur somme ses élus de le lui prouver et, tout en écoutant des hommages sur lesquels force est de renchérir sans cesse, ce sont aujourd'hui des réalisations purement sociales qu'il exige ; ce sont des appétits concrets et impérieux qui doivent être satisfaits sur l'heure. Or l'électeur ne compte que par le nombre. Devant le mérite individuel, original et isolé, l'élu est indifférent et demeure inerte, à moins qu'il n'ait motif d'en prendre ombrage ; tandis que l'action collective au contraire, dans laquelle la menace électorale couvre la requête, éveille en lui tous ses réflexes de démagogue et met en jeu de tels intérêts personnels que lorsque cette action comporte un mérite, il l'exagère en l'exaltant sans mesure, et quand elle n'en comporte pas, il la dénature et lui en invente un. Par ce moyen, également insensible au ridicule et au mauvais goût, la démocratie, en rendant grossiers, vains et bavards des peuples jadis fins, fiers et mesurés, les pousse à louer inlassablement les vertus qu'ils achèvent de perdre et à proclamer la supériorité des institutions qu'ils ont corrompues.
L'électeur derrière le «résistant».
C'est ainsi qu'au-delà du «poilu» de 1914, et du «résistant», comme du prisonnier de 1940, la surabondance de flagornerie ou de commisération constituant une sorte de course aux suffrages, s'est adressée à l'électeur du lendemain ; mais, tandis qu'on a prodigué plus d'encens que davantages matériels à l'ancien combattant de 1914, moins difficile à contenter, on a laissé le «résistant», bien autrement avide, se saisir des privilèges les plus exorbitants qui pullulent aussitôt dans l'anarchie et la déroute des lois. Pour pénétrer la psychologie d'une ruée à laquelle ont également pris part des gens normalement destinés à rester toujours inférieurs et d'autres, en grand nombre, qui, trente ansauparavant se seraient indignés de tels abus et auraient eu honte d'y participer, il faut sans cesse revenir à cette notion que, ruinée par le gaspillage démocratique, la France est devenue une nation de besogneurs où les individus sont poussés, puis progressivement contraints à demander à la communauté épuisée des ressources dont les circonstances nées d'une politique désastreuse les ont privés. De cette politique, sans doute sont-ils les premiers responsables ; cependant, qu'elle qu'en soit la cause, son effet est de grossir sans arrêt la clientèle de l'Etat ; en d'autres termes d'amener avant la lettre une véritable socialisation des individus, au devant de laquelle ils se précipitent d'ailleurs par la force des choses, et qui se développe d'autant plus vite qu'un tel mouvement, quand il est sans frein, ne cesse de s'accélérer par le seul fait de son existence.
L'homme est ainsi fait qu'il lui faut toujours vêtir la nudité de ses humbles intérêts d'un mobile qui les rende décents, si pauvre que soit ce mobile à l'égard de la raison. Donc, une fois assimilé, par une extension abusivement flateuse, au combattant de 1914, le résistant devint l'objet des mêmes attentions que son aîné, mais adaptées aux circonstances, c'est-à-dire à des appétits de nécessiteux. Il fut acquis que tout individu ayant résisté avait fait preuve d'une vertu : le patriotisme, apparemment devenu extraordinaire puisqu'elle conférait le droit tacite mais indiscuté d'être «casé» aux frais de la nation et aux dépend de l'intérêt public. Au surplus, le fait, souvent passif, d'avoir été déporté, c'est-à-dire d'avoir souffert, fut invoqué comme un titre suffisant pour accéder jusqu'aux plus hautes fonctions de l'Etat. Or, est-il besoin d'énoncer de telles évidences ? dans l'hypothèse la plus méritoire, s'être montré patriote sans défaillance au jour du danger inspire l'estime qui s'attache toujours au courage et à la droiture intransigeante ; accompli avec un héroïsme particulier, le devoir patriotique rend digne de cette considération, de cette reconnaissance, de cette admiration qui honorent le sacrifice heureux ou malheureux, il appelle des distinctions proportionnées aux services rendus et assez judicieusement dispensées pour conserver leur prix et valoir ainsi le respect à celui qui les reçoit ; distinctions qui, dans les sociétés saines et bien organisées, comportent en certains cas une dotation en terre qui les complète et dont le fait est de bonne politique sous plus d'un rapport. Mais, ce même acte de patriotisme héroïque, qui éventuellement peut révéler des dons exceptionnels d'un homme en le faisant sortir de l'ombre, ne confère, à lui seul, ni talent politique ni technique administrative à celui qui l'a accompli. Il ne saurait le désigner pour une charge de l'Etat, où le patriotisme est indispensable sans doute mais ne peut suppléer aux autres qualités nécessaires. A fortiori, la mutilation, la captivité, les souffrances de la déportation qui peuvent avoir altéré les facultés de l'esprit avec la santé du corps, qui peuvent avoir amoindri le physique au point d'avoir en quelque sorte faussé l'âme, peuvent aussi laisser celle-ci intacte et même l'élever chez des natures d'élite, mais en aucun cas des adversités ne peuvent communiquer à la victime d'une digne ou glorieuse infortune selon les cas, une compétence particulière pour le maniement des affaires publiques, surtout en des temps où un désordre inouï les rend singulièrement lourdes et complexes. Qui donc, en effet, confierait la vie de sa mère ou de son enfant malade à un médecin reçu docteur en compensation de ses malheurs ou en récompense de son courage ? C'est cependant ce qu'ont fait dans tous les pays libérés de l'occupation allemande les gouvernements venus de l'exil, imitant en cela mais à profusion, l'exemple du gouvernement de Vichy, lorsqu'il désigna pour visiter les camps de prisonniers en Allemagne, c'est-à-dire essentiellement pour voir, un aveugle mutilé de la guerre de 1914 et notable fabricant de biscuits, élevé, pour ce faire, à la dignité d'ambassadeur.
L'épuration. Exemple des acteurs.
Cette génération spontanée de pseudo-aptitudes a comporté sa réplique dans la quantité d'inaptitudes soudaines de gens dont la valeur professionnelle était consacrée et qui, déclarés indignes pour le délit mal défini de collaboration, ont été évincés de situations convoitées par des «patriotes» que leur seul talent n'y aurait pas fait admettre. Ce fut là un autre désordre, complémentaire du premier. Il est trop révélateur de la confusion qui règne dans le jugement des hommes comme dans la société pour ne pas valoir qu'on s'y arrête.
Considérons le cas des acteurs, typique de la façon qu'a la démocratie de tout fausser. Ce que l'on demande à un artiste, c'est de vous émouvoir ou de vous faire rire, de vous distraire et de vous charmer, rien de plus. Dans toutes les sociétés policées, les gens de théâtre peuvent être comblés des faveurs du public, des largesses des grands et de celles du prince, mais, pour leurs mœurs ouvertement dissolues, il existe contre eux un préjugé, commun à toutes les classes sociales, qui les tient toujours à l'écart. Si en dehors ou à l'occasion de son métier, l'acteur commet une faute qui déplaît en blessant le sentiment général, il relève du mépris que le public a tout loisir de lui témoigner en le sifflant ou en le boudant, ce qui est bien la peine la plus sensible que puissent encourir ceux qui ne vivent et ne palpitent que par le succès quotidien remporté dans leur art. Si l'acteur appartient à un théâtre de l'Etat, dans le cas où son injure a été scandaleuse, il est naturel qu'il en soit chassé. Telles sont les rigueurs qui conviennent au rang social qu'il doit occuper. Or, dans son mépris systématique des anciennes règles, la société moderne a tout bouleversé, y compris le préjugé à l'égard des acteurs qu'elle n'a point aboli mais retourné, en faisant à ceux-ci, dans le pêle-mêle du monde actuel, une place en complète disproportion avec celle qu'ils devraient y tenir. Il y a à cela d'ailleurs une raison majeure : c'est que dans le laisser-aller et la corruption générale des mœurs, les leurs, qui n'ont pas changé, non seulement ne choquent plus mais ne se remarquent même pas. Toujours est-il que l'acteur et l'actrice sont devenus citoyens et souverains comme tout le monde ; d'où une responsabilité politique et morale qui, en transformant l'importance de leur personne, en attribue aussi à leurs opinions ce qui, à parler net, est à la fois strictement logique et parfaitement ridicule. Lors donc qu'il a «collaboré», c'est-à-dire joué pour les Allemands, reçu leurs compliments et accepté leurs invitations, lorsqu'il a plus ou moins proclamé de ces jugements qui rangent toujours les artistes du côté de ceux qui les fêtent et les payent, l'acteur a été tenu pour politiquement responsable de son attitude. Il a été livré dès lors à la jalousie de confrères moins bien doués auxquels un «patriotisme» qui tient lieu de tout, a conféré, avec la fortune inespérée d'écarter la concurrence et l'ombrage de talents qu'ils ne peuvent égaler, le pouvoir exorbitant d'appauvrir le pays en le privant des-dits talents.
On ne saurait manquer d'observer l'étroite parenté de ces pratiques avec celles du national-socialisme et du bolchevisme, toutes animées du même souffle démocratique.
Considérations générales sur la justice et la trahison.
Dans une société ordonnée, hors les cas de trahison caractérisée, l'Etat ne doit point se mêler d'une justice qu'il rend doublement mauvaise, par la passion qu'il met à frapper et par le scandale de ceux qu'il épargne ou qu'il oublie. Cette justice appartient au public par le mépris, la déconsidération ou l'espèce d'excommunication de ceux qui ont fauté. Il existe ainsi, à l'état sain des nations, une grande quantité d'infractions à la morale, à l'honneur, aux préjugés communs, qui relèvent seulement, mais très étroitement, de la conscience publique, exigeante en ces temps, et qui tombent sous le coup d'un jugement de disqualification dont la rigueur, pour être d'ordre privée, n'en est pas moins grande et suffit au maintien des mœurs. La tâche de la justice en est allégée d'autant.
Dans une société ordonnée, on distingue entre la trahison, qui est un crime, et la défaillance du caractère, le manque de fidélité qui n'empruntent leur importance qu'à celle des hommes qui doivent donner l'exemple. Aussi y a-t-il, pour certains faits, dans une telle société, une justice différente selon les classes sociales ; car le châtiment doit être proportionné à la faute et, la gravité de la faute se mesurant à ses conséquences actuelles ou possibles, la même faute qui importe peu, commise par un petit, devient par contre un crime lorsqu'elle est faite par un grand. De la part de celui-ci alors, elle constitue un forfait autant qu'un scandale ; elle est une véritable trahison : celle d'un devoir compensant les droits dont il jouit, celle de la charge que lui impose sa naissance ou son rang, celle des services que l'Etat était en droit d'attendre de lui, celle des espérances qu'il avait fondées sur lui ; cette trahison appelle les rigueurs d'un châtiment impitoyable. Mais la solennité de ce jugement appliquée à des petits est une forme de désordre.
Le mieux que puisse faire un gouvernement assez fort pour ressaisir l'ordre, qui doit simplement feindre de lui échapper d'ailleurs, est de laisser un instant flotter les rênes et, à la chaude, d'accorder quelques jours à une vengeance qu'il ne doit jamais cesser de tenir en main, et à la faveur de laquelle il peut faire dépêcher quelques hommes dont le procès tapageur énerverait inutilement l'opinion. Puis il lui faut tout arrêter net. Désormais, il lui suffira de savoir beaucoup en laissant entendre qu'il sait tout ; et avec de bonnes lois, chacun, presque de soi-même, reprend sa place et se remet à son œuvre. Car il est un sentiment, salutaire de temps à autre comme avertissement ou comme rappel, mais qui, pour le découragement général qu'il produit chez les peuples et les extrémités auquelles il les conduit finalement à s'abandonner, ne doit jamais être prolongé : ce sentiment, c'est l'insécurité, l'insécurité des personnes et, plus encore, celle des biens.
Au surplus d'ailleurs, il faut tenir compte du fait que, lorsque les trahisons et les infidélités se multiplient, c'est le signe infaillible de l'incapacité notoire ou de la faiblesse (les deux vices de gouvernement les plus coupables), de l'homme ou de l'institution qui en est l'objet. Il ne faut pas oublier non plus que, le plus souvent, la foule de ceux qui faiblissent, plie sous le poids de circonstances qui excèdent les forces de la médiocrité courante ; qu'elle succombe à des tentations qui dépassent un pouvoir de résistance que ne soutient plus la sanction des lois ; que, livrée à elle-même, elle se trouve appelée ou contrainte à prendre un parti dans des conjonctures dont l'ampleur et les incidences sont très au-dessus de son jugement. Dans la société la plus vigoureuse, l'instinct de conservation sociale ne suffit pas à parer aux conséquences fatales de telles épreuves qui ne sont pas à la mesure ordinaire du commun des âmes, restées soudain désemparées, privées de direction par la faute de l'autorité qui doit les protéger et les conduire ; fautes dont pratiquement les individus ne sont pas responsables. C'est pourquoi, lors d'une répression quelconque, hormis les exemples faits dans la chaleur de l'action et, bien entendu, la punition rigoureuse des crimes ou délits de droit commun, seuls doivent être frappés ceux qui par leur rang encourent une véritable responsabilité personnelle, c'est-à-dire les chefs. Quant au troupeau que compose dans toutes les classes sociales la majorité de leurs éléments, passant de l'agitation au calme et de l'audace à la circonspection sinon à la crainte par la vertu salutaire de l'autorité et à son seul spectacle, il revient trottiner dans l'ordre habituel avec un empressement proportionné à l'opportunité qu'il y a de faire oublier ses débordements. C'est ainsi qu'est maintenue une société où les moins bons éléments sont obligés d'évoluer dans le cadre formé par l'armature solide que constituent les meilleurs.
Cette attitude vive, souple, alerte, appartient à la force des âges. On conçoit donc que tout l'interdise au régime démocratique, toujours et forcément impolitique au regard de l'intérêt général, puisqu'il en est en effet la négation. Tout, au contraire, l'oblige à une conduite pesante et compliquée, puisqu'au nom de l'égalité chaque individu doit être théoriquement pris en égale considération et se voir attribuer une égale responsabilité.
L'évolution des choses combinée avec la nature intrinsèque de la démocratie ne lui laisse pas le choix. La monarchie avait opéré au XVII
è et au XVIII
è siècles une centralisation administrative et une concentration de pouvoirs que tempéraient mille traditions. En héritant l'instrument politique qu'avait achevé de lui forger l'Ancien Régime sur son déclin, le gouvernement populaire en a retranché les traditions modératrices ; autrement dit, la démocratie a reçu un moteur dont elle a supprimé le frein. Elle ne pouvait donc qu'aller toujours plus vite et plus loin. C'est ce qui s'est produit. A l'égard de la centralisation, elle était naturellement conduite à la compléter et, dans le fait, elle l'a raidi à l'extrême. Tout en instaurant l'individualisme révolutionnaire qui correspond à sa phase libérale, elle a décoloré l'individu jusqu'à le rendre tout à fait terne, amorphe et prêt à l'enrégimentement général, comme une matière chauffée jusqu'à son point de fusion est prête à être coulée dans le moule puis brusquement refroidie en une barre rigide. Pour la concentration des pouvoirs, après en avoir artificiellement morcelé les principaux, divisés comme le territoire en départements, la démocratie l'a laborieusement reconstituée sur un autre plan et avec d'autres noms, en sous-main, hypocritement peut-on dire, vouée qu'elle est à continuellement accomplir l'inverse de ce qu'elle annonce. Il faut convenir que si l'ingérence de l'Etat démocratique ne tendait pas obstinément à devenir universel, la démocratie ne serait pas ce qu'elle est. L'Etat démocratique donc, s'efforçant d'établir désormais le monopole de tout, accapare comme le reste l'exercice des sanctions morales qui normalement appartient au domaine privé.
A ceci vient s'ajouter autre chose qui complète le tableau et explique que la liberté d'opinion tant réclamée par la démocratie aille se perdre dans ses camps de concentration. Le fait est que la démocratie gouverne de telle sorte que nul régime n'est plus facilement ni plus volontiers trahi que le sien. Son anonymat, la nature inversée de son institution si peu humaine et si opposée aux lois de la vie sociale, peuvent connaître le dévouement limité de ceux qui vivent de son désordre ; les illusions qu'inspire le régime démocratique se dissipent trop vite pour que lui dure une véritable fidélité. Dégoutés d'elle quand ils la connaissent et découragés par le sentiment de l'inutilité qu'il y a de lui sacrifier quoi que ce soit, ceux-là seuls meurent pour la démocratie qui ne l'ont jamais éprouvée. Elle provoque ainsi, lorsqu'elle est encore dans les limbes de la réalité, plus de dévouements qu'il ne lui en faut pour s'établir mais, lorsqu'elle sort de cet état transitoire et semi-patricien qu'est sa phase libérale, lorsqu'elle se met à fonctionner véritablement, plus elle se développe, plus elle doit opprimer. Ne pouvant se soutenir contre la nature des êtres et des choses que par l'arbitraire et la contrainte, elle ne dure finalement ce qu'elle doit durer que par les excès de la violence.
Le phénomène social de la résistance et de la libération se situe au moment où la démocratie libérale se transforme décidément en démocratie autoritaire. C'est à ce point de vue qu'il nous intéresse ici. Dans le domaine politique, ce qui procède de la résistance a marqué une aggravation considérable des servitudes égalitaires auxquelles quatre années de régime national-socialiste avait assoupli la société, comme si les contraintes de l'occupation avaient été un exercice nécessaire à l'endurance de ce qui allait suivre. La libération, c'est indéniable, a donné lieu à la plus ample curée administrative dont on ait le souvenir, mais l'évènement en lui-même n'a fait que fournir l'occasion d'éclore à des sentiments qui ne lui sont pas propres ; il s'est borné à favoriser leur exubérance par le climat qu'il créait. Toujours mis à part les communistes qui seuls ont une politique digne de ce nom, les hommes de la libération se sont signalés par une absence totale de cette objectivité dont il semble que les nations se piquent d'autant plus volontiers qu'elles en manquent davantage. Ils se sont distingués par le défaut complet de ce sens du rapport des droits et des devoirs dont le juste équilibre peut seul assurer l'harmonie indispensable des mouvements vitaux dans le corps social. Ils ont enfin témoigné d'une propension véritablement monstrueuse à vivre de la chose publique. Il est ainsi advenu qu'un innombrable personnel de tous ordres a été retiré à l'activité féconde de la nation et retourné contre cette activité pour l'entraver ou l'anéantir sous forme de personnel administratif ; personnel auquel, pour ce faire, l'Etat n'offre à vrai dire que des profits communément médiocres et une stabilité dont l'avenir révèlera la chimère, mais qui corrompt sans retour en ne lui imposant ni responsabilité ni initiative et en exigeant de lui ni travail ni compétence. Mais aussi bien, tous les traits distinctifs de la résistance et de la libération sont-ils commun à l'ensemble de la société actuelle. C'est cet ensemble qu'il faut maintenant observer directement.
Dès lors, trois choses essentielles vont fixer l'attention de l'observateur du monde que nous avons sous les yeux : sa prolétarisation, sa ductilité et le rôle qu'y joue la femme par rapport à l'homme. Examinons d'abord ces trois caractères afin de pouvoir ensuite en comprendre les causes et en déduire les effets.
(1) Voyons-en un exemple, choisi, à dessein, non sous l'Ancien Régime mais après la Révolution. M. Ernest d'Hauterive nous en fournit la matière dans un intéressant récit intitulé "Le Grand Espion".
Schulmeister fut sous l'Empire un espion de grande valeur. Napoléon dut à l'intelligence et aux aptitudes de cet agent de faire à Ulm 60.000 prisonniers dont plus de 30 généraux, en prenant 120 pièces de canon et 90 drapeaux, sans perdre plus de 1.500 hommes, légèrement blessés pour les deux tiers.
Schulmeister fut non seulement commissaire de police à Vienne en 1805 et préfet de police à Kœnigsberg pour le territoire de la vieille Pruse en 1807, mais encore il combattit à l'occasion et "son courage ne le cédait pas à son habileté", dit M. d'Hauterive qui poursuit en ces termes : "A la bataille de Friedland, il fut atteint au front d'une balle, qui lui laissa une cicatrice dont toute sa vie il se montra d'autant plus fier qu'elle témoignait de son rôle de combattant, dont il aimait mieux parler que de l'autre. Néanmoins, Napoléon ne le décora pas. On racontait - peut-être brodait-on - cette conversation de l'Empereur avec lui, pour le remercier de ses services, soit à ce propos, soit en une autre circonstance :
- "Charles, lui aurait-il dit, tu vaux une armée. Que désires-tu ? Je n'ai rien à te refuser.
- "Sire, la croix d'honneur.
- "De l'argent tant que tu voudras ; la croix jamais. Je la réserve à mes braves."
Si l'on brodait, c'était sur un thème courant, confirmé par le fait matériel : Schulmeister gagna une grande fortune mais il ne fut jamais décoré.
 Au reste, M. d'Hauterive observe en commençant : "Il a joui d'une réputation extraordinaire, aussi bien en France qu'en Autriche : Plus tard loin de s'en targer, il préférait laisser dans l'obscurité ce côté de son existence, et, si on évoquait devant lui son passé, il disait avoir été un observateur militaire ou un ancien commissaire général des armées. Sous ces euphémismes se dissimulait sa qualité d'espion de la plus haute volée."
 Franchissons un grand demi siècle et, au lendemain de 1870, sous la plume de Renan, dans une phrase de sa préface à la Réforme Intellectuelle et Morale, le même préjugé se dresse, aussi intransigeant à sa manière, parmi les affirmations d'une naïveté dont les savants et les philosophes de l'époque démocratique détiennent de loin le record :
 "Si les masses sont chez nous moins susceptibles de discipline qu'en Allemagne, écrit Renan dans un flot de divagations romantiques, les classes intermédiaires sont moins capables de vilenie ; disons à l'honneur de la France que, pendant toute la dernière guerre, il a été presque impossible de trouver un Français pour jouer passablement le rôle d'espion ; le mensonge, la basse rouerie nous répugnent trop." La candeur du propos est évidemment déconcertante mais le sentiment qui le dicte est très caractéristique.
 (D'autres précisions à cette adresse : http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Louis_Schulmeister ; note du rédacteur)
(2) Voir "Les armes invisibles" - souvenirs d'un espion allemand au War Office de 1914 à 1919 - par J.-C. Silber. Ce livre est préfacé par le brigadier général R.-F. Edwards, le propre chef du département de la censure à Liverpool, où Silbert s'était fait agréer comme Canadien et exerça au profit de son pays pendant toute la guerre, une activité qu'il révéla par la suite à son ancien chef. Dans le même ordre d'idées, on peut citer le cas du lieutenant de vaisseau de Rintelen qui, pris en mer au retour d'une mission secrète aux Etats-Unis et interné en Angleterre, y demeura après la guerre et y publia ses souvenirs. Quelques années plus tard, on pouvait voir dans le Illustreted London New, la photographie du baron de Rintelen aux côtés de l'amiral Hall qui avait organisé sa capture, au mariage de la fille de ce dernier, dont la sienne était demoiselle d'honneur. Ce sont là les vestiges d'un esprit devenu déjà complètement étranger à notre démocratie, et qui, à cette époque, subsistait encore là où survivaient des mœurs patriciennes ; donc particulièrement dans l'Angleterre d'alors.
(3) Au sens général de patriotisme qui n'attend pas son salaire car, à parler de façon précise, il n'y a pas de sentiment plus intéressé que le patriotisme pour peu que l'on réfléchisse à ce qu'il en coûte, même au plus pauvre, d'en manquer.
(4) Il ne faut pas se méprendre sur le sens communément négatif du mot inutile lorsqu'il s'agit des affaires de l'Etat car, en ce cas, tout ce qui n'est pas strictement utile est forcément nuisible puisqu'onéreux.
(5) Savoir-faire devenu souvent à peu près inutile depuis que la politique, à son tour, s'est industrialisée et divisée en quelques grandes compagnies rivales : les parties, s'offrant d'ailleurs à l'unification, à la nationalisation, comme le reste. A l'instar des grandes entreprises, ces parties ont des hommes de confiance qui exécutent, sans les interpréter, les ordres de l'organisme central ; leur rôle est dicté et leur obéissance passive exclut tout de l'initiative que le public leur prête. Il y a entre eux et le politicien de naguère faisant campagne pour son propre compte, le rapport d'un petit banquier de jadis au fondé de pouvoir d'une grande banque moderne.